« L’innommable » est l’ultime
volet de la trilogie sans nom, après « Molloy » et « Malone
meurt ». Comme ses grands frères, il est obscur, opaque et surtout
décharné. À chaque page ou presque le narrateur (Mahood, Worm, un autre ?)
perd un bout de son corps. Pas sûr qu’en début de livre il était entier, mais
certain qu’à la fin il ne reste plus rien. Sur ce point, ce roman difficile d’accès
peut être placé près de « La peau de chagrin » de BALZAC, mais
seulement sur ce point. Pour le reste, il est résolument original et tortueux et
loin du classicisme.
Des personnages des deux premiers tomes de
la trilogie réapparaissent, furtivement. Molloy et Malone notamment. Mais sont-ce
bien eux ? Comme toujours chez BECKETT, une réflexion apporte une
question, une réponse puis une contre-réponse. Nous ne sommes jamais sûrs de
rien. Le narrateur (qui ?) est immobile, dans une chambre, sur une île.
C’est tout. « Je n’ai besoin de rien
savoir sur moi ». Sa vue baisse. Ah, il est insomniaque. Et seul. Très
seul. Encore que. Car il croise de nombreux personnages dans cette histoire
(notamment ceux de sa toute première trilogie démarrée avec « Watt »,
ici entraperçus), mais n’est-ce pas uniquement en pensée, en souvenir ou en
imagination ? N’a-t-il pas inventé ces formes humaines ?
J’oubliais : il est unijambiste. Et peu à peu devient sourd. Muet. Du
moins c’est ce que l’on croit comprendre. On voit deux moignons à la place des
mains. Choc ultime : son corps rétrécit. « Ayant déjà perdu une jambe, il est vraisemblable en effet que j’aie pu
égarer l’autre. De même pour les bras. Transition facile, en somme. Même que
dire de cette autre vieillesse dont ils m’ont gratifié, si j’ai bonne mémoire,
et de cette autre maturité, auxquelles il ne manquait ni bras ni jambes, mais
seulement la faculté d’en tirer parti ? ».
Dans ce roman on navigue en pleine opacité,
pas de décor, pas de temporalité pour se repérer, quasiment pas d’espace, aucun
repère géographique. Une île, mais cette information non plus n’est pas
vérifiée. Ni vérifiable. Les phrases se font de plus en plus longues, voire
presque interminables. Mais décharnées, ça me paraît définitivement le terme le
plus approprié. BECKETT excelle dans la déconstruction de la littérature.
Écrire un roman sans intrigue, sans dialogues, sans vis-à-vis, sans décor, sans
à-côté, sans rien de palpable, c’est le génie de BECKETT. Des sensations, une
perte progressive de tout aspect humain. Cette perte, inaugurée avec
« Molloy », s’est poursuivie dans « Malone meurt », avant
l’apothéose du néant dans cet « Innommable ». Cet « Innommable »
qui, en plus de la déchéance du corps, peu à peu puis de plus en plus
rapidement, perd parallèlement son humour ‘so british’. Il devient pesant,
poisseux, comme nihiliste.
« À
aucun moment je ne sais de quoi je parle, ni de qui, ni de quand, ni d’où, ni
avec quoi, ni pourquoi, mais j’aurais besoin de cinquante bagnards pour cette
sinistre besogne qu’il me manquerait toujours un cinquante et unième, pour
fermer les menottes, ça je le sais, sans savoir ce que ça veut dire ».
C’est peut-être cette phrase du livre qui reflète le mieux BECKETT et son
univers.
« Faisons
comme si j’étais seul au monde, alors que j’en suis le seul absent ».
Trilogie clinique et mathématique, comme dénuée de fondement, et pourtant elle
explique tellement. Le dernier volet est sorti en 1953 aux éditions de Minuit,
il est régulièrement réédité dans cette maison depuis.
(Warren
Bismuth)
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