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dimanche 29 mars 2020

Vincent RAYNAUD « L’éclipse, situations italiennes »


(Le texte qui suit fut édité le 25 mars
dans la collection Tracts de crise chez Gallimard.
Offert en période de confinement)

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En 1827, Alessandro Manzoni publie la première édition des Fiancés (I Promessi Sposi), qui fonde le genre du roman en Italie — où, jusqu’alors, la poésie, le théâtre et la philosophie dominaient. Un Don Quichotte ou un Tristram Shandy dûment étudié à l’école par tous les Italiens, qui en connaissent l’histoire par cœur. Lombardie, 1628. Lucia doit épouser Renzo, mais Don Rodrigo s’est épris d’elle et la fait enlever. C’est le début de multiples péripéties avant le mariage final, dans une région dévastée par la peste.

Devant les images dramatiques de camions militaires quittant Bergame et emportant en pleine nuit des dizaines de cercueils hors de la ville afin qu’ils soient incinérés, on pense à la Lombardie de Manzoni. Nous sommes en 2020 et c’est une autre épidémie qui sévit, faisant payer un lourd tribut à une grande partie du pays. Que se passe-t-il en Italie ? se demande-t-on face à une situation de catastrophe, à un drame humain sans précédent depuis un siècle et à des chiffres en constante augmentation. Il y a bien des explications (la pyramide des âges, le manque de place en réanimation, voire la pollution, dans ces zones très industrialisées), mais elles paraissent insuffisantes. Le temps de l’analyse viendra. Dans l’immédiat, il faut tenir, contre une épidémie qui échappe à tout contrôle et menace les structures sociales, politiques et économiques. On craint pour le Sud très peuplé, à la population âgée, et dont le système sanitaire ne résistera pas au choc que subissent ces jours-ci la Lombardie, la Vénétie, l’Émilie-Romagne et le Piémont, le Nord prospère. Tenir, mais comment ? Panique à la Bourse. Nous sommes à Rome, pas Piazza Affari à Milan. Mais c’est tout comme, tant la ville est crépusculaire et méconnaissable, dans l’attente du pire. C’est une scène de L’Éclipse, le film de Michelangelo Antonioni qui clôt en 1962 la trilogie dite de « l’impossibilité du couple ». Alain Delon déambule seul dans le décor monumental d’une ville de fin du monde, et sa solitude complète semble bien peu italienne. Ne pas pouvoir se rendre au bar, au stade ou au théâtre est plus difficile à vivre dans un pays où le besoin de sociabilité est si fort. D’où la formidable inventivité dont tous font preuve ces jours-ci afin de recréer du lien social. Point d’existentialisme antonionien : dès le début du confinement, les gens sont sortis sur leur balcon et se sont mis à chanter, à jouer de la musique, à se parler et à rire. Puis le reste de l’Europe les a imités. Les Italiens chantent Fratelli d’Italia, l’hymne de Mameli, alors qu’ils ne se sentent d’abord italiens (et non lombards, toscans, napolitains ou siciliens) que tous les quatre ans, pour suivre la Nazionale en Coupe du monde de football. Ils l’ont écouté sur toutes les radios du pays – une première – le vendredi 20 mars, étrange façon de célébrer les 159 ans de l’Unité. L’ont suivi trois chansons choisies par la population : Azzurro de Celentano, La Canzone del sole de Battisti et Nel blu dipinto di blu de Modugno. Pourquoi pas Mina, pourquoi pas Patty Pravo, pourquoi pas De André ? Qu’importe. Écoutez-les : c’est l’Italie, vivante et joyeuse. On le sait, les Italiens possèdent une remarquable capacité à parler de leur présent et de leur passé récent : romans et films, mafia et années de plomb, règne berlusconien et intrigues vaticanes, ils ont cette audace. Depuis le début de l’épidémie, artistes, intellectuels, romanciers et romancières de premier plan racontent l’Italie du virus à leurs concitoyens. Des interventions vidéo d’Alessandro Baricco, de Paolo Fresu et de Jovanotti ; des articles de Paolo Di Paolo et Stefano Massini ; un essai de Paolo Giordano à paraître dans les prochains jours ; des contributions de Marco Missiroli, de Melania Mazzucco ; souvent ils habitent dans les régions les plus touchées ou en sont originaires, et ils racontent ce qu’ils observent autour d’eux. Ils écrivent ou s’expriment alors que les salles de concert, les théâtres et les librairies sont fermés, que les imprimeries sont à l’arrêt et que le monde du livre – pas à la fête en temps normal – souffre encore plus qu’à l’ordinaire. L’Italie se relèvera, l’hymne de Mameli le dit bien : L’Italia s’è desta. Indépendamment et parfois malgré ceux qui la gouvernent, elle a une capacité de rebond, une énergie et une fantaisie qui l’aideront à se remettre en mouvement après la crise, et il y aura beaucoup à apprendre de cette « République fondée sur le travail » (c’est dans sa Constitution). Entre-temps, que peut-on faire pour l’Italie ? Écouter ses artistes, lui dire notre solidarité et donner rendez-vous à la Squadra azzurra en finale de l’Euro 2020.

En 2021.

VINCENT RAYNAUD

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