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dimanche 15 mars 2020

Eugène SAVITZKAYA « Au pays des poules aux œufs d’or »


Un conte philosophique, mais bien plus que cela. Une réécriture partielle de la genèse. Et puis fatalement ça déborde jusqu’aux totalitarismes du XXe siècle, c’est très érudit et l’écriture vous en bouche un coin. Bon, assez d’opacité, je vais tenter de débroussailler un peu tout ça.

Conte oui, et même espèce de fable pour adultes. Les deux personnages centraux sont un héron et une renarde. Ils s’aiment, quelle idée saugrenue. Seulement, ils apparaissent parfois assez proches des traits humains (pourquoi ai-je pensé à « La ferme des animaux » d’ORWELL ?). Le monde se crée, et juste après ils sont là, tous les deux. Du côté de la Russie. Mais ceci n’est pas d’une importance capitale. Ce qui l’est plus, c’est qu’ensemble ils vont traverser les siècles, en pleine nature. Car ici, le héros du bouquin c’est elle, dame nature : les arbres, rivières, océans, animaux, végétaux, minéraux, divinement dépeints, magnifiés de manière onirique ou allégorique. « Tous les peuples sortirent de la mer. La forêt sortit de la mer en foule compacte. La mer était fertile, pleine de savoureux et bénéfiques métaux, enceinte de cristaux. La mer recouvrait la rotondité de la terre qui était une boule irrégulière et molle gonflée de feu et de boue brûlante. La mer remplissait les trous, les plaies de l’écume figée du grand lait bouilli ».

La majeure partie du temps, l’action pourrait être intemporelle, mais de petits indices disséminés çà et là donnent des repères, parfois d’importance. Tout commence donc par la Création, quand il n’y a rien sur terre. Puis les océans se déversent, bien plus tard les forêts jaillissent des eaux, de nombreux végétaux puis des animaux font leur apparition. La suite on la connaît. Mais pas tant que ça en fin de compte. Quant à ces poules aux œufs d’or, elles ne pondent plus, l’humanité court à sa perte, une nouvelle extinction semble proche.

Parfum de fin du monde après les superbes pages sur l’insouciance de la nature dans lesquelles tout ce qui est non humain est roi. Car si l’humain ne prend pas une grande place dans ce livre, il prend cependant celle du mort, enfin plutôt celle du pollueur, du meurtrier qui finit par s’autodétruire. « En travers des seins coupés de la madone ta mère, on a posé cette pancarte : viande de sotte, pas chère, bonne à foutre, entrez par le nombril, le cul est encombré ». Images violentes, le désastre point le bout de son nez. « Un certain nombre de petits soldats de l’Ordre Teutonique, déserteurs radiés de la grande fratrie meurtrière, s’étaient infiltrés dans les populations païennes qui regardaient avec amusement et inquiétude les agissements de ces chevaliers fanatiques. Ils servaient de guides dans les chasses car ils étaient grands veneurs. Ils savaient chasser l’homme. La plupart s’étaient alliés avec les Baltes des bords de cette mer si trouble, ces baltes dont les chevaliers enviaient l’énergie sexuelle suscitée par des nymphes drapées de peu mais avec élégance, guerrières comme eux au sein des profondes forêts peuplées d’arbres immenses et vénérés ».

Cette fable n’est pas facile d’accès, l’écriture très sophistiquée, complexe et diablement poétique peut décontenancer. Sa plume flirte avec la perfection, allégorise à tout va, ces animaux sont-ils des humains ? Ce conte n’est sans doute pas pour les enfants, quoique certaines pages sorties de leur contexte pourraient les attirer, mais il n’est pas non plus pour celles et ceux qui souhaiteraient une petite lecture légère de bord de plage. J’avais numéroté mes abattis avant d’entrer dans cette fable, je ne suis pas sûr de tous les avoir retrouver en fin de parcours. Livre sorti chez Minuit tout récemment, il vous faudra le lire lentement pour bien tout avaler (je ne parle même pas d’analyser). Il est à la fois fascinant et frustrant pour un lectorat qui, comme moi, manquerait d’armes pour parfois décoder ce style si particulier qui pourtant enchante.


(Warren Bismuth)

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