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dimanche 1 octobre 2023

Joseph ANDRAS « Nûdem Durak – Sur la terre du Kurdistan »

 


Soucieux de respecter les choix des maisons d’édition, c’est avec ce titre que je présente ma chronique du jour. Pourtant il eût été peut-être plus juste de formuler ainsi le libellé d’introduction « Joseph ANDRAS & Nûdem DURAK ‘Sur la terre du Kurdistan’ » puisque ce livre a bien été écrit à quatre mains. Mais venons-en à son contenu.

En 2015 Nûdem DURAK, chanteuse kurde, est arrêtée puis emprisonnée par les autorités turques. Motif : militantisme au sein du PKK, organisation révolutionnaire kurde hostile à la politique menée en Turquie. Nûdem DURAK encourt une peine de prison de 19 ans, sa libération ne devrait être effective qu’en 2034.

Nûdem DURAK n’est pourtant inféodée à aucun parti, aucun organe politique, mais sa voix dérangeait le pouvoir, ses prises de position dans ses textes. Elle avait été emprisonnée deux fois par le passé, la troisième est la plus brutale. Née officiellement en 1988, elle assure ne l’être réellement qu’en 1993 (les raisons sont évoquées dans le livre). Vivre pour une femme dans un Moyen-Orient où il est « impossible d’être apolitique », où les conditions des femmes sont revenues à un état quasi féodal, et où tout acte contre le pouvoir est condamné, est un combat de tous les jours.

Dans un pays où certains livres, certaines langues sont interdits, l’avenir, loin d’être radieux, est même plutôt bouché et plus qu’incertain. Alors des femmes, des hommes se lèvent pour exprimer leur mécontentement, Nûrem est de ceux-ci. Joseph ANDRAS, déjà connu pour ses portraits saisissants et militants de Fernand IVETON dans « De nos frères blessées » (livre pour lequel il refusera le Prix Goncourt du premier roman), Kahnyapa DIANOU dans « Kanaky », HÔ CHI MINH dans « Au loin le ciel du sud » ou encore celui de Camille DESMOULINS dans « Pour vous combattre », dresse ici le portrait d’une autre figure de la lutte, celle de Nûdem DURAK. Comme en écho, la chanteuse, dans un texte en italique, vient dérouler son autobiographie ainsi que la situation au Kurdistan sur les dernières années, la pression émise par la Turquie et les relations délétères entre les deux peuples.

Si à ce jour Joseph ANDRA n’a travaillé pour ses livres que sur des personnages morts, il réalise que cette fois-ci, non seulement sa mission sera de donner force à une personne vivante, mais qu’en plus il correspond avec elle, depuis 2019, et alors que le régime turque de Recep Tayyip ERDOĞAN avec ses alliés de l’Iran et de la Syrie notamment se durcit de jour en jour envers le peuple kurde. ANDRAS ne se contente pas d’écrire, il agit. En homme de combat, il se rend sur place à plusieurs reprises, notamment du côté de la région indépendante du Rojava où les kurdes luttent sans merci pour conserver leurs territoires sans emprise. ANDRAS raconte : il est allé au Chiapas, il a écouté, appris. Là-bas la communauté est de tout cœur avec les kurdes. Il prend position, il prévient quant aux possibles procès d’intention « Il m’importe peu, au fond, que Nûdem fût membre ou non du PKK. Mais on se doit à la vérité des faits et aux règles les plus sommaires du droit ». « Amis » conspirationnistes, prenez-en de la graine…

Ceylan est la sœur de Nûdem, elle a été arrêtée elle aussi, presque en même temps. Nûdem tente de garder espoir, malgré la lassitude, l’incompréhension. Mais elle est toujours emplie de cette rage qu’elle fait partager par ses écrits, splendides, même si elle n’a quasiment pas été à l’école (où il était interdit de parler kurde). C’est ce que l’on appellerait aujourd’hui une « self-made woman ». Elle n’a pas l’impudeur de laisser le projecteur sur elle. Non, elle écrit sur ses frères et sœurs kurdes de lutte, sur sa jeunesse à elle, mais dans un contexte politique fort particulier où les médias d’opposition sont interdits.

De son côté ANDRAS rencontre et interroge quelques personnalités de la culture, elles aussi en lutte, notamment Asli ERDOĞAN (aucune affiliation familiale avec le président turque). Il couche sur le papier ce qu’il voit, ce qu’il lit, ce qu’il entend, en un véritable réquisitoire pour le peuple kurde, un texte présenté un peu comme des attendus de tribunaux, agrémenté de relais de nombreux témoignages d’autochtones ou d’exilés, qu’il retranscrit. Avec, et c’est l’une de ses marques de fabriques, des phrases percutantes en forme d’aphorismes : « Condamner le sang sans condamner l’ordre, c’est regarder le monde par l’œil du roi ».

ANDRAS a travaillé quatre années sur ce livre, de 2019 à 2023, et a parallèlement reçu un cadeau inestimable : le manuscrit inédit « Les notes de la liberté », écrit en turc par Nûdem DURAK. C’est ce manuscrit qui est ici intercalé tout au long du travail de ANDRAS, en résultent deux textes qui se complètent, s’identifient, ne pensant jamais l’un loin de l’autre. L’ouvrage se termine par des messages de solidarité de figures de la culture mondiale, messages postés sur le site Free Nûdem Durak. Le livre est paru en 2023 aux éditions ici bas, il est nécessaire, documenté, combatif, éblouissant de lucidité.

« J’ai vu que vous résumiez ce qui se passe en Iran à la question du voile. On vous parle de totalitarisme et vous parlez d’un vêtement. Dire que je croyais que vous étiez des gens éclairés, les européens ! ».

https://editionsicibas.fr/

(Warren Bismuth)

vendredi 28 juillet 2023

Sultan ULUTAŞ ALOPÉ « La langue de mon père »

 


Comédienne née à Istanbul en 1988 de père kurde et de mère turque, Sultan ULUTAŞ ALOPÉ évoque dans ce court texte de 2022 ses racines à la fois kurdes et turques tout en racontant son présent en France où elle habite depuis 4 ans. En France, elle désire apprendre enfin la langue de son père, le kurde, qui ne fut jamais parlé en famille, étant illégal en Turquie. Sultan suit des cours à Paris, quatre heures par semaine, peut-être pour créer une passerelle entre ses racines et son quotidien, pour mieux s’imprégner du passé et comprendre le présent, son présent.

Mais c’est la silhouette du père, à la fois absente et écrasante, qui s’invite dans ce récit poignant. Un père en forme de courant d’air. Elle se souvient : enfance marquée par une figure paternelle disparaissant, parfois de nombreux mois voire des années, puis surgissant à nouveau, reprenant une conversation stoppée longtemps auparavant, comme si rien ne s’était passé. L’autrice a choisi le mode du « Tu » pour s’adresser à son père. Si elle a opté pour le français dans cet exercice, c’est pour garder ses distances avec sa famille qui ne comprend pas cette langue, pour parvenir à s’exprimer en toute liberté, sans autocensure.

Apprendre la langue paternelle : « Je ne sais pas pourquoi mais je ressens que c’est le moment de le faire. Je me sens obligée. Pour parler avec mon père ? Pour le retrouver ? Pour pouvoir le comprendre mieux ? Pour savoir qui je suis ? Pour adopter quelques petits mots de cette langue ? Pour les gens qui ont dû oublier leur langue maternelle ? Pour assumer que j’ai été – pas par la haine mais la honte – une petite raciste ? ». Peut-être aussi pour envisager un avenir moins cloisonné, ou pour exorciser ce passé lourd de conséquences.

Texte en partie écrit au présent, il fouille les souvenirs douloureux, les longues et nombreuses absences du père devenues tragiquement banales, sans explications. La scolarité en Turquie avec les intimidations, les violences envers les kurdes. Et ce père, toujours, dont elle se demande parfois s’il est encore vivant. Il l’est. Elle lui a parlé au téléphone récemment. Il habite au Kazakhstan. Il parle russe désormais. Il l’aime, mais pas comme il aurait dû, lui ce joueur invétéré, qui s’est ruiné au jeu, qui a bu tant et plus, qui a faire preuve de violence verbale, physique.

Résurgence des souvenirs scolaires : « En tant qu’enfants kurdes qui grandissent dans une région nationaliste turque, nous comprenons vite qu’il faut se camoufler comme des caméléons. Ma petite sœur, par exemple, le comprend en perdant sa meilleure amie parce que ses parents ont appris que notre père est kurde. Moi, je n’ai pas envie de rester toute seule pendant toute ma vie. Donc je me tais ». On voit que le père est omniprésent, comme une obsession dont on ne peut se détacher. Il repart, peut-être définitivement. Alors la mère, jusque là effacée, prend la parole, désigne sa fille Sultan : « Tu es l’homme de la maison, maintenant. C’est toi qui vas nous protéger ». Sultan a alors 18 ans.

Récit de vie tragique en même temps qu’empli d’espoir, « La langue de mon père » est un témoignage bouleversant d’une jeune fille qui, malgré le ressac, n’a jamais désespéré, et s’apprête à remonter le fil du temps pour étudier cette langue jadis prohibée. Sultan ULUTAŞ ALOPÉ prévient en introduction du texte : « Ce texte est le monologue d’une personne ayant appris le français récemment. C’est un français qui n’est pas tout à fait français, un français ‘étranger’, une langue à l’image du personnage, étrangère elle aussi. Cette langue se découvre et s’apprécie par ses imperfections ». Pourtant, ces imperfections sont rares dans ce monologue empreint d’une grande poésie. Le texte fut joué pour la première fois sur scène en 2022 à Lyon. Depuis, il fait son petit bonhomme de chemin. Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant grâce au Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient, avec le soutien de Sens Interdits, il est bouleversant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 19 février 2023

Marie COSNAY « Des îles : Lesbos 2020 – Canaries 2021 »

 


Premier volet d’un triptyque en cours sur le quotidien et les luttes de migrants pour obtenir le droit de vivre en exil, il est le fruit d’un long et harassant travail de terrain mené par Marie COSNAY, résolument engagée dans l’aide au migrants et leur défense.

Marie COSNAY ne se contente pas de guider les réfugiés dans leurs lourdes démarches administratives, elle se rend aussi sur place, discute avec eux, observe leurs conditions de vie, les réactions des populations comme des autorités. Elle dresse des portraits de celles et ceux qu’elle a plus particulièrement suivis, décrivant une administration pour le moins kafkaïenne, selon les pays, les frontières, mais aussi à partir d’une certaine année 2020, où un virus malveillant est passé par là.

L’engagement est total, Marie COSNAY donnant de sa personne pour une lutte qui ne peut que susciter une profonde admiration. Elle décrit en détail ce qu’elle voit, entend, retranscrit des dialogues, des témoignages précieux, rappelant toutefois l’inventivité et « l’ingéniosité » des mesures draconiennes prisent par certains pays pour combattre les arrivées de migrants : « … la Grèce va construire une clôture flottante de deux kilomètres sept pour empêcher les bateaux d’atteindre les îles de la mer Égée grecque. La clôture fera cent dix centimètres de hauteur, soixante centimètres sous l’eau et cinquante centimètres sur l’eau. Équipée de feux clignotants, elle sera destinée à être déployée à l’extérieur de Lesbos, et plus tard à l’extérieur de Chios et de Samos. Prix estimé : cinq cent mille euros ».

L’autrice dépeint les difficultés, les obstacles, la répression, la complexité pour obtenir des papiers officiels, revient sur le rôle des passeurs, souvent peu scrupuleux des lois et de la sécurité des passagers, n’oublie pas de témoigner sur les rixes dans les ports ou les camps. Car ces réfugiés s’entassent en transit, dans des camps nauséabonds jonchés d’immondices, c’est le prix à payer pour se sentir en sécurité loin de ses terres fuies pour cause de guerre, de situation économique déplorable, de corruption du pouvoir en place, etc.

Dans ce premier volume, direction la mer Égée et l’île de Lesbos entre Turquie et Grèce, focus sur les îles Canaries, escale entre Afrique et Europe, le détroit de Gilbraltar ou encore Lampedusa. Et toujours les mêmes images : souffrance, errance, répression. Et attente. Attente d’un titre de séjour, d’un bateau sur lequel embarquer, mais aussi attente de nouvelles d’un membre de la famille, a-t-il coulé en mer ? Car ce sont des naufrages sans fin, dans les mers et les océans, sur des embarcations de fortune, pour une Terre Promise que certains ne verront jamais. Tragédie quotidienne. Et cette attente pour ceux qui ont la chance de voir leur voyage aboutir, patienter pour obtenir l’autorisation d’accoster. Un parcours impressionnant du combattant.

Il y a ces scènes de rue, brèves mais éloquentes, « Avant l’enregistrement, c’est un délit d’aider ». Ne pas s’effondrer devant des familles séparées, ces drames incessants, les prix des passeurs qui flambent selon les points géographiques ou la situation sanitaire, ne pas s’effondrer devant les longues attentes de visas, les conditions de vie en camps, les chemins pris et ressemblant parfois à des couloirs de la mort.

Et Marie COSNAY ne s’effondre pas car il y a les associations de bénévoles, l’aide humanitaire, la solidarité malgré les risques, les pressions, les attentes (encore et toujours). Elle ne s’effondre pas car des migrants actifs sur les réseaux sociaux partagent des vidéos, des textes malgré la censure, des images de camps de transit à l’air libre, tout ce qui est caché ailleurs car inconcevable. Elle ne s’effondre pas malgré les échecs, des exilés renvoyés chez eux, OQTF : Obligation de Quitter le Territoire Français. Ou d’autres territoires d’ailleurs.

« Les démarches n’aboutissent pas. Jour après jour, auprès des différents sièges de la Croix-Rouge, journalistes, ONG, ma question est simple : y a-t-il eu un naufrage les 21 ou 22 septembre dans la mer d’Alborán ? Je ne savais pas, alors, qu’à cette question personne ne pouvait répondre par oui ou non ».

Des témoignages précieux, ici restitués au plus près, malgré la pandémie, les risques, les intimidations. Dans cet ouvrage, Marie COSNAY prouve que la solidarité n’est pas une fiction. Chapeau bas madame. Ce livre dur mais nécessaire est paru en 2021 aux éditions de l’Ogre. Le deuxième volume vient d’ailleurs de paraître à son tour chez le même éditeur.

https://editionsdelogre.fr/

 (Warren Bismuth)

mardi 30 juin 2020

Ferhan ŞENSOY « 2019 – Comédie de fiction sans science »


« 2019 » est une pièce de théâtre turque à sketchs grinçants et explosifs. Écrite en 2009, elle anticipe à sa façon 2019 (c’est-à-dire à peu près aujourd’hui) avec une remarquable justesse, alors que la Turquie imaginée par l’auteur est toute entière régie par l’islamisme.

En une grosse vingtaine de scènes brèves et souvent hilarantes, l’auteur nous plonge au cœur d’une Turquie du futur peut-être pas si éloignée de celle de 2009, mais en tout cas radicalisée. C’est toute la société turque qui est ici passée au vitriol : télévision par le biais des journaux télévisées verrouillés ou des publicités très ciblées, pouvoir politique et religieux, quotidien rythmé par la prière, athéisme combattu violemment. Nous allons suivre deux hommes dissidents, Kemal et Mustafa, sympathisants du mouvement Atatürk (nom choisi en référence au père fondateur de la Turquie moderne dans les années 1920), terrés dans un abri qu’ils vont finir par quitter au péril de leur vie.

Les scènes se déroulant au cœur de l’administration turque islamisée sont particulièrement croustillantes, l’auteur parvenant à la perfection à rendre burlesques des situations inextricables et absurdement figées. À ce propos, la teneur de certains dialogues fait irrésistiblement penser à BECKETT et même KAFKA :

« - Je ne peux pas vous délivrer une attestation de domicile.

-         Pourquoi donc ?

-         Vous n’êtes pas domiciliée 14, rue Hadji Cemalettin, appartement numéro 5. Ce sont Ferit et Nurten Güngormuş qui habitent là.

-         Ce sont mes parents, j’habite avec eux…

-         Mais votre nom ne figure pas sur l’ordinateur…

-         Comment est-ce possible ? J’habite là depuis l’âge de 7 ans…

-         Oui, le nom de famille correspond mais vous ne figurez pas sur l’ordinateur… Lors de la dernière coupure générale d’électricité, l’ordinateur s’est bloqué… Il y a eu un sacré bazar et certains noms se sont effacés… Allah l’a sans doute voulu ainsi !

-         J’imagine que c’est plutôt à cause de la coupure d’électricité ! Enfin, peu importe, vous n’avez qu’à rajouter mon nom.

-         Je ne peux pas. Pour le faire, il faudrait que vous m’apportiez un document prouvant que vous habitez là.

-         Et où puis-je l’obtenir ?

-         Auprès de la mairie d’arrondissement.

-         C’est ici. C’est donc bien à vous de me donner ce document. C’est justement l’attestation de domicile.

-         Oui, mais je ne peux pas vous le donner. L’ordinateur vous a effacée. C’est la volonté d’Allah ! »

Et pour l’auteur se mettre dans la position qui pourrait être la sienne dans dix ans, avec ce sketch surréaliste des dialogues d’une pièce de théâtre que les créateurs se forcent de rendre tolérables par toute la population, donc forcément lissés et rendus « religieusement correcte ». Puis ces habitants fortunés qui envisagent de quitter le pays sur fond de pouvoir politique menacé par le PKK et autres mouvements kémalistes (réformistes et laïcs).

La fin de la pièce se déroule en deux étapes. Tout d’abord l’issue du procès de Kemal et Mustafa après une folle course poursuite, issue là encore toute kafkaïenne, rappelant par ailleurs les procès staliniens joués à l’avance. Puis une avant-dernière scène d’anticipation mondialisée, imaginée pour 2029.

Pièce particulièrement jubilatoire, dans laquelle nous prenons mieux conscience des enjeux d’une société turque cadenassée, en même temps que nous rions de bon cœur devant le génie de Ferhan ŞENSOY qui parvient à rendre franchement hilarantes des scènes troubles voire dramatiques. Ferhan ŞENSOY est né en 1951 et représente aujourd’hui une sorte d’institution dans la culture turque. Il a beaucoup écrit, travaillé en France, a passé en revue la société turque d’une manière politique et contestataire, ce qui lui a parfois valu des censures. Cette pièce, ici traduite brillamment par Noémi CINGÖZ, est exceptionnelle par sa vivacité, son aspect profondément politique et positionné, mais aussi par cet humour décapant. Très gros coup de cœur ! Sortie tout récemment aux incontournables éditions L’Espace d’un Instant que je m’empresse une nouvelle fois de remercier chaleureusement.

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

mardi 23 juin 2020

Genco ERKAL « Sivas 93 »


Une violente et méconnue page de l’Histoire turque racontée ici. Sivas, ville turque, doit accueillir un festival de musique, danse et poésie en ce 1er juillet 1993. De prime abord, pas de quoi fouetter un chat puisque ce festival, comme chaque année, est en hommage à un poète du XVIe siècle, Pir Sultan ABDAL. Seulement voilà : ce poète assassiné est une légende de l’alévisme, croyance religieuse tolérante et minoritaire en Turquie, où les femmes et les hommes sont côte à côte, où l’alcool est permis, entre autres. L’alévisme est parfois proche des milieux d’extrême gauche. Il s’oppose à l’islam sunnite, puissant et majoritaire.

Jusqu’alors, le festival se déroulait à Banaz, la ville natale du poète. Mais en 1993, les organisateurs avaient décidé de l’organiser à Sivas, ville proche mais plus grande, plus vivante. Sont invités des chanteurs, des poètes, des écrivains, des dessinateurs, etc. Est aussi présent le poète athée Aziz NESSIN, et ceci, les sunnites ne le digèrent pas (NESSIN a notamment traduit « Les versets sataniques » de Salman RUSHDIE). Le festival commence donc ce 1er juillet 1993 sous une tension palpable. Mais c’est le lendemain 2 juillet que tout se précipite : des journaux ont titré ce matin-là à propos de certains stands présents au festival « Ils ont vendu des escargots dans un quartier musulman », ce qui équivaut à un gros blasphème. Dans la nuit, des tracts haineux contre ce rassemblement culturel avaient déjà circulé.

En début d’après-midi du 2 juillet, une foule devenant compacte avance vers les festivaliers. Rapidement, des barricades se dressent : jets de pierre, affrontements, banderoles brûlées. 3000 manifestants sont désormais réunis, armés de pioches, de haches. Ils détruisent la statue du monument des Poètes puis se dirigent vers l’hôtel Madımak dans lequel se trouve Aziz NESSIN. « La sculpture monumentale arrive. On lui fait faire deux tours sur la place, on annonce que le monument est démonté. Ceux qui voient la sculpture massive perdent la raison et deviennent incontrôlables. Il la descendent du camion et la traînent devant l’hôtel. Ils commencent par lui donner des coups de pied, puis la « lapident » et lui décortiquent les yeux avec des tournevis. Certains même la mordent et lui donnent des coups de tête. Après l’avoir mise en morceaux à coups de pelle, il apportent de l’essence et y mettent le feu ».

La suite du festival est annulée. Mais la foule est déchaînée et hystérique, après la sculpture du monument des Poètes, c’est l’hôtel Madımak qui est violemment attaqué à coup de pierres. Quand soudain le feu se déclare à l’intérieur même de l’hôtel Madımak.

De cette terrible bataille, 37 cadavres seront retirés, dont certains des artistes invités au festival. La haine religieuse a encore frappé en Turquie. Ce livre est une sorte d’instantané des événements de cette tragédie. L’auteur, Genco ERKAL, écrivain engagé, a minutieusement recueilli tout ce qu’il pouvait afin d’écrire cette pièce de théâtre. Il explique en préambule « Il est important de noter que le texte est entièrement un montage à partir de documents officiels, comme des témoignages, des enregistrements vidéos et/ou sonores, des décisions de tribunaux… La narration n’a pas toujours de suite logique comme dans une fiction ». Ce texte d’une grande puissance peut se lire comme une suite de phrases prononcées par des nombreuses personnes, des témoins par exemple, mais aussi, et pourquoi pas, comme un long monologue déchiré et historique.

Texte hautement politique sur ce sanglant fait divers, il ne s’arrête pas à ce dernier, mais étudie en quelques paragraphes le procès, les verdicts. Cette pièce de théâtre est très forte, elle se lit comme un documentaire en direct, une mise à jour minute après minute, dans le feu de l’action. Elle est assez prodigieuse et absolument impossible à lâcher. C’est peut-être même l’une des plus grandes réussites des éditions L’Espace d’un Instant qui en compte pourtant déjà une belle poignée à leur actif. Traduite par Selin ALTΙPARMAK, elle est violente mais vraie, âpre mais sensible, elle est cette photo parlante que l’on prend en pleine gueule. Les événements de Sivas, Turquie, 1993, viennent de pénétrer à l’intérieur de ma boîte crânienne, ils y resteront un bon moment. Grand merci à L’Espace d’un Instant !

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)