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mercredi 6 novembre 2024

Mahmoud DARWICH « Palestine mon pays »

 


Mars 1988 en Israël, peu après le début de la première intifada palestinienne c’est, une fois n’est pas coutume, un poème qui fait les titres des journaux. « Passants parmi les paroles passagères » est signé Mahmoud Darwich (1941-2008), célèbre poète palestinien également membre du comité exécutif de l’O.L.P. (organisation pour la Libération de la Palestine) et proche de Yasser Arafat. Ce poème, traduit de l’arabe vers l’hébreu, est présenté comme un texte terroriste, antijuif. Il faut dire que la traduction n’est pas gratuite, elle est tournée de telle façon que les mots, les phrases, les idées mêmes sont corrompus. Il est fait dire aux vers de Darwich que le peuple palestinien souhaite que tous les habitants d’Israël se noient dans la mer (en fait il y est écrit : « Alors, sortez de notre terre / de notre terre ferme, de notre mer »). La traduction du poème par des journalistes israéliens le rend tout à coup quasi génocidaire pour le peuple israélien, ce que bien sûr il n’est pas.

Le sort de Darwich semble désormais scellé : attaqué de toute part, y compris par l’Etat d’Israël, il n’est plus libre de sa plume, étant dans le viseur de l’occupant, d’autant qu’il a déjà connu de fortes préoccupations et pressions politiques depuis les années 60 pour ses prises de position, ayant dû pratiquer l’exil. Quelques semaines après la parution du poème, bien qu’au Parlement israélien, le premier ministre Ytzhak Shamir lui-même l’évoque en termes crus tout en refusant de le lire, arguant qu’il ne souhaite pas le voir ultérieurement consigné dans les archives de la Knesset.

Les traductions en hébreu font dire au poème ce qu’il ne dit pas. Mieux : elles lui font dire à peu près le contraire. Ce poème est un texte de résistance contre l’occupation israélienne, l’auteur demande à l’occupant de partir, de quitter le territoire palestinien, les journalistes et l’autorité israélienne y voient un appel au meurtre, au massacre, alors que, par exemple, Mahmoud Darwich a toujours su faire la promotion de la littérature israélienne engagée.

« Passants parmi les paroles passagères » devient rapidement une affaire d’Etat. Dans ce petit livre paru dès « l’affaire » (il est d’ailleurs sous-titré « L’affaire du poème ») dans la sublime collection Documents des éditions de Minuit, la parole est donnée brièvement à son directeur d’alors, Jérôme Lindon, puis immédiatement à la cinéaste Simone Bitton qui relate précisément les événements qui ont conduit à une pareille absurdité dans un texte fort intitulé « Le poème et la matraque », où elle revient sur l’exercice de traduction du poème en hébreu qui a tout déclenché, pas vraiment innocemment. Puis sont publiées tout d’abord l’intégralité du poème condamné (où l’on voit bien que le texte n’est pas une attaque gratuite ni une déclaration de guerre, mais bien une volonté d’indépendance), ainsi qu’une lettre écrite à un ami à cette époque par son auteur, Mahmoud Darwich, dans laquelle il explique ce qu’il a bel et bien écrit, tout comme dans le texte « L’hystérie du poème » qui lui fait immédiatement suite. « Un poème de la colère » est signé Matitiahu Peled, officier de l’armée israélienne, qui donne son point de vue sur le poème, qu’il défend (alors qu’il est israélien). Un autre israélien, journaliste humaniste, Ouri Avnéri, prend position pour le poème, dénonce les pressions dans « L’arrogance de la gauche israélienne ».

Tous ces textes ont été écrits juste après la publication du poème en hébreu, pour le justifier dans sa langue originelle, l’arabe, surtout pour démontrer la manipulation invraisemblable de l’Etat d’Israël qui l’a brandi comme une arme de destruction massive, juste (je le répète) après la première intifada. Au-delà de sa documentation historique de premier plan, ce petit livre sert un discours plus universel, celui de la liberté d’écrire et de publier, contre l’arbitraire d’un régime politique qui ne devrait pas faire de l’ingérence dans la culture. Mais c’est aussi une alerte : contre la dérive journalistique doublée de l’erreur volontaire de traduction. Comme pour bien nous rappeler qu’une traduction est peut-être aussi importante que le texte qu’elle traduit, qu’elle doit être rigoureuse, que sinon elle dénature la portée du texte voire pire, car ici nous avons l’exemple parfait d’une manipulation de masse où une traduction donne un aspect guerrier qu’il n’a pas à un poème pacifiste et résistant. La traduction ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi, elle possède une responsabilité majeure dans le sens du texte original.

Dans la lettre publiée dans ce recueil, Mahmoud Darwich écrit : « Cette campagne est-elle dirigée réellement contre ce poème ? Je ne le pense pas. Elle fait plutôt partie de la propagande officielle qui vise à contrecarrer la prise de conscience pacifiste d’un grand nombre d’intellectuels israéliens et juifs appelant à la reconnaissance d’un Etat palestinien à côté de l’Etat israélien dès le retrait des territoires occupés ».

Après l’attaque du Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre 2023, une pluie de bombes et de massacres s’en est immédiatement suivie, l’occupation israélienne d’une extrême violence a trouvé le prétexte idéal à une riposte plongeant les terres palestiniennes en état de guerre. Les éditions de Minuit ont à leur tour riposté, à leur manière, en rééditant en novembre 2023 ce livre de 1988, comme pour montrer que l’affaire du poème est encore en train de s’écrire. Et comme pour soutenir une fois de plus la cause palestinienne, l’éditeur reprend son bâton de pèlerin en répliquant par ses publications, de manière pertinente et intelligente, prouvant que les éditions de Minuit, contrairement à ce que l’on pouvait croire après leur rachat par Gallimard le 1er janvier 2022, n’ont rien perdu de leur mordant, ne se sont pas dépolitisées. Ce « Palestine mon pays » le démontre de manière magistrale.

« La propagande israélienne a-t-elle besoin d’un poème comme « Passants parmi des paroles étrangères » pour tester ses facultés exceptionnelles à la falsification des faits et au déni de l’autre ? Pourquoi voit-elle dans la mer, qui est le lieu de notre exode, un cimetière de juifs ? Qui a jeté l’autre dehors ? Qui de nous a spolié l’autre ? » (Mahmoud Darwich, 22 mars 1988).

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

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