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dimanche 8 juin 2025

Nikos KAVVADIAS « Li suivi de De la guerre & À mon cheval »

 


Celui-ci, j’espérais bien tomber dessus un jour ou l’autre, depuis que les splendides éditions Signes et Balises m’ont permis de découvrir et d’admirer le travail de cet écrivain-marin grec, par trois livres succulents : « Nous avons la mer, le vin et les couleurs (correspondance 1934-1974) », « Journal d’un timonier et autres récits » et surtout le prodigieux « Carnets noirs – Œuvre poétique complète ». Kavvadias n’a commis qu’un roman durant sa carrière d’écrivain, mais quel roman ! « Le quart » est un livre rugueux qui marque sur le long terme. Ces quatre ouvrages furent chroniqués sur le blog.

Dans le présent livre, trois nouvelles sont au programme. Brèves. Mais sont-ce vraiment des nouvelles ? Dans la première par exemple, « Li », il est plus que concevable d’y apercevoir un récit de vie, un épisode vécu. Ce bateau avec à son bord un marin d’une quarantaine d’années, faisant escale en Chine. N’est-ce pas l’auteur ce marin qui rencontre une jeune fille chinoise de 10 ans qui n’a jamais vécu à terre, qui porte un jeune enfant, son frère ? C’est elle, du haut de sa jeunesse et de sa fougue, qui va faire découvrir la ville à ce marin entre deux âges. Elle va même lui présenter son père, dans un texte de 1968 en forme de conte qui sait se faire onirique, dans lequel une petite fille guide un homme vers la découverte.

« De la guerre » raconte une tranche de vie, celle d’un homme convoyant une mule quelque part en Albanie pendant la guerre. Il s’approche d’une maison dans laquelle vit un vieil homme, un dialogue s’amorce à propos d’une photo tendue par le patriarche, alors que l’un de ses fils, blessé, agonise dans une pièce contiguë. Le texte est daté de 1969.

« À mon cheval », texte de quelques pages seulement, déstabilisant, pas vraiment une nouvelle, puisqu’une lettre que l’auteur écrit à son cheval mort. Et là, chaque mot, chaque syllabe pèse. Ecrit en 1941, il permet, comme les deux récits précédents, de mettre l’accent la générosité, l’empathie où la simplicité et la compassion règnent. Nikos Kavvadias a vécu une bonne partie de sa vie en mer, mais il pose sa plume sur terre pour conter ces trois histoires colorées. Dans des épisodes isolés d’une vie, des images entre parenthèses, Kavvadias crée un climat unique, intimiste autant qu’universel, pouvant toutefois se faire écho avec l’œuvre de Panaït Istrati (de père grec également). Ce petit bouquin d’à peine 70 pages est paru en 2016 chez Cambourakis, mais il n’est bien sûr jamais trop tard pour le découvrir et se plonger dans l’univers de ce grand auteur, ici magnifiquement traduit du grec par Michelle Barbe.

« Il y a peut-être beaucoup de gens qui trouvent facile d’écrire à des hommes. Écrire à une bête est d’une difficulté inimaginable. C’est pour cela que j’ai peur. Je n’y arriverai pas. Mes mains à force de te tenir par la bride se sont endurcies, et mon cœur pour une autre raison. Mais il le faut. J’en sens la nécessité. C’est pour ça que je t’écris ».

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 mars 2025

Simonetta GREGGIO « L’ourse qui danse »

Le narrateur, Inuit, a grandi auprès des siens dans le Grand Nord, de manière traditionaliste dans des igloos. Devenu adulte, il est parti à la ville pour enseigner, mais éprouve le besoin de rejoindre ses soeurs (ses parents sont morts) de temps à autre pour revivre, ne serait-ce que quelques jours, cette vie qu’il affectionne. « Auja et Anana, n’étaient pas « intégrées ». Elles n’avaient pas fréquenté l’université. Elles avaient rejeté très tôt la vie des villes, et vivaient ensemble dans un village proche de celui de notre enfance. Peu à peu, nous avons reconstruit un semblant de famille. Nous, les trois survivants, avons recommencé à vivre ensemble. Par intermittence, en ce qui me concernait, car je passais quelques mois par an à enseigner ».

Dans cette partie isolée du monde, tout n’est pas si rose. Exemple : les enfants sont contaminés par les cartouches de plombs que les Inuits ont achetées aux Kabloonaks (les Blancs). Les maladies sont nombreuses et les morts fréquentes. Le narrateur de l’histoire se plaît à aller se promener dans les grands espaces blancs lorsqu’il est de retour parmi les siens. Or il finit un jour par se perdre. « Vous passez en une fraction de seconde de prédateur à proie » car la nature est hostile, les animaux souvent affamés, et il va lui falloir lutter pour conserver la vie.

Les moments forts de l’apaisement du narrateur sont faits de rêves, rappelant les croyances amérindiennes. Il vagabonde dans l’immensité blanche jusqu’à sa rencontre avec Taark. S’ensuit celle, particulièrement épique, avec une ourse dont il tue le petit sur le dos de sa mère. Il ne le sait pas encore mais se vie vient de basculer à tout jamais, pour le meilleur et pour le pire…

En quelques dizaines de pages, ce conte écologique et naturaliste transporte son lectorat dans un monde inconnu, cruel autant que tendre. Tout en évoquant le mode de vie traditionnel des Inuits, il pointe du doigt le réchauffement climatique dont ces peuples sont les premières victimes puisque la neige ne cesse de fondre, la banquise est moins stable, l’espace vitale s’amenuise, les animaux périssent. Fable désenchantée autant que combative, elle est mélancolique, dramatique, particulièrement lacrymale et s’apparente de très près à une dystopie écologique, où un peuple en adéquation avec ses principes de vie respectant la nature voit peu à peu son avenir disparaître au profit d’une poignée de Blancs imprégnés de cupidité.

Simonetta Greggio frappe là où ça fait mal. Si elle emploie l’allégorie, elle sait aussi gifler en pleine face, alarmant tant et plus sur la catastrophe naturelle en cours. Sa poésie envoûte autant qu’elle frappe frontalement. Entre roman bref et novella, ce texte très marquant est paru en 2024 dans la collection Récits d’objet – Musée des confluences de chez Cambourakis, il est d’une beauté saisissante.

« Toutes ces années, nous nous sommes battus pour sauver une Terre qui va de plus en plus mal. Nous, les Hommes, avons continué d’être dépouillés au fur et à mesure que les gouvernements des différents pays découvraient nos richesses – pétrole, métaux rares – et lorsqu’ils faisaient de notre banquise une base stratégique pour asseoir leur pouvoir ».

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 14 avril 2024

Dido SOTIRIOU « Terres de sang »

 


Cet ample roman-fresque sur une période méconnue de l’histoire du XXe siècle prend sa source en Anatolie, Asie Mineure, où l’autrice grecque Dido SOTIRIOU (1909-2004) nous invite à suivre Manolis Axiotis, enfant battu d’une famille nombreuse et paysanne dans un petit village de montagne, Kirkitzé.

Dans la région, c’est la langue turque qui est parlée puisque rattachée à l’Empire Ottoman. Région paisible où la vie est agréable : « D’octobre à février, c’était la cueillette des olives, de février à mars, le sarclage. D’avril à juillet, on récoltait le tabac, puis c’était le tour du raisin sec et de la figue. En ce temps-là, l’écho de nos chants retentissait dans les plaines, les montagnes et les gorges ». Mais dans ce monde reculé, à la fois paradisiaque et archaïque, tout va subitement être bouleversé. Par la première guerre mondiale d’abord. La conquête turque ensuite, et les massacres des populations arménienne et grecque. Le récit s’enfonce peu à peu dans une guerre de religion.

Si l’autrice nous fait vivre le destin de son héros au plus près de l’action, c’est bien pour étendre son propos à une période noire et violente de la Grèce, étendue sur une petite dizaine d’années (1914-1922). Dans ce long roman presque sans cesse en mouvement, Dido SOTIRIOU garde pourtant le cap. L’histoire de « son » Manolis est universelle, du moins sa famille représente cette Asie Mineure, bousculée, torturée, vaincue. Et ce frère qui part rejoindre les forces grecques contre la Turquie. En automne 1914, quelques mois après le déclenchement de la première guerre mondiale, la Turquie devient l’alliée de l’Allemagne. C’est alors que le ton du récit change. D’abord léger et désinvolte, il se fait dur, sérieux, cru (des dialogues retranscrivent l’oralité régionale) avec de longues parenthèses sur les dates historiques. « Sitôt que la Turquie se retrouva du côté de l’Allemagne, l’extermination systématique de toute la population grecque du littoral commença pour de bon. Les ordres étaient les ordres : les chrétiens avaient quelques heures devant eux pour prendre leurs cliques et leurs claques, rassembler femmes et enfants et se mettre en marche vers l’intérieur du pays. Il ne devait pas rester trace d’un seul grec sur la côte ! ».

Ainsi que pas mal de jeunes hommes, Manolis choisit la désertion, car « Déserter, c’était la solution du désespoir ». Il s’engage dans le maquis avant d’être rattrapé et mobilisé à Ankara, alors que les puissances internationales ne vont pas tarder à s’allier à la Turquie de Mustafa KEMAL en posture de conquérante, avant une très contestée alliance lors du traité de Sèvres…

« Terres de sang » est un roman de guerre, de déserteurs, de survie, d’exactions. Il sait se faire tendre et positif comme violent et désespéré. L’autrice navigue sur un océan d’émotions. Le récit se fait fantôme, les vivants et les morts se confondant : « La mort ne me faisait plus peur. C’était les vivants qui m’effrayaient, il n’avaient plus une once d’humanité ». Et ces scènes, douloureuses, insoutenables dès l’occupation turque, sont légion : « Au cimetière, il n’y avait pas un centimètre où se tenir debout. D’autres nous avaient devancés et ils occupaient les lieux. Les vivants avaient sorti des tombes des cadavres décomposés ou en putréfaction et, à la place, ils avaient installé leurs paillasses et leurs enfants. Les femmes accouchaient avant l’heure. La consigne avait fait le tour des quartiers : toutes les femmes sur le point d’enfanter, au cimetière ! Il y aura des docteurs ! Des vieilles faisaient bouillir de l’eau pour les jeunes mères et les os servaient de petit bois pour allumer leur feu ».

« Terres de sang » est un roman au cœur de plusieurs guerres qui se juxtaposent. Si vous êtes novices sur le cas politique très particulier de la Grèce au début du XXe siècle et en particulier de l’Asie Mineure, vous pourriez vous retrouver en difficulté. Mais l’autrice met tout en œuvre pour vous faire retrouver votre chemin, c’est l’une des forces de ce récit, se clôturant sur « la Grande catastrophe ». Roman de 1962, il est ici traduit par Jeanne ROQUES-TESSON, publication dans la collection grecque de chez Cambourakis en 2018, un roman grec qui nourrit l’imaginaire tout en apprenant beaucoup sur la géopolitique des débuts du XXe siècle.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 10 mars 2024

Yánnis D. YÉRAKIS « Pêcheurs d’éponges »


 

Pour ma modeste contribution ponctuelle au défi annuel du blog Book’ing dont l’édition 2024 a pour thème « Lire sur les mondes ouvriers & le monde du travail »

(https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html)

et pour alimenter mon cycle grec débuté l’été dernier, j’ai décidé de mettre en avant le récit de vie du grec Yánnis D. YÉRAKIS, « Pêcheurs d’éponges ».

Le parcours de vie du jeune grec Yánnis D. YÉRAKIS (1887-1971) est pour le moins tumultueux. À l’automne de sa vie, vraisemblablement à la fin des années 1960, il se décide enfin à le raconter dans un texte bref et frappant, sous-titré « Kalymnos 1900 – Saint-Pétersbourg 1917 ».

Originaire de l’île de Kalymnos dans le Dodécanèse, ottomane lors des événements relatés dans ce livre (elle passera plus tard sous le joug des fascistes italiens), l’auteur nous dresse non pas un destin personnel mais toute un pan de culture de l’île, par une activité professionnelle méconnue. Les pêcheurs d’éponges exercent nus un métier harassant et dangereux, ne pouvant travailler que quatre mois de l’année, ils sont en proie aux requins. Le reste de l’année, ils vivotent, crèvent de faim, certains vendent leurs enfants dans des usines de « pantoufleurs » en Russie en ces temps à cheval entre les XIXe et XXe siècles. Gamins esclaves exploités jusqu’à la corde, YÉRAKIS fut de ceux-là.

L’auteur revient sur l’année terrible de 1884 où les pêcheurs d’éponges ne purent plus nourrir correctement leur famille, beaucoup d’entre eux périrent dans de sinistres circonstances expliquées dans ce livre. « L’éponge ou la peau », s’écriaient-ils. D’un côté les pêcheurs à la pierre, plongeant nus dans les mers à près de 70 mètres de profondeur. De l’autre les scaphandriers, harnachés avec sécurité (ce procédé fut interdit à cause de sa dangerosité pour le travailleur, puis à nouveau autorisé quelques années plus tard), travaillaient plus vite, tout en détruisant une partie du fond des mers.

L’émigration est alors massive à destination des Etats-Unis, mais aussi de la Russie, où des pêcheurs d’éponges reconvertis peuvent enfin gagner leur vie. Tout basculera en octobre 1917 avec le régime bolchevique en place. Là ils seront emprisonnés, comptant de nombreux déportés en Sibérie.

Mais revenons à nos pêcheurs d’éponges. YÉRAKIS, lui-même pêcheur à partir de l’âge de 13 ans, donne dans le détail leurs missions et les nombreux risques qu’ils encourent. Les requins sont les ennemis de ces « héros invisibles », ils en croquent certes rarement mais régulièrement. Des amis de YÉRAKIS seront de ceux-ci. Dans un texte empli d’humilité (il refuse de se mettre en avant, et s’en excuse lorsqu’il doit le faire), l’auteur dépeint les sensations, les sentiments, les peurs, notamment avec ce meltem soufflant monstrueusement en mer Égée. Et bien sûr, cette peur parmi toutes : se faire happer par un requin. Le récit fourmillent d’anecdotes à ce sujet : « Autre accident, qui s’est bien terminé, celui-là : l’attaque d’un pêcheur par un requin, en surface. Il venait à peine de plonger quand le poisson l’a avalé avec sa pierre, mais son estomac ne l’a pas supporté et il l’a rejeté ».

« Pêcheurs d’éponges » est aussi un récit d’aventures, entre les différents points géographiques où stationnent les marins, les diverses vicissitudes et faits divers souvent morbides, il ne s’épanche pas sur la tragédie.  YÉRAKIS déroule son histoire, enfin celle des autres à ses côtés, sans mollir ni se plaindre. Il se contente de décrire la vie au quotidien de ces forçats de la mer, ces hommes oubliés aujourd’hui, qui ont donné leur vie pour nourrir les leurs.

YÉRAKIS connut un destin singulier que résume le traducteur Spiro AMPÉLAS dans sa postface : « En 1906, il n’aura d’autre choix que de repartir pour Saint-Pétersbourg où, comme nous le savons, pris au piège de la Grande Guerre puis de la révolution d’Octobre, il séjournera jusqu’en 1920. Il s’installera alors à Athènes, l’occupation du Dodécanèse ne lui permettant pas de rentrer chez lui. Il vivra dans la capitale l’arrivée massive des grecs chassés d’Asie Mineure, la dictature du général Metaxás, l’occupation nazie, la guerre civile qui suivit ».

Il y aurait eu tant de péripéties à raconter dans une vie aussi riche et tragique, mais YÉRAKIS a plutôt choisi de ne rendre hommage qu’à ses camarades pêcheurs d’éponges, ceux avec lesquels il a partagé tant de drames juste pour gagner une vie qui ne fut pas de tout repos. En fin de volume est annexé un poème de 1951 de YÉRAKIS : « Histoires de pêcheurs d’éponges » dans lequel il revient, en quelques pages seulement, sur le sort de ces malheureux compagnons de travail engloutis par des requins au tout début du XXe siècle. Accompagné de photographies et cartes géographiques pour mieux vous familiariser avec les lieux évoqués, « Pêcheurs d’éponges » est magistralement préfacé par Daniel FAGET qui dresse une véritable biographie, riche et détaillé, de YÉRAKIS sur 30 pages. Paru en 2022 dans la somptueuse collection grecque de chez Cambourakis pour un prix ridiculement bas en format poche, il possède tous les atouts pour vous séduire.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)



dimanche 28 janvier 2024

Nikos KAZANTZAKI « Le jardin des rochers »

 


Des Livres Rances a dû tricher en ce mois de défi du challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé depuis quelques années par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores de Moka et Fanny. Le thème du mois est en effet « Aux portes de l’Asie ». J’ai honte d’annoncer que suis totalement incompétent sur le sujet, je crois même pouvoir avouer que je n’ai quasiment jamais lu de littérature asiatique malgré mon âge avancé. Il m’a donc fallu user d’un subterfuge, certes usé jusqu’à la corde, pour faire au moins acte de présence ce mois-ci : présenter le livre d’un voyage en Asie, écrit par un auteur qui m‘est moins inconnu que le thème proposé : Nikos KAZANTZAKI et « Le jardin des rochers », choix presque malhonnête puisque, d’Asie, il n’en sera somme toute pas vraiment question.

« Le jardin des rochers » fut écrit en 1936, directement en français par le grec Nikos KAZANTZAKI (vous remarquerez ici un style neutre voire froid genre ChatGPT). Le personnage que nous allons suivre est le narrateur, KAZANTZAKI lui-même. En effet, à une période où il suffoquait et avait besoin d’air, il décida d’aller se ressourcer en Asie. Il témoigne dans ce livre des sensations qu’il a pu éprouver tout au long de son séjour.

Le choix de l’Asie n’est pas anodin. Nous savons que KAZANTZAKI fut très marqué par plusieurs figures historiques : JÉSUS, LÉNINE, NIETZSCHE et… BOUDDHA ! C’est en quelque sorte pour mieux connaître ce dernier qu’il s’engage dans ce voyage, plutôt ce pèlerinage, car il est en quête de BOUDDHA, de cet absolu.

Durant la traversée en bateau, KAZANTZAKI rencontre l’énigmatique Joshiro, femme qui va plusieurs fois réapparaître dans le récit. Mais ce livre est pour l’auteur prétexte à une longue introspection métaphysique quasi mystique : « Nous venons d’un abîme noir ; nous aboutissons à un abîme noir. L’espace entre ces deux abîmes, nous l’appelons la Vie. Aussitôt, avec la naissance, commence la mort ; en même temps le départ et le retour. À chaque instant nous mourons ».

C’est dans une volonté de foi éperdue que KAZANTZAKI aborde l’Asie, par le Japon. Ce qu’il nomme son « aventure intellectuelle » passe bien sûr par des temples, dans une recherche effrénée de la Connaissance. Il se lie avec des autochtones, dont celui-ci, qui lui raconte que le mont Fuji est le cœur du Japon, une divinité. La pensée d’un moine aura sans doute plus tard influencé le titre du volume : « Nos anciens artistes composaient des jardins comme on compose un poème. Travail difficile, complexe, très délicat. Chaque jardin doit avoir son propre sens à lui et suggérer une grande idée abstraite : la béatitude, l’innocence, la solitude ; ou bien la volupté, la fierté et la grandeur. Et ce sens doit correspondre non pas à l’âme du propriétaire, mais à l’âme vaste de ses aïeux ou mieux encore de toute sa race ». Introspections poussées au paroxysme, « Je ne suis qu’un pont provisoire ; quelqu’un passe au-dessus de moi et, aussitôt, je m’effondre derrière lui ». Les allégories sont fortes.

KAZANTZAKI rejoint ensuite la Chine par Shanghai, qui le surprend, « cité sublime et maudite », ville du lucre, de la débauche. Il découvre en Chine la grande rivalité entre ce pays et le Japon, avant qu’on lui conte l’épisode d’une guenon triste à mourir. Rencontre avec Siu-Ian, une femme, parmi d’autres étapes initiatiques alors que « La nuit s’en allait les mains vides ». Est saisi par les petits pieds des geishas. Derrière les portraits féminins se dresse celui de Li-Teh, personnage présent tout le long du récit.

Les habitants parlent : l’interconnexion entre la Chine et le Japon serait souhaitable pour sauver le monde dégénéré, le tout débité sur fond d’opium, la drogue reine. Puis vient cet extrait, bref et intense : l’auteur échange avec un chinois miséreux sur la justice et la vengeance. Li-teh prend la parole, qu’il a caustique : « Votre cœur en apparence si tendre est sec et cruel, comme le cœur de tous les artistes. Vous ne pensez pas à la souffrance de l’homme ; mais à l’expression de son visage et aux intonations de ses cris quand il souffre ». Impossible de savoir si KAZANZAKI acquiesce ou non (ou pire, s’il se révolte) aux paroles qu’il prête à ses protagonistes.

La pierre angulaire de toute l’œuvre, et au-delà, de toute la vie de KAZANTZAKI, est la Liberté. Ici aussi, en Asie, il la recherche, il la traque, en vain. Ce voyage en forme de quête lui ouvre les yeux sur une autre culture, d’autres modes de vie, de pensées. Il en ressort marqué. « Je me sens exaspéré ; toutes ces voix austères cherchent à imprimer un rythme étranger à ma nature qui ne s’exalte que dans la révolte. Quel est le chemin de l’accomplissement de ma propre loi ? Déranger l’ordre, briser l’étiquette, s’écarter de la voie des ancêtres. Vagabonder dans le défendu, dans les régions fières et dangereuses de l’incertain. Recevoir sans broncher, bien plus : comme une bénédiction, la malédiction du père et de la mère. Avoir le courage d’être seul ». Seul, il ne l’est pas souvent, pas assez dans ce pèlerinage, ayant à peine le temps de se prosterner sur les beautés de la Nature.

« Le jardin des rochers » n’est pas d’un accès aisé. Entre contemplation, introspection, échanges métaphysiques et/ou philosophiques, il oblige à garder les sens éveillés, d’autant que le choix d’écriture se porte vers une poésie épique d’une puissance rare. Le format « roman » n’est bien sûr qu’un prétexte à KAZANTZAKI pour avancer ses idées, ses espoirs, ses désillusions, le reste n’est que décor. Il n’est pas précisément un récit de voyage vu le peu de paysages que dévoile l’auteur, il n’est pas non plus un documentaire dans le sens strict puisqu’il est fait de souvenirs personnels. Et bien sûr, vous l’aurez compris, il ne peut être restreint au rang de roman. Les éditions Cambourakis l’ont réédité en 2018, ainsi que presque toute l’œuvre de l’auteur, travail toujours en cours il me semble.

https://www.cambourakis.com/

 (Warren Bismuth)



dimanche 15 octobre 2023

Constantin THÉOTOKIS « Vie et mort de Karavélas »

Il peut se cacher parfois, dans la grande malle sans fond de la littérature, de petits trésors oubliés. Tel ce « Vie et mort de Karavélas » de Constantin THÉOTOKIS, auteur dont nous commémorons le centenaire de la disparition en cette année 2023. Roman écrit en 1920, il s’ouvre sur une longue dispute entre villageois à propos d’un héritage.

Les frères Stratiris occupent avec leur famille la même maison. Leur voisine, la femme de Karavélas, se meurt et son logis est convoité par les frangins, d’autant que le sieur Karavélas pourrait bien prochainement avoir besoin d’eux. Karavélas n’est pas le nom de cet homme (qui se prénomme Thomas), c’est un surnom donné par les membres du village, il signifie à peu près « L’étrangleur » ou « Le bourreau ». Tout le monde se garde bien de prononcer ce nom en présence du principal intéressé car il le met en rogne, le rend violent.

Commencent des comptes d’apothicaires à propos de l’héritage à venir de Karavélas, mais pas seulement. Le roman plonge dans une cruauté familiale sans bornes, une ruralité féroce, des échanges belliqueux et orduriers ont lieu entre les villageois. Les femmes s’en mêlent et ne sont pas les moins vives. D’ailleurs ce roman place à même niveau les femmes et les hommes, ce qui est une gageure au début du XXe siècle.

La femme Karavélas agonise, pleine de fiel envers son mari, lui reprochant toute une vie à ses côtés, une vie gâchée, le récit s’assombrit. Ce couple sans enfant ne fut pas un modèle du genre. La femme disparue, Karavélas est tout d’abord choyé (chacun lorgne du côté des ses biens et de sa maison en particulier) et chaque villageois veut réaliser une bonne action pour lui afin d’être couché sur testament. « Ah, mon pauvre Thomas ! Tu vas plonger dans des eaux sales, profondes et bien glauques. Et comment vas-tu t’en sortir ? Tu vas te retrouver dans de beaux draps si tu vas avec eux… Là-bas, chez ton beau-frère, avec tout ce monde, toute cette promiscuité, dans une si petite maison. Sans compter que là-bas, chacun a son petit caractère. Comment feras-tu pour y échapper ? ».

Rapidement, Karavélas n’est plus dorloté mais insulté, conspué, tel un bouc émissaire dans un village où il faut trouver un seul coupable pour tous les coups durs. Les habitants sont calculateurs, méchants, égoïstes, sales en dedans, et vont même entamer des travaux de rénovation de sa maison afin qu’elle coïncide enfin avec celle de la famille Stratoris. Karavélas, seul avec son âne, devient la risée du village. Mais il pourrait bien se venger…

« Vie et mort de Karavélas » est une farce féroce et cruelle. L’héritage rend les êtres cupides, ce petit village grec n’échappe pas à cette généralité. Tout le monde va régler des comptes avec autrui, va vociférer, parler plus fort que le voisin, les scènes sont théâtrales, à la fois burlesques et dramatiques, car malgré le sujet qui pourrait prêter à rire, on se sent mal à l’aise devant ces gens pleins de venin. C’est un roman sans issue car les propos sont allés trop loin, les familles se déchirent et Karavélas, la victime, pourrait bien les hanter encore longtemps pour ce qu’ils lui ont fait subir.

Voici un roman plein d’enseignements sur la vie rurale en Grèce au début du XXe siècle, mais plus globalement sur une mentalité faite d’envie, de jalousie, de rumeurs et de haine à peine contenue. Constantin THÉOTOKIS (1872-1923) se joue des ruraux, les observe et ne les apprécie pas franchement. Pourtant, nous prenons en pitié ce pauvre Karavélas, victime désignée d’une bande de lâches affamés de gain. La vengeance étant un plat qui se mange froid, la fin du roman, très forte, apporte son lot de surprises. Ce superbe texte est à découvrir dans la collection de littérature grecque des éditions Cambourakis. Paru en 2021 dans une traduction de Marc TERRADES, soit à peu près un siècle après sa rédaction, il serait dommage de passer à côté.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 17 septembre 2023

Maria STEFANOPOULOU « Athos le forestier »


Les moments de grâce littéraire de cette ampleur ne sont pas légion. Le premier roman de l’autrice grecque Maria STEFANOPOULOU est à la fois d’un grand enseignement et un pur ravissement. Vers 1931, Athos, un forestier, épouse Marianthi. Elle a 18 ans, lui un peu plus de 20. Le 13 décembre 1943, leur vie bascule, il fait partie des victimes du massacre nazi de Kalavryta en Grèce, laissé pour mort. Seulement, à l’instar de douze autres hommes, il en réchappe, contrairement à son fils Giannos, 12 ans, exécuté. Depuis ce jour, il a abandonné sa famille et vit à l’écart du monde, dans la forêt, solitaire et mutique. Plus tard, sa petite-fille Lefki veut en savoir plus sur le massacre de Kalavryta, sur le déroulement du drame, sur les raisons qui ont fait que son grand-père a été épargné, lui qui « était au-dessus de tout ça, mais il se rangeait clairement du côté de la Résistance sans craindre les collaborateurs ni les anticommunistes ».

Pour être plus près de possibles informations sur ce massacre, Lefki, qui jusque là vivait aux Etats-Unis, est nommée médecin à Kalavryta au milieu des années 80. Mais déjà les souvenirs familiaux ont été nombreux dans ce roman polyphonique d’une rare grâce malgré le sujet brûlant. Comment Athos, pacifiste convaincu, s’est retrouvé à Kalavryta en 1943 ? Pourquoi son propre fils s’y trouvait-il aussi ? Dans cette tragédie, tout semble être histoire de représailles : des maquisards grecs auraient fait prisonniers puis exécuté 81 soldats allemands. Les nazis se seraient vengés en détruisant un village entier et en y exterminant la population. Marianthi, la femme d’Athos, déteste d’ailleurs ces maquisards, elle qui ne souhaitait que vivre tranquillement, heureuse, en paix. Quant à Athos, il paraît frappé d’amnésie, avoir oublié tout le passé.

Il aurait dû mourir ce jour-là, d’autres sont morts à sa place, l’injustice a frappé, ce démon qui pourrait le poursuivre ne semble pas l’effleurer. Pour survivre, pour s’échapper de lui-même, Athos s’est réfugié dans la montagne, « La civilisation est pire que l’état sauvage ». Dans son pays, la guerre a continué. La « mondiale » a fait place à la « civile » (1944-1949), sans un moment de répit. Le peuple grec était divisé entre soutiens aux nazis, aide aux alliés, en particulier britanniques, et partisans communistes, les clans se haïssent, la violence engendre la violence. Le parti communiste sera d’ailleurs interdit et entrera en clandestinité sitôt après la victoire des monarchistes durant des élections boycottées par la gauche en 1946.

« Athos le forestier » est un roman intense car jouant sur les cordes sensibles sans aucun pathos. Il raconte de manière défanatisée des événements atroces, une escalade de la violence dans un pays meurtri. Il prend pour témoin la filiation, l’héritage de la mémoire familiale pour convoquer la mémoire collective, il ne règle pas de comptes inutiles avec l’ennemi, il décrit, tout simplement. Mais surtout il possède ces refuges notoires qui sont la forêt, la montagne, la nature, ce monde dans lequel va vivre Athos, loin des humains, loin des souvenirs abominables. Sa famille à lui, ce seront les arbres, dont il prendra soin. Certaines pages sur la nature sont époustouflantes de beauté, d’autres sont plus oniriques, comme jaillies d’un conte.

L’équilibre entre récit historique et Nature writing est parfait et pour tout dire impressionnant de maîtrise. Deux sujets a priori antagonistes, qui ici se complètent sans se parasiter, une recette qui tient du miracle. Dans une Grèce divisée et exsangue, « Deux pays en un seul, désormais mutilé », les souvenirs hantent et font mal. Des enfants dont l’histoire personnelle s’est écrite bien avant leur naissance, à cause du traumatisme à long terme subi par leurs aïeuls.

« Athos le forestier » est de ces romans rares. Entre tragédie mondiale, drame familial et recherche de la résilience, il met en scène une nature majestueuse qui entre en contradiction avec les champs de bataille. Il aborde de nombreux sujets, devient philosophique, reste pacifiste. De plus, et ce n’est pas le propos le moins important du roman, il remet en question une existence précise… Sur ce point, je ne peux en dévoiler davantage, car il s’agit d’un des nœuds principaux de l’intrigue. Un roman éloquent, bouleversant, poignant sur l’Histoire de la Grèce contemporaine qui n’a jamais fini de souffrir. Il est un petit chef d’œuvre à garder près de soi. Rédigé en 2015, il fut traduit en France par René BOUCHET (qui a repris la traduction de l’intégralité de l’œuvre fictionnelle de Nikos KAZANTZAKI pour Cambourakis) en 2019. Il est un récit précieux, original, qui secoue tous les sens, jusqu’à cette couverture éblouissante. Paru dans la déjà prestigieuse Collection Grecque de chez Cambourakis, son format poche le rend financièrement très abordable. N’y voyez là aucun appel du pied, pourtant…

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(Warren Bismuth)

mercredi 26 juillet 2023

Yannis MAKRIDAKIS « La première veine »

 


Ce bref roman fut écrit en 2011, ici il est traduit du grec par Clara VILLAIN. Deux narrateurs se succèdent, un homme et une femme, elle en italiques, durant la même période, les années 1960. Lui est marin, son père est mort noyé en 1945, il a découvert la mer à 17 ans, en 1961. Elle on l’appelle Sissi, sa mère est morte en couches puis son père fut tué par les communistes en 1944 en pleine guerre mondiale. Elle fut élevée par sa tante.

Ce texte est pour le moins brutal dans les descriptions et les anecdotes : « À l’époque, ici on parle de 1961, les filles des villages, ils les descendaient toutes dans les ports et leurs pères les vendaient dans les bars ». Ainsi le narrateur rencontre des prostituées à chaque escale, dans chaque bar portuaire, certaines s’accrochent à lui par espoir d’une vie meilleure. Le narrateur, souvent en mer, découvre de nombreux pays pour lesquels il rapporte des souvenirs peu glorieux, plus rarement majestueux mais jamais gratuits. Ainsi au Pérou « Il a dit, capitaine, on stoppe les machines pour laisser passer les oiseaux. Les mouettes. Des milliers et des milliers d’oiseaux, un nuage ; on a arrêté le bateau et ils sont passés devant nous. Des millions ; le ciel avait disparu. Ça a duré dix minutes. Et là, le pilote nous a expliqué que pour le gouvernement, ça rapportait gros, les oiseaux. Ils allaient au large du port de Callao, sur des petites îles, et là-bas il y avait des prisonniers qui balayaient les fientes, tous les jours, ils les rassemblaient et les chargeaient sur des bateaux, ça partait en Europe, pour servir d’engrais ».

Cependant, le roman n’est pas à proprement parler un texte politique, même si bien sûr quelques évocations viennent l’approfondir. La narratrice est une ancienne prostituée qui a raccroché, elle s’était accommodée de son métier, recevant même des religieux, tout en refusant systématiquement toutes sortes de vices. Souvent fiancée, elle a toujours refusé le mariage, nous saurons pourquoi à la fin, alors que le narrateur est un homme marié. Sissi a vu dans sa carrière de nombreux pères amenant leur propre fils afin qu’ils se fassent dépuceler.

Les narrateurs ont vécu leur existence de manière pas toujours morale. Bien sûr, ils existe un lien entre eux, mais pas du tout comme l’on pourrait s’y attendre. Ceci aussi, nous l’apprendrons en fin de roman. Ils sont comme en train de se confier en direct à leur lectorat, le prenant à témoin, le tutoyant, lui le marin dans un tour du monde effréné des bordels, elle dans une vie de pute courageuse, honnête et anarchiste, tous deux dans un environnement sans foi ni loi.

Autre chose relie les deux protagonistes : lui a navigué partout dans le monde, connu de nombreux pays, elle se les est imaginés en pensée tandis qu’elle se faisait besogner. Le langage de ce roman est particulièrement cru et tout en oralité. Il montre que dans une vie tout est possible, même le plus indicible, comme pour expliquer que dans un pays à feu et à sang (en 1960, la Grèce est entre deux dictatures et le pays est instable et devient une vraie poudrière) la vie est à l’avenant. C’est à coup sûr sa force : raconter presque naturellement des horreurs du quotidien, les abus des hommes, la soumission de la femme, la condition des prostituées. La fin est réservée à la vie actuelle des deux narrateurs.

Ce roman de moins de 100 pages, paru en 2021 dans la magistrale collection grecque de chez Cambourakis, sent la pisse, la bière éventée, l’amour en berne, l’aspect vulgaire de la vie. Il peut être rangé aux côtés du roman de 1954 « Le quart » de Nikos KAVVADIAS pour le témoignage du narrateur marin. Quant au tout, il n’est pas sans rappeler dans son atmosphère puante de foutre le « Toi au moins, tu es mort avant » de Chrònis MÌSSIOS. Un exercice stylistique qui peut déranger mais qui colle parfaitement à l’univers général du roman.

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(Warren Bismuth)

dimanche 22 janvier 2023

Allain GLYKOS & ANTONIN « Kazantzaki – 2 – La rumeur du monde 1921-1957 »

 


Suite et fin du diptyque roman graphique consacré à la vie de Nikos KAZANTZAKI, racontée par Allain GLYKOS et illustrée par ANTONIN. Le premier volet publié l’an dernier s’intitulait « Le regard crétois » et survolait les années 1883 à 1919. Ce deuxième tome démarre en 1921 pour s’étendre jusqu’à la mort de l’écrivain crétois en 1957.

KAZANTZAKI a beaucoup voyagé, rencontré beaucoup d’humains afin de s’abreuver des cultures. On le voit en Autriche, en Allemagne, puis en Italie, en Russie, sur le mont Sinaï, en Espagne, plus loin au Japon ou en Chine. KAZANTZAKI visite des monastères, s’imprègne des idées de ses contemporains.

Aux débuts des années 1920 il fait une rencontre décisive : celle de Éleni qui deviendra sa femme et l’influencera dans sa vie et sa carrière. Puis ce sera une autre figure fondamentale du futur monde de KAZANTZAKI qui s’offrira à lui : celle de l’écrivain roumain Panaït ISTRATI, avec lequel il séjournera en U.R.S.S. pour un voyage empli de désillusions.

Il ne serait pas très judicieux de résumer cette BD, elle retrace la vie de l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, avec ses exploits, ses échecs, ses doutes, sa foi. KAZANTZAKI, outre les liens immenses qu’il entretient avec ses proches, est fasciné par les figures du CHRIST, de LÉNINE et de BOUDDHA. Il faut ajouter plus tardivement celles des « 3 Albert », magnifiquement contées dans cette BD : SCHWEITZER, EINSTEIN et CAMUS. Avec ce dernier, l’admiration est réciproque. CAMUS déclare que ce n’est pas lui qui aurait dû obtenir le Prix Nobel de Littérature en 1957 mais bien KAZANTZAKI. Les deux hommes ne sont d’ailleurs pas très éloignés idéologiquement.

KAZANTZAKI décide de poser ses valises à Égine en Grèce puis à Antibes en France. Ces deux lieux voient l’accouchement des principaux chefs d’œuvre littéraires du crétois, qui se destine enfin à raconter ce qu’il a vu autour de ce monde qu’il a tant parcouru. Son œuvre ne plaît pas à l’Église grecque qui souhaite l’excommunier. KAZANZAKI est critiqué et ostracisé voire détesté. Parallèlement il rédige durant une bonne partie de sa vie son « Odyssée », qu’il réécrit à maintes reprises. Sur sa tombe sont gravés ces mots : « Je n’espère rien, je ne crains rien, je suis libre ».

Cette BD est captivante car elle réussit à instiller un parfum de Grèce, de révolution, de poésie, d’antiquité, de spiritualité tout ensemble. Le pari est donc largement gagné, d’autant que la mise en scène de ce qui est un dialogue entre le maître KAZANTZAKI et un jeune disciple permet de restituer le contexte. Les dessins chaleureux, d’un modernisme teinté de traditionalisme, dans une mise en page qui elle est résolument moderne et profondément dynamique, réunissant couleurs vives et froides. Le livre fait tout de même 180 pages (tout comme le premier volume), c’est dire s’il ne bâcle ni la vie, ni les convictions, ni la carrière de Nikos KAZANTZAKI. Ce diptyque est un moyen parfait de découvrir le parcours du grand KAZANTZAKI, de le transmettre avec des moyens actuels aux jeunes générations. Ce second tome vient de sortir chez Cambourakis, il est beau, séduisant, ample et passionnant. Et son but ultime : il donne envie de se replonger dans l’œuvre du crétois (et accessoirement dans celles de CAMUS et ISTRATI, mais là nous touchons à de la gourmandise absolue).

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(Warren Bismuth)

dimanche 12 juin 2022

Nikos KAZANTZAKI « Alexis Zorba »

 


Première partie du XXe siècle dans un port d’Athènes : un homme, le narrateur, s’apprête à embarquer sur un bateau en partance pour la Crète afin d’y restaurer une ancienne mine de lignite, quand un type de « Soixante ans, je crois » fait intrusion dans sa vie. Son nom ? Alexis Zorba. Bien vite, ce Zorba, qui a grandi au pied de l’Olympe et vécu mille aventures, semble être pour le narrateur une personnification au cordeau de Sinbad le marin. Le coup de foudre est immédiat, aussi le narrateur accepte la proposition de Zorba qui lui demande de l’embaucher comme contremaître.

Ici commence le récit d’aventures. Zorba, sorte de vieux sage non totalement assagi, raconte sa vie, ses rencontres, ses tourments, ses joies. Mais il offre surtout au narrateur une philosophie de vie où l’objectif final serait la Liberté. « Je comprenais que ce Zorba était l’homme que je cherchais depuis si longtemps sans le trouver ». Zorba qui annonce lui-même que l’un de ses surnoms, Mildiou, vient du fait que partout où il passe il sème le désastre, alors que lui-même appelle le narrateur « Patron » comme dans un zèle respectueux.

Ce Zorba à l’index de la main gauche coupé est un jouisseur. Bien sûr il raffole des femmes (qu’il ne ménage d’ailleurs pas toujours, par des propos qui peuvent heurter par leur misogynie), est beau parleur mais possède un fond d’âme d’une rare puissance, d’une formidable sincérité. Jusque là, le narrateur d’environ 35 ans, intellectuel littéraire, se pensait au fait de la pensée humaine. Avec Zorba il découvre une réflexion philosophique profonde sur le monde inconnue de lui jusqu’alors. Lors de leurs pérégrinations, les deux hommes échangent, forts d’anecdotes reflétant leurs pensées, les mettant en scène. L’humour est particulièrement présent dans ce roman ample aux multiples facettes. Car en grattant sous le vernis de la farce, c’est bien toute une philosophie qui s’offre à nous, alors que le narrateur tente de se replonger dans la lecture de la vie de Bouddha qui le fascine et l’obsède.

Une phrase du narrateur au détour du texte pourrait bien résumer tout l’état d’esprit de KAZANTZAKI lorsqu’il entrepris la rédaction de ce roman en 1941 (la date est importante) : « Je me mis joyeusement à écrire. Non, je n’écrivais pas. Ce n’était plus écrire : c’était une véritable guerre, une chasse impitoyable, un siège et un envoûtement pour faire sortir la bête de son repaire. Incantation magique, en vérité, que l’art. D’obscures forces homicides sont tapies dans nos entrailles, funestes impulsions à tuer, à détruire, à haïr, à déshonorer. Alors, avec son doux pipeau, l’art apparaît et nous délivre ».

Le roman fourmille d’anecdotes, aucun temps mort ni longueur ne sont à déplorer, une action vivante pour une aventure hors du commun sur les chemins de la Liberté. Sur le chantier de la mine et entre deux pensées sur Dieu et le Diable, Zorba ambitionne la construction d’un téléphérique pour troncs d’arbres. Homme pugnace, il aura soin de mener à bout son projet. Parfois il sort son santouri, mais refuse d’en jouer si son cœur n’est pas en joie ni apaisé.

« Alexis Zorba » est un roman d’initiation à la pensée de la Vie, une aventure quasi métaphysique sur l’apprentissage de l’existence. À l’instar d’un Codine ou d’un Mikhail chez Panaït ISTRATI (il leur emprunte de nombreux traits), le personnage de Zorba écrase le récit par sa présence, il l’enchante, le colore, le rend olfactif. « Vu que je n’ai pas de contrat à terme avec ma vie, je lâche le frein quand j’arrive à la pente la plus dangereuse. La vie de l’homme est une route avec montées et descentes. Tous les gens sensés avancent avec un frein. Mais moi, et c’est ici qu’est ma valeur, patron, il y a belle lurette que j’ai jeté mon frein, car les carambolages ne me font pas peur. Les déraillements, nous les ouvriers, on les appelle carambolages. Que je sois pendu si je prête attention aux carambolages que je fais. Nuit et jour je fonce à toute pompe, je fais ce qui me chante : tant pis si je casse ma pipe. Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Rien. De toute façon, même si je prends mon temps, je me la casserai ! C’est sûr ! Alors, brûlons les étapes ! ».

Les deux comparses devenus inséparables vont s’aventurer dans un monastère, goûter la vie de la montagne, en pleine liberté, en partie afin de fuir la violence humaine. Car, bien que Zorba ne soit pas un tendre, il est juste et ne supporte pas l’arbitraire ni le lynchage. Il s’attaque à la religion tout en éprouvant pour elle un certain respect de fond. Personnage riche, il est l’une de ces figures comme l’on en rencontre peu dans la littérature, il marque par son inspiration et ses convictions ancrées. Il est le héros de l’un de ces bouquins dont on a le sentiment qu’il porte et contient l’essence même de la vie. Le tour de force consiste ici à faire cohabiter deux personnages aux antipodes l’un de l’autre mais se respectant et même devenant complémentaires dans une amitié indestructible.

Cet Alexis Zorba a existé (mais se prénommait Georges), Nikos KAZANTZAKI l’a rencontré, ils furent amis à la vie à la mort. Il présente ici une fiction faite de vraies anecdotes et d’un vrai parcours de vie. Au début du livre, il compare certains traits d’Alexis Zorba à d’autres qu’il découvrira plus tard chez son grand ami Panaït ISTRATI. Mais ceci est une autre et longue histoire.

« Non, tu n’es pas libre, dit-il. La corde avec laquelle tu es attaché est un peu plus longue que celle des autres. C’est tout. Toi, patron, tu as une longue ficelle, tu vas, tu viens, tu crois que tu es libre, mais la ficelle tu ne la coupes pas. Et quand on ne coupe pas la ficelle… ».

« Alexis Zorba » a été réédité en 2015 chez Cambourakis, il est, comme son auteur, un classique majeur de la littérature du XXe siècle, un hymne à la Liberté, à la soif d’absolu.

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(Warren Bismuth)

mercredi 29 décembre 2021

Coups de cœur Des Livres Rances 2021

 


Tel un rituel annuel ponctuant la fin d’une année littéraire, cette rubrique des coups de cœurs est consacrée aux meilleurs ouvrages lus et présentés par le blog durant les douze mois écoulés, mais uniquement parus durant l’année en cours. Après une année 2020 en demi-teinte, due à un certain virus qui stoppa pour un temps toute publication, l’année 2021 fut forte en parutions, réservant forcément un lot plus conséquent de bonnes surprises. Aussi, ce ne sont pas 10 comme les années précédentes, mais bien 15 coups de cœur que le blog vous présente, par ordre d’apparition de janvier à décembre.

 

**** Coups de coeur 2021 ****

 

Isabelle FLATEN "La folie de ma mère" Le nouvel Attila



Eric PLAMONDON "Aller aux fraises" Quidam éditeur

 


Mikhaïl CHEVELEV "Une suite d'événements" Gallimard

 


Jim HARRISON "La position du mort flottant" éditions Héros-limite

 


Joseph ANDRAS "Ainsi nous leur faisons la guerre" + "Au loin le ciel du sud" Actes sud

 


Michèle AUDIN "La semaine sanglante" éditions Libertalia



Charlotte MONEGIER "Voyage(s)" éditions Lunatique

 


Sarah FOURAGE "Affronter les ombres" éditions L'Espace d'un Instant

 


Nikos KAZANTZAKI "L'ascension" éditions Cambourakis

 


Leonid ANDREIEV "Ekatérina Ivanovna suivi de Requiem" éditions Mesures

 


Marie COSNAY "Comètes et perdrix" éditions de l'Ogre

 


Jacques JOSSE "Le manège des oubliés" Quidam éditeur



 

Corina CIOCARLIE "Europe zigzag" éditions Signes et Balises

 


Allain GLYKOS & ANTONIN "Kazantzaki - 1 - Le regard crétois 1883-1919" éditions Cambourakis

 


Christian OLIVIER "la révolution au coeur" Le nouvel Attila


Ainsi s’achève une année pleine en rebondissements. Rendez-vous en 2022 pour de nouvelles aventures littéraires ! Prenez soin de vous et merci pour votre intérêt et votre confiance.

(Warren Bismuth)

dimanche 19 décembre 2021

Nikos KAZANTZAKI « La liberté et la mort »

 


Sur l’île de Crète, à Candie plus précisément, se joue une guerre entre chrétiens et musulmans en 1889. Le capétan Michel, homme valeureux, bourru, corpulent et taiseux est le chef du village. Il est directement inspiré du père de l’auteur. Nouri Bey, un turc, chef de clan également, lui apprend que son frère a fait un esclandre à la mosquée en y portant un âne à bout de bras. Telle est la trame de départ de ce long roman de Nikos KAZANTZAKI, son sixième, écrit en 1950, parfois traduit par « La liberté ou la mort », et qui aurait dû à l’origine s’appeler sobrement « Le capétan Michel ».

Entre les familles du capétan et de Nouri, l’heure a toujours été à l’orage. Kostaros, frère de Nouri, a jadis égorgé le père de Michel. Pourtant, entre ces deux-là, une amitié indéfectible s’est scellée par le mélange de leurs sangs, un geste d’une rare force. Le paradoxe de leurs sentiments est immense car ils se souviennent de leur jeunesse, de leurs journées passées ensemble. Pourtant, la tension est désormais palpable entre les deux familles de religions opposées, religion chacune représentée par l’un des deux protagonistes.

La Crète est cette île grecque située en Europe, mais à la fois aux portes de l’Asie et de l’Afrique. Ses terres n’en sont que plus convoitées. Elle est en 1889 sous la domination ottomane et compte bien se battre jusqu’au bout pour recouvrer sa liberté. Les guerres antérieures de 1821, 1866 ou 1878 sont encore présentes dans tous les esprits, les rancunes sont tenaces et l’atmosphère est électrique, une nouvelle guerre de religion semble imminente.

La révolution de 1821 est exhumée par la plume vertigineuse, voluptueuse et envoûtante de KAZANTZAKI. L’auteur fait défiler une kyrielle de personnages aux caractères trempés, à la puissance démesurée, au charisme sulfureux. Dans de très longs chapitres, il présente avec un génie évident les tenants et les aboutissants, faisant d’une querelle de famille une épopée universelle. Sur fond de tremblements de terre, ses personnages se déplacent, boivent, trinquent, se respectent mais se haïssent, le conte persan n’est pas loin, et pourtant ce livre est tellement plus.

Il se divise en deux parties distinctes, deux moitiés de roman : la première est la présentation des protagonistes, la situation politique et religieuse de ce village crétois (ses paysages prenant une place non négligeable), les tensions incommensurables entre les familles, les coups bas, les assassinats, les accusations. La pression entre les rivaux peut se voir comme une suite de veillées d’armes. L’égorgement d’un moine par les turcs déclenche les hostilités, la guerre va être sanglante, violente, faite de massacres sans scrupules. C’est la seconde partie de ce récit, alors que des attentistes espèrent l’intervention de la Russie orthodoxe en faveur de la Crète. Les scènes brutales, barbares, se succèdent.

Des meurtres quasi fratricides s’enchaînent : Manousakas, le propre frère de Michel, est assassiné par Nouri. Chaque page sent la poudre et sue la vengeance par tous ses pores. Le message du Christ pourrait bien prendre une toute nouvelle forme : « Ce n’est pas le Christ qui est crucifié… Mon Dieu, c’est une femme qui porte une cartouchière et des pistolets d’argent ! ».

La force presque surnaturelle de KAZANTZAKI réside dans la manière de guider son lectorat en de menues scénettes, puissantes, dont la maîtrise est totale. Il sait peut-être mieux que personne décrire les âmes, en des personnages eux aussi d’une vigueur et d’une dimension vertigineuses. Son aisance aussi, pour conter les massacres des guerres passées entre chrétiens et musulmans, sa méticulosité pour décrire une scène de combat. Tout est saisissant dans cet ample roman, véritable fresque historique aux détails foisonnants et calibrés, le résultat est en tous points éblouissant. Car KAZANTZAKI n’oublie pas l’humour de circonstance, comme pour dédramatiser : « Mon grand-père, armé d’un brûlot, incendiait les frégates ennemies, mon père, armé d’un fusil, décimait les Turcs et moi, armé d’un chasse-mouches, je tue les mouches, pouah ! ».

KAZANTZAKI fut un homme fasciné par la figure du Christ. Elle est encore ici bien présente, avec son ombre apparaissant ici et là, mais toujours en filigrane, comme un fil conducteur. Et si les personnages de ce roman quasi divin trinquent beaucoup, c’est pour ne pas perdre ni leurs forces, ni leur dignité d’êtres humains respectueux de leurs ennemis, malgré la haine réciproque. Certes, une certaine misogynie peut poindre en des pages, et pourtant les femmes savent aussi se révolter et taper du poing sur la table, se faire entendre et respecter, c’est l’une des ambiguïtés des romans de KAZANTZAKI, toutes ces ambiguïtés mises bout à bout pouvant être rapprochées sans honte aucune aux chefs d’œuvre de DOSTOÏEVSKI, ainsi que de certaines scènes de TOLSTOÏ pour la précision des combats.

Le crétois KAZANTZAKI possède un style russe mais à la manière des contes persans, son style et son univers sont ce feu d’artifice pétillant et ininterrompu, chacune des figures qu’il met en scène personnifiant une identité collective, comme ce jeune homme de 17 ans, Théodoris, neveu de Michel et représentant l’avenir, tout comme Thrassaki, le renouveau de la Crète et de la chrétienté, sa résurrection, alors que Sifakas le vieux père de Michel, centenaire, représente, ainsi que quelques autres, par sa participation aux luttes de 1821, la Crète de jadis. Tous ont leur place dans ce roman aux nombreuses ramifications.

KAZANTZAKI décortique dans ce roman d’une immense spiritualité les coutumes ancestrales crétoises, rattrapées par un fort antisémitisme rural, ruralité qu’il exacerbe par force détails. Et toujours ces images violentes très marquantes dans un livre dense et si riche : « Ce ne sont pas des morceaux de viande, vieux Sifakas, ce sont des oreilles. Ce n’est pas de l’eau, c’est de l’alcool. Le jour où un Turc m’a renversé et mangé l’oreille, c’était en 1821, j’ai fait le serment de mettre dans cette bouteille une oreille de chaque tête de Turc que je tuerais… Pour te raconter mon histoire, capétan Sifakas, je n’ai qu’à regarder une à une les oreilles qui nagent dans cet alcool. Je sais à qui appartiennent chacune d’elles ».

Derrière ce combat à la fois d’une époque et d’une nation, sur une terre définie, c’est bien un message universel que KAZANTZAKI délivre, ce verbe pouvant être d’ailleurs lu sur plusieurs niveaux. C’est tout simplement du Grand Art. Réédition disponible aux éditions Cambourakis.

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(Warren Bismuth)

vendredi 10 décembre 2021

Allain GLYKOS & ANTONIN « Kazantzaki – 1 – Le regard crétois 1883-1919 »

 


Dans cette BD foisonnante, Allain GLYKOS et ANTONIN s’emparent littéralement à bras le corps du parcours de l’auteur crétois Nikos KAZANTZAKI (1883-1957) et lui redonne vie dans une fresque majestueuse. Par ordre chronologique minutieusement suivi, le duo va créer délicatement et sûrement une passerelle en forme d’héritage entre un écrivain célèbre et un jeune homme à l’ascendance un peu similaire qui s’en va l’interviewer par-delà la mort.

KAZANTZAKI est né en Crète en 1883 à Candie (= Megalo Kastro = Heraklion selon les époques) de deux familles fort dissemblables : côté père des corsaires, des chefs de guerre, côté mère de discrets paysans. La figure du père est écrasante : homme puissant, taiseux, froid, il a inspiré le personnage du capétan Michel pour le roman « La liberté et la mort ». En Crète, depuis deux millénaires jusqu’en fin de XIXe siecle, l’indépendance de l’île peut se résumer à moins de 100 ans. Pour le reste, l’île fut sous diverses dominations, occupations, notamment celle des Turques durant 267 années consécutives. C’est en partie ce qui va construire le destin de la famille KAZANTZAKI.

Dans des pages richement colorées, de pastel à rouge vif en passant par le noir le plus opaque, les dessins parfois en forme de fresques s’étalent pleine page en plusieurs petites parties se rejoignant, se complétant dans une atmosphère chaleureuse, résolument moderne dans un décor pourtant passéiste, en passant par les successions de vignettes. C’est l’une des grandes forces visuelles de cette œuvre, mêler le passé au présent de manière cohérente et esthétiquement marquante.

Mais retour sur le fond : des images fortes sont gardées en mémoire, comme ce canari, propriété du tout jeune Nikos KAZANTZAKI qui le libère ponctuellement de sa cage dans sa chambre, canari qui se pose au sommet d’un globe terrestre, sur un pôle, et de là naît l’imagination du futur romancier poète. Ce jeune Nikos affecté par la violence de ses instituteurs, une violence qui semble présente sur toute l’île, et sans doute par-delà les mers. Mais ceci, il ne l’apprendra que plus trad.

Ici c’est toute la première partie de vie de Nikos KAZANTZAKI qui est contée, avec passion et volonté évidente de partage. Le jeune homme questionneur apparaissant sur chaque page minuscule médaillon aux côtés de KAZANTZAKI, vignette constituant le fil rouge de cette BD imprégnée de la lutte incessante entre la Crète et la Turquie notamment par le biais de cet échange voluptueux et plein de saveur.

« Sois le bienvenu, malheur, si tu viens seul ». Des phrases fortes viennent ponctuer cette magistrale biographie. Et l’on constate que l’œuvre romanesque de KAZANTZAKI est loin d’être fictive, tant les éléments tirés de sa propre vie y sont légion, ne serait-ce que ses personnages, dont cet Alexis Zorba. Qui a existé, certes sous un prénom différent.

La Crète paraît ne jamais avoir été épargnée par les turpitudes. Les occupations étrangères successives faisant suite à des tremblements de terre, même le sol semble s’être ligué contre l’avenir de la Crète. Quant à Nikos, il rencontre l’amour, ça se passera plus ou moins bien, il commence à voyager, à Athènes d’abord à partir de 1902 pour ses études de Droit (c’est là qu’il rédige son premier roman « Le lys et le serpent » sous le pseudo de Karma Nirvami), à Paris ensuite afin de poursuivre lesdites études. Il y suit les cours d’Henri BERGSON dont la pensée philosophique est un choc pour le jeune Nikos, comme le sera peu après celle de NIETZSCHE pour lequel il dirige ses pas en Suisse, un besoin de voir par lui-même et de s’imprégner des lieux où a vécu le philosophe, sur lequel il écrira une thèse. La curiosité, compagne d’une vie. Puis ce sera la visite aux moines de l’île de Naxos. Nouveau choc.

Dans cette BD, le fantôme post-mortem de KAZANTZAKI se livre, parle de ses convictions, des rencontres décisives qui influenceront sa vie à jamais, ses désillusions, ses espoirs, la religion bien sûr : « On raconte qu’à ma naissance, la sage-femme qui m’a mis au monde a dit qu’un jour je deviendrai un évêque. L’idée me plaisait. Mais plus tard, quand j’ai vu ce que faisaient les évêques, j’ai changé d’avis ». KAZANTZAKI se fait philosophe, entre sagesse et révolte.

Et le combat presque fratricide quoique ennemi entre Crète et Turquie, et plus généralement cette situation géopolitique de la Grèce, position provoquant les tempêtes historiques : « De nouvelles forces montent de l’Orient et de l’Occident. La Grèce, entre ces deux poussées, devient une fois de plus le lieu du remous ».

KAZANTZAKI participe à la première guerre balkanique de 1912, il en est brièvement fait état dans cette BD copieuse au travail de titan. L’entretien s’achève en 1919, alors que KAZANTZAKI commence à posséder quelque puissant bagage pour affronter les vicissitudes de la vie. Mais soyons patients : un second tome sur la suite de cette existence en forme d’épopée est prévu, il sera ardu de patienter après ce premier volume de plus de 200 pages époustouflantes, emplies de détails documentaires entre vie intime et destin universel. C’est paru en 2021 aux éditions Cambourakis et c’est très chaudement recommandé.

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(Warren Bismuth)