Sur l’île de Crète, à
Candie plus précisément, se joue une guerre entre chrétiens et
musulmans en 1889. Le capétan Michel, homme valeureux, bourru,
corpulent et taiseux est le chef du village. Il est directement
inspiré du père de l’auteur. Nouri Bey, un turc, chef de clan
également, lui apprend que son frère a fait un esclandre à la
mosquée en y portant un âne à bout de bras. Telle est la trame de
départ de ce long roman de Nikos KAZANTZAKI, son sixième, écrit en
1950, parfois traduit par « La liberté ou la mort », et
qui aurait dû à l’origine s’appeler sobrement « Le
capétan Michel ».
Entre les familles du capétan
et de Nouri, l’heure a toujours été à l’orage. Kostaros, frère
de Nouri, a jadis égorgé le père de Michel. Pourtant, entre ces
deux-là, une amitié indéfectible s’est scellée par le mélange
de leurs sangs, un geste d’une rare force. Le paradoxe de leurs
sentiments est immense car ils se souviennent de leur jeunesse, de
leurs journées passées ensemble. Pourtant, la tension est désormais
palpable entre les deux familles de religions opposées, religion
chacune représentée par l’un des deux protagonistes.
La Crète est cette île
grecque située en Europe, mais à la fois aux portes de l’Asie et
de l’Afrique. Ses terres n’en sont que plus convoitées. Elle est
en 1889 sous la domination ottomane et compte bien se battre jusqu’au
bout pour recouvrer sa liberté. Les guerres antérieures de 1821,
1866 ou 1878 sont encore présentes dans tous les esprits, les
rancunes sont tenaces et l’atmosphère est électrique, une
nouvelle guerre de religion semble imminente.
La révolution de 1821 est
exhumée par la plume vertigineuse, voluptueuse et envoûtante de
KAZANTZAKI. L’auteur fait défiler une kyrielle de personnages aux
caractères trempés, à la puissance démesurée, au charisme
sulfureux. Dans de très longs chapitres, il présente avec un génie
évident les tenants et les aboutissants, faisant d’une querelle de
famille une épopée universelle. Sur fond de tremblements de terre,
ses personnages se déplacent, boivent, trinquent, se respectent mais
se haïssent, le conte persan n’est pas loin, et pourtant ce livre
est tellement plus.
Il se divise en deux parties
distinctes, deux moitiés de roman : la première est la
présentation des protagonistes, la situation politique et religieuse
de ce village crétois (ses paysages prenant une place non
négligeable), les tensions incommensurables entre les familles, les
coups bas, les assassinats, les accusations. La pression entre les
rivaux peut se voir comme une suite de veillées d’armes.
L’égorgement d’un moine par les turcs déclenche les hostilités,
la guerre va être sanglante, violente, faite de massacres sans
scrupules. C’est la seconde partie de ce récit, alors que des
attentistes espèrent l’intervention de la Russie orthodoxe en
faveur de la Crète. Les scènes brutales, barbares, se succèdent.
Des meurtres quasi fratricides
s’enchaînent : Manousakas, le propre frère de Michel, est
assassiné par Nouri. Chaque page sent la poudre et sue la vengeance
par tous ses pores. Le message du Christ pourrait bien prendre une
toute nouvelle forme : « Ce
n’est pas le Christ qui est crucifié… Mon Dieu, c’est une
femme qui porte une cartouchière et des pistolets d’argent ! ».
La force presque surnaturelle
de KAZANTZAKI réside dans la manière de guider son lectorat en de
menues scénettes, puissantes, dont la maîtrise est totale. Il sait
peut-être mieux que personne décrire les âmes, en des personnages
eux aussi d’une vigueur et d’une dimension vertigineuses. Son
aisance aussi, pour conter les massacres des guerres passées entre
chrétiens et musulmans, sa méticulosité pour décrire une scène
de combat. Tout est saisissant dans cet ample roman, véritable
fresque historique aux détails foisonnants et calibrés, le résultat
est en tous points éblouissant. Car KAZANTZAKI n’oublie pas
l’humour de circonstance, comme pour dédramatiser : « Mon
grand-père, armé d’un brûlot, incendiait les frégates ennemies,
mon père, armé d’un fusil, décimait les Turcs et moi, armé d’un
chasse-mouches, je tue les mouches, pouah ! ».
KAZANTZAKI fut un homme fasciné
par la figure du Christ. Elle est encore ici bien présente, avec son
ombre apparaissant ici et là, mais toujours en filigrane, comme un
fil conducteur. Et si les personnages de ce roman quasi divin
trinquent beaucoup, c’est pour ne pas perdre ni leurs forces, ni
leur dignité d’êtres humains respectueux de leurs ennemis, malgré
la haine réciproque. Certes, une certaine misogynie peut poindre en
des pages, et pourtant les femmes savent aussi se révolter et taper
du poing sur la table, se faire entendre et respecter, c’est l’une
des ambiguïtés des romans de KAZANTZAKI, toutes ces ambiguïtés
mises bout à bout pouvant être rapprochées sans honte aucune aux
chefs d’œuvre de DOSTOÏEVSKI, ainsi que de certaines scènes de
TOLSTOÏ pour la précision des combats.
Le crétois KAZANTZAKI possède
un style russe mais à la manière des contes persans, son style et
son univers sont ce feu d’artifice pétillant et ininterrompu,
chacune des figures qu’il met en scène personnifiant une identité
collective, comme ce jeune homme de 17 ans, Théodoris, neveu de
Michel et représentant l’avenir, tout comme Thrassaki, le
renouveau de la Crète et de la chrétienté, sa résurrection, alors
que Sifakas le vieux père de Michel, centenaire, représente, ainsi
que quelques autres, par sa participation aux luttes de 1821, la
Crète de jadis. Tous ont leur place dans ce roman aux nombreuses
ramifications.
KAZANTZAKI décortique dans ce
roman d’une immense spiritualité les coutumes ancestrales
crétoises, rattrapées par un fort antisémitisme rural, ruralité
qu’il exacerbe par force détails. Et toujours ces images violentes
très marquantes dans un livre dense et si riche : « Ce
ne sont pas des morceaux de viande, vieux Sifakas, ce sont des
oreilles. Ce n’est pas de l’eau, c’est de l’alcool. Le jour
où un Turc m’a renversé et mangé l’oreille, c’était en
1821, j’ai fait le serment de mettre dans cette bouteille une
oreille de chaque tête de Turc que je tuerais… Pour te raconter
mon histoire, capétan Sifakas, je n’ai qu’à regarder une à une
les oreilles qui nagent dans cet alcool. Je sais à qui appartiennent
chacune d’elles ».
Derrière ce combat à la fois
d’une époque et d’une nation, sur une terre définie, c’est
bien un message universel que KAZANTZAKI délivre, ce verbe pouvant
être d’ailleurs lu sur plusieurs niveaux. C’est tout simplement
du Grand Art. Réédition disponible aux éditions Cambourakis.
https://www.cambourakis.com/
(Warren Bismuth)