Pour ma modeste contribution ponctuelle au défi annuel du blog Book’ing dont l’édition 2024 a pour thème « Lire sur les mondes ouvriers & le monde du travail »
(https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2024/01/2024-lire-sur-le-monde-ouvrier-les.html)
et pour alimenter mon cycle grec débuté l’été dernier, j’ai décidé de mettre en avant le récit de vie du grec Yánnis D. YÉRAKIS, « Pêcheurs d’éponges ».
Le parcours de vie du jeune grec Yánnis D. YÉRAKIS (1887-1971) est pour le moins tumultueux. À l’automne de sa vie, vraisemblablement à la fin des années 1960, il se décide enfin à le raconter dans un texte bref et frappant, sous-titré « Kalymnos 1900 – Saint-Pétersbourg 1917 ».
Originaire de l’île de Kalymnos dans le Dodécanèse, ottomane lors des événements relatés dans ce livre (elle passera plus tard sous le joug des fascistes italiens), l’auteur nous dresse non pas un destin personnel mais toute un pan de culture de l’île, par une activité professionnelle méconnue. Les pêcheurs d’éponges exercent nus un métier harassant et dangereux, ne pouvant travailler que quatre mois de l’année, ils sont en proie aux requins. Le reste de l’année, ils vivotent, crèvent de faim, certains vendent leurs enfants dans des usines de « pantoufleurs » en Russie en ces temps à cheval entre les XIXe et XXe siècles. Gamins esclaves exploités jusqu’à la corde, YÉRAKIS fut de ceux-là.
L’auteur revient sur l’année terrible de 1884 où les pêcheurs d’éponges ne purent plus nourrir correctement leur famille, beaucoup d’entre eux périrent dans de sinistres circonstances expliquées dans ce livre. « L’éponge ou la peau », s’écriaient-ils. D’un côté les pêcheurs à la pierre, plongeant nus dans les mers à près de 70 mètres de profondeur. De l’autre les scaphandriers, harnachés avec sécurité (ce procédé fut interdit à cause de sa dangerosité pour le travailleur, puis à nouveau autorisé quelques années plus tard), travaillaient plus vite, tout en détruisant une partie du fond des mers.
L’émigration est alors massive à destination des Etats-Unis, mais aussi de la Russie, où des pêcheurs d’éponges reconvertis peuvent enfin gagner leur vie. Tout basculera en octobre 1917 avec le régime bolchevique en place. Là ils seront emprisonnés, comptant de nombreux déportés en Sibérie.
Mais revenons à nos pêcheurs d’éponges. YÉRAKIS, lui-même pêcheur à partir de l’âge de 13 ans, donne dans le détail leurs missions et les nombreux risques qu’ils encourent. Les requins sont les ennemis de ces « héros invisibles », ils en croquent certes rarement mais régulièrement. Des amis de YÉRAKIS seront de ceux-ci. Dans un texte empli d’humilité (il refuse de se mettre en avant, et s’en excuse lorsqu’il doit le faire), l’auteur dépeint les sensations, les sentiments, les peurs, notamment avec ce meltem soufflant monstrueusement en mer Égée. Et bien sûr, cette peur parmi toutes : se faire happer par un requin. Le récit fourmillent d’anecdotes à ce sujet : « Autre accident, qui s’est bien terminé, celui-là : l’attaque d’un pêcheur par un requin, en surface. Il venait à peine de plonger quand le poisson l’a avalé avec sa pierre, mais son estomac ne l’a pas supporté et il l’a rejeté ».
« Pêcheurs d’éponges » est aussi un récit d’aventures, entre les différents points géographiques où stationnent les marins, les diverses vicissitudes et faits divers souvent morbides, il ne s’épanche pas sur la tragédie. YÉRAKIS déroule son histoire, enfin celle des autres à ses côtés, sans mollir ni se plaindre. Il se contente de décrire la vie au quotidien de ces forçats de la mer, ces hommes oubliés aujourd’hui, qui ont donné leur vie pour nourrir les leurs.
YÉRAKIS connut un destin singulier que résume le traducteur Spiro AMPÉLAS dans sa postface : « En 1906, il n’aura d’autre choix que de repartir pour Saint-Pétersbourg où, comme nous le savons, pris au piège de la Grande Guerre puis de la révolution d’Octobre, il séjournera jusqu’en 1920. Il s’installera alors à Athènes, l’occupation du Dodécanèse ne lui permettant pas de rentrer chez lui. Il vivra dans la capitale l’arrivée massive des grecs chassés d’Asie Mineure, la dictature du général Metaxás, l’occupation nazie, la guerre civile qui suivit ».
Il y aurait eu tant de péripéties à raconter dans une vie aussi riche et tragique, mais YÉRAKIS a plutôt choisi de ne rendre hommage qu’à ses camarades pêcheurs d’éponges, ceux avec lesquels il a partagé tant de drames juste pour gagner une vie qui ne fut pas de tout repos. En fin de volume est annexé un poème de 1951 de YÉRAKIS : « Histoires de pêcheurs d’éponges » dans lequel il revient, en quelques pages seulement, sur le sort de ces malheureux compagnons de travail engloutis par des requins au tout début du XXe siècle. Accompagné de photographies et cartes géographiques pour mieux vous familiariser avec les lieux évoqués, « Pêcheurs d’éponges » est magistralement préfacé par Daniel FAGET qui dresse une véritable biographie, riche et détaillé, de YÉRAKIS sur 30 pages. Paru en 2022 dans la somptueuse collection grecque de chez Cambourakis pour un prix ridiculement bas en format poche, il possède tous les atouts pour vous séduire.
(Warren Bismuth)
Une sacrée vie, en effet ! Et 70 m de profondeur sans matériel !? C'est incroyable.. Je récupère ton lien qui va parfaitement coller à la section "travailleurs de la mer", merci.
RépondreSupprimerJ'ai découvert ce métier dans un album jeunesse consacré aux métiers disparus. On nous y épargnait les attaques de requin et la misère dans laquelle ils vivaient la majeure partie de l'année! Cette édition a l'air particulièrement riche, ce qui ne m'étonne pas Cambourakis soigne ses publications avec des préfaces toujours très pertinentes.
RépondreSupprimerUn récit de vie plein de détails très instructifs.
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