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mercredi 14 août 2024

Panaït ISTRATI & Romain ROLLAND « Correspondance 1919-1935 »

 


La correspondance entre Panaït Istrati et Romain Rolland s’étend sur seize ans, et le recueil ne contient pas moins de 640 pages grand format, autant dire que l’entreprise est colossale. Elle débute par une lettre autobiographique que rédige Istrati le 20 août 1919 à Genève à Roman Rolland, celui qu’il considère comme le plus grand écrivain vivant, lettre que ne reçut jamais son destinataire.

La deuxième lettre est écrite précisément le 1er janvier 1921 de Nice, désespérée, celle d’un homme fini, qui d’ailleurs se tranche la gorge immédiatement après. Mais il survit. Et Romain Rolland lui répond, enfin. Ici commence une longue amitié qui durera jusqu’à ce qu’une brouille historique les sépare.

Dans ses premières lettres, Istrati, qui a appris le français en autodidacte, lui le roumain vagabond, écrit avec emphase, voyant en Rolland un sauveur. Il s’aplatit devant la figure d’un écrivain déjà célèbre, se diminue, se plaint beaucoup aussi d’une vie qu’il considère comme ratée. Rolland, tout d’abord agacé d’une part par tant d’auto-flagellation et d’autre part envers les louanges et adulations, finit par croire en Istrati et en son talent après de nombreux échanges. Il lui conseille d’écrire sa vie.

Tourmenté et idolâtre, Istrati ne sait comment se comporter avec son « maître », il en fait trop, s’apitoie tant et plus, et Rolland doit souvent le sermonner, avant de lui envoyer de l’argent. Car Istrati est et reste pauvre, errant de ci de là, sans amis (il s’est fâché avec chacun d’eux), sans but, sans espoir, bien qu’il soit un photographe talentueux qui vivote grâce à son art sur la Promenade des anglais de Nice.

Si Istrati souhaite devenir à son tour écrivain, il est pourtant très dur (mais peut-être pas si décalé) avec le monde de la littérature. Énervé par ses jérémiades, Rolland se fait plus direct, notamment dans cette lettre du 21 décembre 1921 : « Vous êtes un passionné Istrati. C’est votre essence. Vous exigez de la vie, vous exigez de l’amour, vous exigez de l’amitié… Et certes, elles et ils vous ont constamment refusé ce que vous réclamiez d’eux. Ils vous ont déçu, trahi, cruellement fait souffrir. – Mais quel droit un homme a-t-il d’exiger d’un autre être ou de l’ensemble des êtres, de la vie ? Et par le fait qu’un être aime, a-t-il droit à l’amour ? – Aucun. Je le dis, moi qui n’ai pas été aimé d’êtres que j’aimais le plus. La vie ne nous doit rien », précisant bientôt « Je n’attends pas de vous des lettres, j’attends de vous des œuvres ».

Istrati le harcèle, désordonné, agressif, agité. Puis vient le temps de la tant attendue œuvre : premiers envois en septembre 1922, « J’écris pour vous », dans un travail d’écriture comme dans une urgence avant de trépasser, car Istrati se voit souvent mort à très brève échéance, il est malade, il le sait et il n’a plus le temps d’attendre, aussi il ne se relit pas, il envoie ses brouillons comme une genèse, un embryon de l’œuvre à venir, brouillons bruts, truffés de fautes de français. À ce propos, cette correspondance est une mine d’informations sur l’évolution, la progression de Istrati dans la langue française. Si ses premières lettres sont farcies de fautes, de ratures (l’éditeur a fait le choix judicieux de tout publier dans son jus, avec les fautes, les rajouts, les ratures, etc.), son style s’affirme rapidement pour devenir plus sûr, plus fluide, bien qu’il doute sans cesse, qu’il manque de confiance en lui.

Soudain cette phrase prémonitoire de Rolland pour Istrati dans une lettre du 20 juin 1924 : « Vous n’avez pas encore d’ennemis !... patience ! Ils ne tarderont guère... ». Quelques années plus tard, l’Histoire lui donnera raison. En attendant, Istrati connaît enfin le succès grâce à l’aide de Rolland, succès qui rapidement l’écrase, le rend mal à l’aise, lui l’humble parmi les humbles. Il redistribue ses bénéfices aux nécessiteux, redevient lui-même, offensif, généreux et déterminé. Il s’affirme aussi devant Rolland (ils ont fini par se rencontrer à plusieurs reprises), ce dernier le traitant enfin sur un pied d’égalité, ne le considérant plus comme son élève (on peut reprocher à Rolland son ton un brin condescendant) alors que Istrati gagne en assurance.

Octobre 1927, en bolchevik convaincu, Istrati accepte bien volontiers l’invitation du pouvoir russe de se rendre en U.R.S.S. pour les commémorations du dixième anniversaire de la Révolution russe. C’est à cette période qu’il se lie d’amitié avec le grec Nikos Kazantzaki, tous deux très enthousiastes de ce qu’ils voient sur le terrain – savamment préparé par les autorités soviétiques, mais ils l’ignorent à ce stade - dans cet immense pays qui vient de créer une nouvelle manière de diriger. D’ailleurs les premières tensions épistolaires entre Istrati et Rolland naissent de « Ascèse » de Kazantzaki que Rolland voit d’un très mauvais œil. Istrati, blessé, rétorque, notamment sur la notion de la Famille, qu’il déteste. Lié à Kazantzaki pour l’éternité (du moins le croit-il, là encore l’avenir lui donnera tort), on dirait qu’il ne peut admirer deux hommes à la fois, est extrêmement possessif dans son amitié. Il est possible qu’à partir de ce moment, il ait « sacrifié » Rolland. De l’U.R.S.S., il gagne la Grèce puis revient au pays rouge.

Le point de bascule se situe précisément en 1929 quand éclate l’affaire Roussakov (que Istrati développera quelques mois plus tard dans son pamphlet anti-soviétique « vers l’autre flamme », co-écrit avec Victor Serge et Boris Souvarine, ce dernier anonymement). Istrati se dresse contre l’arbitraire de l’U.R.S.S., ouvre les yeux, et ne voit plus qu’un pays corrompu, empli de mensonges d’Etat et de manipulations grossières. Rolland s’insurge, le torchon brûle, les deux hommes finissent par s’insulter et se maudire. Alors que Istrati se déchaîne par sa plume, Rolland se met dans une colère noire : selon lui, malgré tous les défauts que l’on peut imputer au pouvoir soviétique, il ne faut pas le compromettre, au risque de faire le jeu de l’Occident capitaliste. Il est peu de dire que Istrati goûte peu cette sorte de choix de la censure envoyée par son vieil ami. Sa réplique est cinglante : « Nous n’avons, ni la même connaissance de la Russie, ni les mêmes sentiments à l’égard de nos amis politiques. (Je dirais même à l’égard de la classe ouvrière, telle que je l’ai vue écrasée là-bas, par les miens). Vous me rendez responsable de cet acte comme s’il était capable d’organiser à lui seul, une croisade capitaliste contre l’U.R.S.S. Je suis responsable d’un certain affaiblissement de la confiance qu’il provoquera dans le sein de l’Internationale. Cela, je l’ai voulu, et je voudrais que cet affaiblissement aille jusqu’au bout, tuant ce parti « communiste » farci de chenapans et obligeant les canailles de là-bas de faire place aux vrais révolutionnaires ».

Début 1930, le divorce est consommé, les deux hommes de lettres continuent leur chemin chacun de son côté. La violence épistolaire fut intégrale et fatale, et c’est Istrati qui va payer. Encore une fois, tous ses amis vont s’éloigner de lui, jugeant qu’il sent trop le soufre. Cependant leur correspondance, glaciale désormais, reprend dans les derniers mois de vie de Istrati. L’ultime lettre de Rolland pour son ancien ami, datée de janvier 1935, est même d’une rare violence. Trois mois plus tard Istrati n’est plus. Cette amitié débordante métamorphosée en guerre ouverte entre deux individus de caractère, a elle aussi vécu.

Le recueil propose d’autres lettres, soit de Istrati ou Rolland à d’autres destinataires, soit le contraire. La fin du volume se concentre sur divers témoignages de personnages illustres ou non qui parlent de Istrati. Les nombreuses notes de bas de pages sont particulièrement éclairantes sur le contexte historique et littéraire. Ce livre, il faut aussi le voir comme une véritable biographie de Panaït Istrati. Si lui-même donne de nombreux et précieux détails sur son parcours, il en est de même pour certains proches qui témoignent, faisant de ce copieux livre une petite bible en matière de connaissance de Istrati. Certaines lettres furent perdues, d’autres détruites, mais le résultat est cependant de grande ampleur. Le présent volume, publié en 2019, tout « Istratien » se doit de le lire attentivement. En 1922, Romain Rolland à propos de ISTRATI « Il écrit en français comme un barbare de génie ». C’était plusieurs années avant la tempête. Pour Rolland, c’est le barbare qui survivra à l’écrivain…

(Warren Bismuth)

mercredi 31 janvier 2024

Malcolm MENZIES « Makhno, une épopée »

 


Les biographies sur le paysan révolutionnaire ukrainien Nestor MAKHNO sont peu nombreuses, et s’éloignent parfois volontiers de la réalité pour proposer un super héros résistant qui a quasiment fait plier l’armée rouge des soviets peu après leur prise de pouvoir en octobre 1917. L’anarchiste MAKHNO est souvent dépeint comme un homme sans failles, de manière caricaturale et exagérée dans ses qualités. Cette présente biographie de Malcolm MENZIES remet les pendules à l’heure.

Biographie de 1972 (ici rééditée), la première du révolutionnaire, elle revient abondamment sur les événements politiques du début du XXe siècle en Russie, ranimant le contexte politico-social qui précède la révolution de 1917. Parallèlement l’auteur place Nestor MAKHNO dans cet environnement. Anarchiste dès 1906 (il a alors 18 ans), il connaît pour la première fois la prison l’année suivante, est même condamné à mort, mais comme il est mineur, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité.

Durant ses détentions, MAKHNO « visite » souvent le cachot pour insubordination. Il fait de longs séjours à l’hôpital en raison de sa santé devenue défaillante, touchée par une tuberculose pulmonaire. Il cogite et prépare une revanche, non seulement celle d’un homme, mais celle d’un peuple. La première révolution de 1917, celle de février, aboutit à une amnistie générale des condamnés politiques dont fait partie MAKHNO. Le voilà libre.

« Il languit six années entières à la prison de Boutyrka. Le peu de culture générale ou d’éducation politique qu’il posséda jamais, il devait l’acquérir là. Une prison politique, à cette époque, c’était aussi l’université. C’est là que les jeunes révolutionnaires apprenaient le b.a.-ba de leur idéologie politique des lèvres d’hommes mûris par plusieurs dizaines d’années d’activité subversive ». Car paradoxalement, dans cette biographie très documentée, ce sont bien les faiblesses de MAKHNO, son manque d’instruction, de discernement, son instinct bestial, sa violence qui nous le rendent plus humain, loin de l’image d’être indestructible fait d’un bloc.

Juste après sa libération en 1917, MAKHNO prend la tête d’une organisation ukrainienne paysanne et révolutionnaire, c’est là qu’il va écrire sa légende, alors que la Russie est dans son ensemble touchée par la famine et a besoin de la région d’Ukraine pour survivre. L’auteur revient avec force détails sur les évènements immédiats de l’après octobre. Son travail minutieux permet de suivre l’évolution du régime, mais aussi celle de l’armée Makhnoviste, de sa brève alliance avec LÉNINE, du traité de Brest-Litovsk de 1918, de l’Allemagne qui prend en partie possession de l’Ukraine, alors jeune République autonome. La maison de la mère de MAKHNO est brûlée, l’un de ses frères tué, l’autre jeté en prison.

De cette période, de nombreuses légendes planent sur Nestor MAKHNO, Malcolm MENZIES s’applique à les détricoter, tandis que la Makhnovchtchina, l’armée insurrectionnelle ukrainienne dirigée par MAKHNO, s’adonne à de véritables massacres. Tout s’emballe, la simple évocation du nom de Nestor MAKHNO inspire la terreur. VOLINE, le célèbre révolutionnaire, rejoint cette armée, il témoigne des horreurs, les dépeint.

En 1921, l’aventure se termine, la Makhnovchtchina est vaincu. Sur les accusations d’antisémitisme sur la personne de MAKHNO, là aussi Malcolm MENZIES répond, aussi brièvement que clairement : « L’armée makhnoviste, presque entièrement paysanne dans son recrutement, n’était évidemment pas exempte du sentiment antisémite virulent qui s’était emparé de l’Ukraine. Makhno, personnellement, condamnait toute discrimination. Il publia des ordres interdisant formellement les pogroms, et les sanctions punissant les manifestations d’antisémitisme étaient promptes et rigoureuses. Un commandement de détachement fut fusillé sans jugement en raison d’un raid accompli sur une colonie juive. Un soldat eut droit au même sort pour avoir déployé un calicot portant : ‘Mort aux juifs, sauvons la Révolution, vive le batko Makhno’ ».

Défait, renié, MAKHNO quitte la Russie. Il erre dans divers pays avant de rejoindre la France en 1925, où le mouvement anarchiste est en crise, comme partout en Europe. Indirectement, MAKHNO en fera les frais. Abandonné autant pour son alliance passée (quoique très brève) avec les bolcheviques que pour son attitude jugée hautaine et son comportement solitaire, mais aussi mis de côté simplement pour être russe, comme le furent de nombreux exilés à cette période. Malgré les manifestations et cagnottes de soutien, il meurt dans la misère, épuisé, en 1934. Il n’a que 45 ans. Il reste les actes, ceux d’un révolutionnaire anarchiste déterminé et de son armée paysanne qui a marqué l’Histoire du XXe siècle.

Ce documentaire est une mine d’informations, que ce soit sur Nestor MAKHNO, sur l’Histoire politique de la Russie de l’avant révolution de 1917, sa mise en place et ses balbutiements, mais aussi sur les relations internationales et les accords de principe. Au-delà de la biographie d’un être, c’est bien un instantané sur l’Europe de l’est des deux premières décennies du XXe siècle. Quant à la biographie en elle-même, elle est clairvoyante car défanatisée, lucide car impartiale, prenant un recul nécessaire et salvateur. Elle ne glorifie ni ne condamne MAKHNO, ne sous-estime pas son action révolutionnaire, mais ne la rend pas héroïque. La figure de MAKHNO a permis tous les abus, les écrits pros ou anti se réfugiant dans une sorte de caricature du portrait, du super héros au super pourri buvant du sang juif. La vérité est tout autre, et Malcolm MENZIES l’expose brillamment. S’il n’y a qu’un témoignage à retenir sur Nestor MAKHNO, c’est sans doute celui-ci. Il fut enfin traduit (par Michel CHRESTIEN) et réédité dans une version revue et corrigée en 2017 dans la majestueuse collection Lampe-Tempête des éditions L’échappée.

https://www.lechappee.org/collections/lampe-tempete

(Warren Bismuth)

mercredi 14 juin 2023

Marina TSVÉTAÏEVA & Maximilian VOLOCHINE « De vie à vie »

 


Le contenu de ce livre est original et pousse à la réflexion. Je devrais presque plutôt écrire « de ces deux livres » car nous avons bien là deux auteurs pour deux formats dans un  même ouvrage. Tout d’abord un carnet de souvenirs, ceux de Marina TSVÉTAÏEVA (1892-1941) pour son cher ami poète Maximilan VOLOCHINE (1877-1932). Si la poétesse reprend un peu la forme de son « Pouchkine » (enfin, c’est plutôt le contraire, le présent texte ayant été écrit en 1932 et « Mon Pouchkine » en 1937), soit une sorte de biographie un peu expérimentale, somme de mosaïques cousues les unes aux autres, la différence majeure entre les deux textes est leur approche : pour l’hommage à POUCHKINE, TSVÉTAÏEVA se place en admiratrice pour un homme disparu, un inconnu en quelque sorte. Ici, elle se met fermement dans la position de l’amie, puisqu’elle fut une proche de VOLOCHINE.

TSVÉTAÏEVA semble avoir été très marquée par sa première rencontre avec le poète ukrainien, s’attardant sur ce moment, avant de parler avec moins de minutie des suivantes. Puis portraitise une certaine Élizavéta Ivanovna Dimitriéva, l’occasion pour l’autrice de mettre en avant l’un de ses combats de toujours : le féminisme.

Puis retour sur son ami Maximilian, l’auteur de la supercherie faisant croire à l’existence de l’écrivaine Chérubina de Gabriac qu’il a pourtant montée de toutes pièces. VOLOCHINE est d’ailleurs décrit comme un être facétieux, loin de ce que l’imaginaire collectif pourrait le dépeindre. TSVÉTAÏEVA se plaît à dévoiler quelques souvenirs de l’enfance et de la jeunesse de VOLOCHINE, nous arrachant des sourires et mêmes des rires (une gageure dans la littérature russe !). Certes, ses souvenirs en forme de patchwork ou presque de somme de feuilles volantes qui seraient tombées à terre puis reconstituées dans le désordre. Celui qu’elle considère comme un lion est loin de la laisser indifférente, on la sent proche mais aussi admirative et peut-être aimante en un sens.

Un lion, certes… Mais aussi un homme féminin, c’est en tout cas ce que TSVÉTAÏEVA voit en VOLOCHINE, dans ce qu’il dégage, lui, influencé par la culture française, à la fois mystique et solitaire (il vit seul 8 mois de l’année), mort à 57 ans, est montré ici comme un être loin de la virilité masculiniste, homme plutôt pacifiste, effrayé par la violence.

Le voilà justement, à partir de la seconde moitié de l’ouvrage. Cette fois-ci c’est bien lui qui s’exprime librement (enfin, librement, façon de parler, nous sommes tout de même dans le pays de la censure et de l’interdiction littéraire), par le biais de ses poèmes, des poèmes d’une grande puissance, dans lesquels l’auteur se donne à fond, s’insurge, fait part de sa peur, celle de la guerre (VOLOCHINE demanda l’objection de conscience en 1914), renvoie dos à dos les révolutionnaires et leurs ennemis dans un pays qu’il ne reconnaît plus, où l’intolérance gagne chaque jour un peu plus (nous sommes au lendemain de la Révolution d’octobre 1917), un pays qui lui semble devenir fou. Le ton peut être tour à tour maritime puis christique, toujours cherchant le chemin de la lucidité, de la tolérance. Dans une poésie réaliste et vibrante, VOLOCHINE, né à Kiev en 1877, évoque le destin sombre des écrivains. Ce recueil de poèmes se clôt sur le long et époque « Le protopope Avvakoum », poème que selon TSVÉTAÏEVA il a réécrit sept fois, pour un résultat déconcertant, une biographie de 1918 en vers libres, sans aucune possibilité de répit.

Quinze poèmes pour découvrir l’œuvre d’un auteur injustement oublié, mais quelle poésie ! Jamais grandiloquente, jamais prétentieuse, jamais ampoulée, elle va droit à son but, fait part de la violence au quotidien, les mots fouettent, derrière eux se cache l’émotion d’un poète sensible qui fut interdit de publication dans son propre pays dès 1922. Les éditions Mesures viennent de commettre ce livre double (le texte de TSVÉTAÏEVA fut publié en 1991 mais est épuisé aujourd’hui), traduit et préfacé de main de maître par André MARKOWICZ dans une couverture illustrée par Françoise MORVAN. Une fois de plus, toute la Russie semble être renfermée en un volume, elle est violente et autoritaire, sans concession et totalitaire, elle ressemble tellement à la Russie contemporaine…

« Je te placerai là, en témoin des folies,

Je te ferai passer sur le fil de la lame

À travers les brasiers d’une guerre

Fratricide, inutile, sans issue

Pour que tu sois porteur du grand silence

De la mer miroitante au crépuscule ».

(Maximilan VOLOCHINE, 12 juin 1919).

https://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 février 2022

Isaac BABEL « Chroniques de l’an 18 »

 


Pour terminer ce triptyque consacré aux écrivains controversés et censurés, pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » mené tambour battant par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, et après les destins de BOULGAKOV (mort dans son pays après que plusieurs demandes d’exils lui aient été refusé), ZAMIATINE (mort en exil), terminons par celui d’Isaac BABEL, exécuté par le régime stalinien.

Isaac BABEL (1894-1940) n’est pas l’un des écrivains russes les plus connus en Occident. L’intérêt de ces 19 chroniques rédigées en 1918 est multiple. En effet, quelques mois seulement après la révolution d’octobre 1917, BABEL est allé à la rencontre des habitants d’Odessa et Saint Pétersbourg (s’appelant à l’époque Pétrograd), et ce qu’il en ramène, ce sont de brefs textes descriptifs sur les conditions de vie d’un peuple en miettes.

Ces chroniques sont comme des instantanés, un moment précis, une image figée sur ce que voit et ressent l’auteur. Elles font partie des premiers textes de BABEL (il a alors 24 ans). La position de BABEL est inconfortable dans la Russie bolchevik comme elle l’était sous le tsarisme : juif ayant travaillé pour la Tchéka, il est rapidement surveillé.

Dans ces tableaux, sans prise de position exagérée, BABEL décrit dans ces récits qu’il a décidé de présenter au présent : pénurie générale de matières premières, usines tournant au ralenti, augmentation notoire de la mortalité, sous-alimentation, les seins des mères sont souvent taris d’où le recours à des nourrices, malheureusement peu nombreuses. De plus l’argent manque pour enterrer les morts, des fosses communes poussent de fait un peu partout. « Tous les jours on amène à la morgue les corps des fusillés et des tués. Ils les emmènent sur des traîneaux, ils les déchargent à côté de la grille et ils repartent. Avant, on posait encore des questions – qui a été tué, quand, par qui. Maintenant, on a laissé tomber. On écrit sur un papier « inconnu » et on l’emporte à la morgue. Ceux qui les emmènent sont des soldats de l’Armée rouge, des miliciens, un peu tout le monde ». Et puis il y a la guerre civile, les accidents, le pays ressemble à un vaste charnier. Il en est de même dans les zoos où les animaux meurent de faim, en nombre. Les chevaux, que l’on ne peut plus nourrir, sont abattus par milliers.

BABEL participe aux réquisitions de nourriture et voit donc des gens crevant la dalle. Il dresse un portrait glacial de cette Russie qui vient de basculer. Ce qui est intéressant, c’est qu’il se contente de décrire, ainsi il ne se prononce pas sur le fond : montre-t-il un pays agonisant suite aux siècles de régime monarchiste ou bien un peuple déjà en proie à la misère suite à l’accession au pouvoir des bolcheviks ? Peut-être un peu les deux, mais le lecteur ne peut trancher. Contrairement au régime en place.

Ces chroniques furent écrites ente mars et novembre 1918, elles peuvent constituer les premières d’une longue série sur le bolchevisme au pouvoir. Elles semblent avoir été « oubliées » jusqu’en 1990, peut-être d’ailleurs parce qu’elle furent dès leur rédaction jugées « pornographiques » (sic). BABEL fait preuve d’un anticléricalisme, certes pas offensif, mais bien distinctif dans ces portraits. Lui-même est victime de l’antisémitisme galopant.

À ce jour, seule une édition fut publiée en France, en 1996. Elle est traduite par Cécile TEROUANNE et André MARKOWICZ, est agrémentée de 3 chroniques écrite en 1916 et plus particulièrement axées sur la littérature, le monde des bibliothèques en Russie et l’édition, BABEL y faisant notamment part de son admiration pour MAUPASSANT.

Toutes ces chroniques (les 19 originelles ainsi que les 3 rajoutées), si elles font bien partie de l’œuvre de BABEL, sont néanmoins à part dans celle-ci, puisque lui-même a dit n’être entré en littérature qu’en 1924.

En 1939, Isaac BABEL est arrêté pour Trotskisme et espionnage ainsi que pour une sordide histoire de mœurs. Il est fusillé en 1940 et ce n’est que plus d’un an plus tard que sa famille l’apprend. BABEL fut l’un de ces nombreux écrivains censurés, interdits par le pouvoir bolchevik avant d’être réhabilité en 1954, peu après la mort de STALINE.

 (Warren Bismuth)



mercredi 22 décembre 2021

Christian OLIVIER« La révolution au cœur »

 


Ce livre est le résultat d’un travail de longue haleine mené par Christian OLIVIER, par ailleurs musicien au sein des Têtes Raides, et quelques-uns de ses proches. Objectif : rendre un vibrant hommage aux poètes russes du XXe siècle, celui de la Révolution russe, l’espoir d’octobre 1917 se transformant subitement en cauchemar, notamment pour certains poètes que l’auteur va ici ressusciter et quasi réincarner.

Fort d’un travail d’archives découlant d’une fascination chez Christian OLIVIER pour la poésie russe de résistance, l’auteur veut partager avec son lectorat une période de l’Histoire d’un pays précis, vue par les yeux de poètes engagés qui jouent leur vie sur quelques vers.

Le livre se découpe en plusieurs fragments éclatés, imbriqués les uns dans les autres : nombreuses typographies d’ordre révolutionnaire (où bien sûr le rouge et le noir dominent), des bribes de phrases ou poèmes dressées comme en exergue d’un chapitre et sans doute nées de la plume de Christian OLIVIER, puis présentation d’un poème choisi chez un auteur russe alors au cœur de la tourmente, avant quatre pages d’un chapitre (il y en a quinze) d’un conte de Christian OLIVIER, égrené avec régularité au fil de l’ouvrage. Ce conte, en voici la teneur : un livre est égaré par une femme au sortir d’une séance cinématographique, puis récupéré par un homme alors que la femme ne remarque sa disparition qu’en rentrant chez elle. Contre toute attente, le livre prend vie, c’est alors qu’il est arrêté par les autorités du pays. « On l’accusa sans coup férir de diffuser sans autorisation une langue pernicieuse et de préparer un complot, qui créerait le désordre, l’anarchie et le chaos. Toute cette poésie propagée emmenait le peuple vers trop de liberté ».

Cette histoire rappelle bien sûr le sort de poètes russes de la Révolution de 1917, arrêtés, exilés ou exécutés, ou encore déportés, interdits d’exercer leur profession, de voir leurs proches, etc., un destin unique dans le monde des arts et de la culture. C’est ce destin qui a bouleversé Christian OLIVIER et lui a donné l’envie d’en faire une sorte de livre d’art de la résistance internationale en prenant la poésie comme arme. En effet, si de nombreux poèmes sont sélectionnés et proposés dans ce recueil, ils ne sont pas le fruit du hasard : leurs lignes, leur message et leurs auteurs respectifs sont une tentative d’insurrection contre le pouvoir soviétique et au-delà contre tout totalitarisme. Chacun des chapitres du conte est quant à lui ponctué par une pensée de l’un des poètes russes présents ici, pensée mise en exergue en caractère gras.

Au-delà du conte issu de l’écriture de Christian OLIVIER, une sélection de poèmes donc. Sont ici présents les poètes russes majeurs de la première partie du XXe siècle, ceux qui symbolisent peut-être le mieux la dissidence en U.R.S.S. : Anna AKHMATOVA, Boris PASTERNAK, Marina TSVETAÏEVA, Ivan BOUNINE, Vladimir MAÏAKOVSKI, Sergueï ESSENINE, Ossip MANDELSTAM, Alexandre BLOK, Daniil HARMS, sans oublier les « inconnus » ou les « oubliés » de l’Histoire : Vélimir KHLEBNIKOV, Maximilian VOLOCHINE,et autre Ilia ZDANEVITCH (les deux derniers noms étant soufflés par André MARKOWICZ...) .

« Camarades,

Aux barricades,

Barricades des âmes et des cœurs !

Celui-là seul est un vrai communiste

Qui a su brûler tous les ponts ».

(Vladimir MAÏAKOVSKI)

Ce livre étant un travail collectif, dans une longue et lumineuse préface assurée par un André MARKOWICZ très à l’aise, nous profitons de l’immense savoir du poète traducteur, qui nous gratifie de biographies plus qu’express des poètes présentés dans l’ouvrage. Leur sélection n’est pas dû au hasard car, et MARKOWICZ se plaît à le rappeler,  le sort de ces artistes sera tragique : suicides (TSVETAÏEVA et MAÏAKOVSKI), morts précocement de maladie en déportation ou non (MANDELSTAM, HARMS, BLOK, KHLEBNIKOV), persécutés à vie (AKHMATOVA, PASTERNAK).

« Maintenant, octobre ça n’est plus comme avant,

Ça n’est plus comme avant, octobre maintenant.

Quand siffle sur le pays le temps tempêtant

Hurle et rugit

Octobre, c’est une bête,

Octobre de l’an dix-sept.

Il me revient de cette neige

Et de ce jour terrifiant.

D’un regard trouble je la voyais.

L’ombre de fer qui planait

Quant Pétrograd s’enténébrait ».

(Sergueï ESSENINE)

Le rendu visuel est exceptionnel et très remarqué (dans la veine de la couverture fort réussie), il colle au plus près au message universel de ce livre, graphismes comme chipés à de vieilles affiches révolutionnaires (certaines pouvant même faire indirectement penser à mai 68 en France), grosses lettres tirées de l’alphabet cyrillique, dessins faussement naïfs (toujours cette dominante rouge et noir) exécutés par le collectif artistique Les Chats Pelés (auquel participe Christian OLIVIER). Quelques-unes de ces illustrations peuvent être assimilées à du travail pour la jeunesse, comme d’ailleurs le conte proposé (je pense en particulier à l’épisode évoquant la mythologie), peut-être pour servir de passerelle entre le drame absolu des poètes russes et l’espoir reposant sur les nouvelles générations. Le conte va plus loin que le simple clin d’œil, OLIVIER s’amusant à faire rimer des phrases ou chapitres entiers dans un univers onirique. Peut-être pourrions-nous résumer le présent ouvrage par cette phrase : la poésie russe n’est-elle qu’une chimère ?

« Mieux vaudrait monter dans la poussière,

Me coucher sur l’échafaud gluant,

Accueillir les rires, les prières,

Et laisser répandre tout mon sang ».

(Anna AKHMATOVA)

Le seul oubli que l’on pourrait reprocher à ce superbe ouvrage est l’absence de dates concernant les poèmes sélectionnés. Mais la déception n’est que passagère tant les extraits en sont forts et puissants. Terminons par celui qui est peut-être le symbole tout entier de la poésie de résistance russe contre le bolchevisme, en particulier à l’endroit de STALINE. Cette incroyable « Épigramme contre Staline » d’Ossip MANDELSTAM, écrite en 1933, va provoquer son arrestation et précipiter sa mort en 1938, de faim et de froid dans un camp de transit. Elle est ici retranscrite en intégralité :

« Nous vivons, sans sentir sous nos pieds le pays.

À dix pas, nos voix ne sont plus audibles.

Mais un demi-mot suffit

Pour évoquer le montagnard du Kremlin.

Le montagnard du Kremlin,

Le corrupteur des âmes, l’équarrisseur des paysans.

Ses doigts épais sont gras comme des vers,

Il assène ses mots comme des poids de cent kilos.

Il rit dans sa moustache de gros cafard,

Et ses bottes étincellent.

Un ramassis de chefs au cou mince l’entoure,

Il s’amuse au service des demi-humains.

L’un siffle, l’autre miaule, un troisième geint,

Lui seul frappe du poing, tutoie et tonne.

Il forge oukase sur oukase, en forgeron,

Atteignant tel à l’aine, tel à l’œil, tel au front ou au sourcil.

Chaque exécution est un régal,

Dont se pourlèche l’ossète au large poitrail ».

(Ossip MANDELSTAM)

Ce volume, fruit d‘un travail conséquent, vient de sortir au Nouvel Attila, il est parfait pour une riche (ré)introduction à la poésie russe dissidente du XXe siècle. Et ce visuel, excusez mais il est de toute beauté et pourrait faire date !

http://www.lenouvelattila.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 30 mai 2021

Panaït ISTRATI « Vers l’autre flamme »

 


Dans le cadre du challenge interblogs « Les classiques c’est fantastique » initié par les blogs Au Milieu Des Livres et Mes pages versicolores, et portant ce mois-ci sur le thème de l’invitation au voyage, petite virée du côté de l’U.R.S.S., avec Panaït ISTRATI comme guide malheureux.

« Vers l’autre flamme » est LE livre à la suite duquel la vie d’ISTRATI va basculer. C’est d’abord sur une invitation officielle qu’il se rend en U.R.S.S. en octobre 1927 pour assister à la commémoration des 10 ans de la révolution d’octobre. Censé rester seulement quelques semaines, il en repartira de fait en février 1929. Durant ces seize mois, il va pouvoir se frotter à la vie quotidienne du peuple russe, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il va aller de surprises en surprises.

ISTRATI se considère comme un vaincu. Il avait cru, comme il l’écrit, au bolchevisme. Il a cru en la révolution de février 1917, peut-être un peu moins à celle d’octobre, mais il ne demandait qu’à voir. Et il a vu.

Dans cet essai offensif et sans langue de bois, ISTRATI ne sait pas encore qu’il est en train de se mettre en danger. Il veut partager ses ressentis. Au-delà d’une simple déception, c’est bien tout un système de corruption et de mascarade qu’il voit évoluer sous ses yeux. Le bolchevisme était né pour combattre la bureaucratie, or ce sont précisément des bureaucrates qu’il a mis à sa tête, cette bureaucratie « racaille » selon les mots de l’auteur a détruit l’essence même du communisme.

Il fallait être sacrément courageux pour écrire pareil livre, déconstruisant les images d’Epinal d’un régime égalitaire et quasi parfait. ISTRATI a trempé sa plume dans le vitriol. À son arrivée il a assisté aux grandes parades de la célébration d’octobre, il a profité lui-même du gâteau, « aux frais de la princesse en guenilles ». C’est là qu’il aurait dû repartir pour toujours. Il se rend en Grèce fasciste fin 1927, bref crochet empli de désillusion. Mais il veut à tout prix connaître l’U.R.S.S. de tous les jours, alors il revient.

Victor SERGE est arrêté, emprisonné. Il est le gendre d’un certain ROUSSAKOV, ce ROUSSAKOV que la dictature du prolétariat ne va pas tarder à anéantir psychologiquement. ISTRATI revient longuement sur cette « affaire », elle est selon lui emblématique du système mis en place. Un brave père de famille bientôt considéré sur de fausses rumeurs comme ennemi du prolétariat par la presse d’Etat. ISTRATI défend ROUSSAKOV, il en laisse quelques plumes, confronté à la censure du régime soviétique, à la manipulation de masse, à la réécriture de l’Histoire et aux menaces et autres intimidations.

Dans ce livre écrit neuf mois après son retour d’U.R.S.S. (soit fin 1929), il ne se prive pas de conter certaines anecdotes locales : « En province : un soviet de village couche à terre toute la population locale et lui passe une fessée soviétique. Dans une ville de la Caspienne, deux communistes importants ramassent une femme dans leur auto, la conduisent chez eux et la violent. La femme est malheureusement l’épouse d’un membre du parti, lequel fait du tapage. C’est lui qui est exclu ». ISTRATI piétine une politique nouvelle mais déjà à l’agonie.

ISTRATI dénonce aussi les syndicats, à la botte du pouvoir. « Justice communiste, que l’histoire jugera », phrase visionnaire. ISTRATI n’aurait pas dû raconter, du moins selon ses amis. Ils vont tout lui reprocher : d’avoir exagéré les traits, et même d’avoir inventé ce qu’il a soi-disant vu. Accusé de pratiquer une propagande bourgeoise, il va être abandonné par ses amis, mais aussi par le monde de la littérature, il ne s’en relèvera jamais, sera ostracisé, même par ses relations les plus proches, à une époque ou les exactions communistes sont sujet tabou.

Ce témoignage sur l’U.R.S.S. est capital car écrit par un non russe, de surcroît à l’origine pas tellement réticent au régime en place. Il peut être rapproché, en plus virulent toutefois, du « Retour de l’U.R.S.S. » de GIDE, écrit en 1936, et pointant du doigt les abus du pouvoir en place et sa volonté de proposer aux touristes artistes considérés comme influents une image idéalisée d’un pays. « Vers l’autre flamme » est l’un de ces pamphlets qui allument une mèche, quitte à en brûler son auteur.

(Warren Bismuth)



dimanche 5 juillet 2020

John DOS PASSOS « Aventures d’un jeune homme »


DOS PASSOS a rédigé ce roman résolument politique en 1939, la date est importante pour la suite. La trame est classique, elle suit le parcours d’un jeune idéaliste habitant L’ohio, Glenn, séduit par les idées communistes dans des U.S.A. plutôt hostiles à cette doctrine. Il vit de petits métiers dont celui de moniteur, c’est d’ailleurs lors de cette mission qu’un des enfants dont il a la responsabilité disparaît lors d’une excursion en kayak. Premiers pas dans la vie d’adulte et premiers vrais soucis.

Le père de Glenn s’en détache, lui n’est pas précisément un homme de « gauche » et réprouve le militantisme de son fils. Glenn va faire des études, puis rapidement errer avant de participer à des meetings politiques. Il devient le trésorier d’un comité de soutien à des ouvriers mexicains, ce qui entraîne son licenciement. Aux Etats-Unis on ne rigole pas avec les soutiens communistes, l’ennemi juré s’appelle l’U.R.S.S. et il vaut mieux pour un citoyen états-unien ne pas trop montrer son affection pour la couleur rouge. Glenn se risque à déménager à New York, où les collectifs communistes sont actifs. Il en devient même un élément incontournable du militantisme local et même national. Dans un pays alors attiré par le capitalisme et le libéralisme, Glenn fait figure de traître, de paria.

Il n’est pas nécessaire de résumer toutes les embûches dont lui et ses camarades vont être victimes, elles sont horriblement banales à l’intérieur de frontières prônant la surconsommation et l’égoïsme.

Glenn regarde d’ailleurs du côté de l’U.R.S.S., l’un de ses amis en est revenu. Ce grand pays a engendré la révolution prolétarienne avant d’instaurer une dictature communiste dont la silhouette du moustachu Joseph en est l’emblème et l’apogée. Ailleurs, en Europe, le nazisme et le fascisme montrent leurs crocs acérés, en Allemagne, en Italie, en Espagne. C’est d’ailleurs dans ce dernier que Glenn décide d’aller se battre sur le terrain en pleine guerre civile. Il y perdra ses illusions et sa vie…

Si DOS PASSOS, qui est aussi allé faire un tour du côté de l’Espagne à la même période, n’y a pas perdu la vie, il y a définitivement laissé ses illusions de gauche. C’est précisément à cette date que ses convictions politiques vont être chamboulées à son retour. Aussi, on peut voir Glenn comme une sorte de double de DOS PASSOS, lui-même tenté par l’idéal anarchiste (« Nous autres, pauvres mineurs, on se fait traiter de rouges et d’anarchistes, à moins que ce soit parce que nous on n’a rien à se mettre sous la dent, sauf des briques et des fayots, et si l’un des nôtres se place devant le soleil, vous pourrez voir la lumière au travers de son corps ») puis déçu et même désespéré par le communisme. Quant à son héros malheureux, Glenn, il semble trop anarchiste pour les communistes et trop communiste pour les anarchistes.

Les plus belles pages de ce copieux roman sont au début de chaque chapitre, où DOS PASSOS, dans la structure, fait un rapide clin d’œil à « U.S.A. » en les commençant de manière personnelle, comme la livraison succincte, percutante et poétique d’un journal de bord sur l’état de son pays et la course à la catastrophe. Ces textes mis bout à bout sont grandioses. Plus surprenant, c’est sans doute l’un des seuls romans de DOS PASSOS à parler de Dieu, en tout cas des personnages s’y réfèrent, mais l’auteur ne s’étale pas, n’en abuse pas et reprend son récit politique.

DOS PASSOS reviendra changé de la guerre d’Espagne, Glenn ne reviendra pas, il représente les attentes politiques de son géniteur littéraire. Ce roman a été écrit juste avant la seconde guerre mondiale, il est désenchanté, très critique sur les luttes, il sonne comme la fin d’une utopie et l’entrée dans un monde nouveau, celui du capitalisme effréné des U.S.A. Il fut d’ailleurs rédigé juste après la fin de la trilogie « U.S.A. » de DOS PASSOS, dont la complexité étourdissante dépeignait l’instauration puis le vrai pouvoir du capitalisme. Ici, il est bien plus accessible et peut être comparé à certains Jack LONDON, mais peut-être surtout aux « Raisins de la colère » de STEINBECK, il est la lutte prolétarienne, l’échec de la fin des privilèges bourgeois comme celui du désir de révolutionner la pensée : « Ici [en Espagne, nddlr] nous avons plusieurs sortes de guerres. Nous nous battons contre Franco mais nous nous battons aussi contre Moscou… si tu te fais enrôler dans la Brigada, il faudra pas les laisser se battre contre nous. Ils voudraient instaurer la dictature de la police secrète, tout comme a fait Franco. Nous avons à nous battre sur deux fronts pour protéger notre révolution ». Comme chez STEINBECK, il est écrit de manière directe, avec une langue plus près du peuple, il est âpre, simple mais efficace.

Premier volet d’une nouvelle trilogie entamée par DOS PASSOS, qui se poursuivra par « Numéro un » (1943) et « Le grand dessein » (1959), « Aventures d’un jeune homme » a été réédité en 2019, avec une couverture très réussie. Espérons que les deux volets suivants soient à leur tour republiés. Petit aparté : en septembre prochain nous commémorerons le cinquantenaire de la mort de DOS PASSOS, il me fallait célébrer à ma manière cet anniversaire. C’est chose faite.

 (Warren Bismuth)


samedi 25 janvier 2020

Emma GOLDMAN « Vivre ma vie – une anarchiste au temps des révolutions »


La vertigineuse autobiographie de l’infatigable militante anarchiste Emma GOLDMAN enfin disponible en intégralité ! Jusque là éditée en France de manière largement et honteusement tronquée, « Vivre ma vie » est sorti en 2018 aux éditions L’échappée en version complète, l’éditeur ayant mis le paquet tant au niveau de la présentation et de la qualité de l’objet que dans son contenu : pas moins de 1100 pages grand format pour une traduction époustouflante de Laure BATIER et Jacqueline REUSS.

Emma GOLDMAN a mis deux ans à écrire ce livre, entre 1928 et 1930. De façon donc très logique n’apparaissent pas les années où elle a lutté contre la dictature en Espagne, ni la mort de son « double » Alexandre BERKMAN, ni sa retraite au Canada où elle mourra en 1940.

Née en 1869, Emma GOLDMAN est russe mais, tyrannisée par son père, quitte le pays en 1885 pour rejoindre les Etats-Unis où vit sa sœur bien aimée. Là-bas, elle va faire plus ample connaissance avec le militantisme et les milieux anarchistes, notamment par le biais du drame de Haymarket Square en 1886 où, après une manifestation violente terminée en bain de sang, huit anarchistes sont arrêtés (quatre seront pendus). Après cette atrocité, Emma GOLDMAN entre définitivement dans le mouvement anarchiste auquel elle restera fidèle jusqu’à sa mort. Mais c’est en 1889 que pour elle tout bascule par sa rencontre avec Alexandre BERKMAN (Sasha), son moteur et son amour de toujours, même s’ils ne formèrent pas un couple en tant que tel.

Soyons brefs, car le livre regorge de détails indispensables pour mieux connaître la société contemporaine à Emma GOLDMAN et plus particulièrement les milieux anarchistes. Dans ce bouquin comme dans la vie, Emma GOLDMAN va croiser des centaines de militants et amis, des centaines d’adversaires politiques, des centaines d’ennemis. Tout est foisonnant : les détails, les biographies pourtant succinctes de personnages qu’elle a bien connus, les meetings, nombreux et parfois violents, les censures de l’État ou des dirigeants locaux, le journal Mother Earth qu’elle avait fondé, les bagarres, les faux papiers, etc. Il serait fastidieux de se focaliser sur un résumé de l’œuvre.

On voit du beau linge dans ce récit : Errico MALATESTA, Pierre KROPOTKINE, Sébastien FAURE, Louise MICHEL, Nestor MAKHNO et tant d’autres côté anarchiste, des moins célèbres mais tout aussi actifs. Pour les non anarchistes, Jack LONDON, Léon TROTSKI, LÉNINE, l’écrivain russe Vladimir KOROLENKO entre autres. Ce livre bouillonnant est, comme son auteure, toujours en mouvement.

Expulsée des Etats-Unis toute fin 1919, elle débarque en Russie révolutionnaire début 1920, pleine d’espoir et de convictions pour les soviets. C’est ici, sur ses terres natales, qu’elle semble changer. Elle est attirée par le gouvernement bolchevique, ne peut en admettre les erreurs, les massacres, la misère, elle pointe l’aristocratie bourgeoise comme responsable (en cela elle suivra aveuglément, au moins pour un temps, les convictions du pouvoir). Alors que pourtant ses proches lui conseillent de se méfier, elle reste attentiste mais pas « anti », elle concède, elle ramollit. Il faudra le massacre commandité par LÉNINE et TROTSKI des marins anarchistes de Kronstadt en 1921 pour lui faire prendre conscience de l’immense danger représenté par le bolchevisme et sa dictature du prolétariat. Mieux : elle refusera son aide à Nestor MAKHNO, l’anarchiste paysan menant une immense armée libertaire en Ukraine contre le système léniniste. Lorsqu’elle se réveille, le mal est fait, les troupes de MAKHNO ont succombé. Ayant de plus en plus de mal à vivre dans cette tourmente, Emma GODMAN fuit la Russie à la toute fin de 1921, après deux ans de désillusions.

Elle passe par l’Allemagne, l’Angleterre, le Canada, avant de partir s’installer dans le sud de la France, c’est là qu’elle écrit son autobiographie présentée ici. Elle est brute, sans concessions. Emma GOLDMAN fut sur tous les fronts sociétaux de l’anarchisme d’alors : anti-capitalisme, anti-étatique, anti-militariste, se battant contre la censure, pour les camarades emprisonnés, pour la condition de la femme, pour le contrôle des naissances par la légalisation des contraceptifs, pour la liberté sexuelle (je vais y revenir), pour l’égalité, contre l’antisémitisme, le racisme, la liste peut être allongée à l’envi.

Ce qui m’a gêné dans ce récit, et malgré une sorte d’admiration que je pouvais avoir pour la militante Emma GOLDMAN, c’est la femme privée, elle m’a perturbé voire agacé. Toujours soucieuse de son image publique, elle se vexe tout rouge (et noir) lorsqu’elle est critiquée, par exemple dans les médias, elle est très autoritaire (une amie me souffle qu’une femme engagée et de surcroît révolutionnaire à cette époque ne pouvait qu’être autoritaire pour se faire entendre, dont acte) et manie la mauvaise foi avec une certaine dextérité. Elle est pour l’union libre mais paraît jalouse des conquêtes de ses petits amis. Elle n’est pas tendre avec certaines femmes proches de ses amis mâles.

Le plus pénible est peut-être sa vision des hommes : avant même que l’on sache si tel monsieur est militant et si oui dans quel camp et sur quels thèmes, Emma nous apprend qu’il est beau, séduisant, elle semble même rejeter les hommes qui ne lui conviennent pas physiquement, ceci a été un obstacle non négligeable dans ma lecture. Elle pardonne facilement à un garçon entrant dans ses critères de beauté physique (ah, le cas de Ben, son amoureux pendant des années, beau comme un Dieu, des yeux hypnotisants, qu’elle finit par dépeindre comme un imbécile, alors que le lectorat avait rectifié dès l’entrée en scène de ce beau garçon un brin immature et influençable), elle est résolument attirée par l’image physique et ce qu’elle dégage à ses yeux, ce qui par ailleurs n’apporte rien au récit et peut décrédibiliser un brin son action féministe radicale.

Emma GOLDMAN sait être vindicative, se montre nerveuse et impulsive, parfois hors de contrôle, et toujours cette obsession pour les hommes (elle a par ailleurs eu de nombreux amants) et son image publique, cette dernière pouvant sur certains passages la faire passer pour égocentrique et narcissique, elle qui pourtant a combattu sa vie durant l’injustice. Toujours du côté des opprimés, elle a parfois payé de sa personne – plusieurs fois emprisonnée -, de sa santé, se trouvant dans des situations inextricables, aux Etats-Unis comme en Russie soviétique. Il y a comme un paradoxe entre ces deux aspects : altruiste et en même temps autocentrée.

Quoi que je puisse en dire, Emma GOLDMAN reste une référence de premier ordre dans le combat anarchiste et féministe. Ce livre est une véritable bible de l’action anarchiste internationale entre 1885 et 1930 (il ne sera donc pas fait état de la montée du nazisme), il est un condensé d’histoire, de militantisme, de politique, de violence d’État. Bien sûr tout est vu avec les yeux d’Emma GODMAN, on peut, on doit ne pas être d’accord avec certains propos, il n’empêche que c’est un témoignage pointu et détaillé du début du capitalisme comme de celui du communisme autoritaire (même si là, je le répète, elle sera moins véhémente, plus nuancée et parfois contradictoire). Farci de détails en tout genre, il se lit lentement, d’autant que le bébé pèse tout de même son kilo et demi et qu’il peut être très inconfortable de le tenir longtemps en mains.

Il faut se laisser le temps de tout assimiler, de parfois éteindre sa colère (voir plus haut sur certains comportements de la femme privée). Ce livre est une bombe incendiaire, un pamphlet anti-autoritaire de haute volée, alors ne boudez pas votre plaisir, faites abstraction des passages embarrassants et devenez incollables sur la période pendant laquelle s’étendent les histoires du bouquin.

Esthétiquement, ce livre est incomparable, de toute beauté, couverture rigide et épaisse, papier et encre d’une qualité supérieure, on prend plaisir à le choyer, d’autant qu’il est agrémenté d’une préface très éclairante, de photos et portraits d’époque. Il se termine par deux index des publications, organisations et personnages rencontrés au fil des pages, il est incontournable dans le domaine. Et chanceux que je suis, il m’a été offert par une personne qui tient une grande place dans ma vie, « Vivre ma vie » c’est aussi cela.


(Warren Bismuth)

samedi 11 janvier 2020

Varlam CHALAMOV « Les récits de la Kolyma »


Avant d’entrer dans le dur, revenons sur les dates importantes de la vie du russe CHALAMOV (1907-1982) et des raisons de ses déportations, indispensables pour bien cerner ce qui va suivre. Trotskiste, il diffuse en 1929 ce qui sera appelé « Le testament de Lénine » pamphlet mettant en garde contre le pouvoir absolu de STALINE. Il est arrêté, condamné pour cinq ans puis expédié au camp de la Vichera d’où il sortira en 1932. À nouveau arrêté en 1937 pour « activité trotskiste contre-révolutionnaire » et à nouveau condamné pour cinq ans, il est déporté dans les sinistres camps de la Kolyma, à l’extrême nord-est de la Russie, dans lequel il travaille à la mine. Toujours prisonnier, il est pourtant à nouveau condamné en 1943 pour dix ans supplémentaires, pour avoir affirmé que l’écrivain Ivan BOUNINE faisait partie de la littérature classique russe.

En 1946, contre toute attente, CHALAMOV est nommé aide-médecin au sein même de la Kolyma. Sa souffrance physique s’en trouve allégée. Bien qu’il soit libéré en 1951, il reste à Magadane, ville principale de la Kolyma, jusque fin 1953 (année de la mort de STALINE) où il retrouve enfin sa famille. Mais il divorce rapidement. Il est réhabilité par le pouvoir soviétique en 1956. Il aura passé près de 20 ans en détention. Il entreprend l’écriture de son colossal témoignage en 1954 sur les conditions de détention à la Kolyma, à peine sorti du bagne, il poursuivra son travail de longue haleine jusqu’en 1973 (autant d’années à écrire ses mémoires que d’incarcération). Pour témoigner, pour défier le destin : « Nous connaissons la loi des auteurs de Mémoires, leur foi fondatrice, essentielle : a raison celui qui écrit en dernier, celui qui a survécu, qui a traversé le flot de témoins et prononce son verdict de l’air d’un homme qui détient la vérité absolue ». Cette vérité, il veut la faire exploser à la face du monde.

Cet impressionnant livre massue comporte six recueils en plus de 1500 pages (!!!), il est vertigineux : 143 nouvelles, toutes ayant trait à la vie dans la Kolyma. Chronologiquement elles sont placées dans le désordre, mais sont-ce vraiment des nouvelles ? C’est ici le point crucial de ce récit : si elles peuvent être lues isolément ou sans aucun ordre structuré, elles représentent un tout fluide, un témoignage précis et effrayant des conditions de détention dans un camp soviétique, elles sont une seule et unique confession écrite sur 20 ans. Ce récit pris dans sa globalité peut aussi se lire comme un roman sans fiction, puisque divers personnages reviennent, parfois sous des noms différents. Même le narrateur, CHALAMOV pourtant, change régulièrement d’identité pour devenir un autre, afin de pouvoir peut-être ainsi raconter l’indicible, un besoin de se camper dans la peau d’un autre, fut-il un fantôme. Il donne certains noms d’écrivains pour les protagonistes, comme pour affirmer que la littérature est indestructible. Quelques nouvelles sont longues et structurées comme un petit roman, dedans tout y est vrai.

Atteindre la Kolyma, c’est partir de Moscou jusqu’à Vladivostok pour un voyage de quarante-cinq jours, puis embarquer dans un bateau de Vladivostok au point final pour cinq jours et y trouver misère, faim, agonie, fièvre, dysenterie, scorbut. Pour les prisonniers, l’enjeu principal est de survivre au diable STALINE (la plupart n’y parviendront pas). Dans ce camp ils font connaissance avec le travail obligatoire : les mines, les gisements aurifères, pour certains jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une règle, horrible, les 3 D : démence, dysenterie, dystrophie. « Le pouvoir, c’est la corruption. L’ivresse que donne le pouvoir sur autrui, l’impunité, le sadisme, l’art de manier la carotte et le bâton, voilà l’échelle morale d’une carrière de chef ».

De cette expérience concentrationnaire où le froid glacial est l’ennemi quotidien – pour juger de la température les prisonniers crachent : à partir de moins 50°, leur crachat gèle avant même de rejoindre le sol, la température pouvant descendre jusqu’à moins 60°- je ne vous dévoilerai rien, il faut lire ce recueil ahurissant, faits de détails très précis nous serrant à la gorge. Il est cependant nécessaire d’effectuer des pauses : 1500 pages sur l’univers concentrationnaire de la Kolyma ne se lisent pas d’une traite. Celles-ci sont pourtant captivantes, démesurées, colossales, en un mot : russes. De nombreuses biographies succinctes viennent émailler le tout, elles sont un témoignage supplémentaire.

Il est question en ces pages de littérature (nous sommes en Russie – en U.R.S.S. pardon, ne l’oublions pas), beaucoup de prisonniers tiendront le coup grâce à des vers appris, les livres sont en effet interdits dans le camp, beaucoup d’écrivains et/ou de poètes seront déportés, mourront en camps (MANDELSTAM pour n’en citer qu’un). La littérature encore avec ce recueil surprenant, « Essais sur le monde du crime » ou le ton change. CHALAMOV se fait très offensif contre ceux des camps qu’il nomme les truands, il en veut à DOSTOIEVSKI de ne pas les avoir cloués au pilori. Nous pouvons ne pas être d’accord avec cet essai (qui n’en est par ailleurs par complètement un non plus) qui semble résumer la définition de truand en peu de mots, en faire une catégorie spéciale, expurgée de sa complexité. Ce récit est cependant une partie non négligeable du recueil qui se lit dans son ensemble comme un clou que l’on plante toujours un peu plus profond dans un cercueil. Son style est très littéraire. Le livre sera tout d’abord diffusé clandestinement à partir de 1966 (bien qu’il ne soit pas terminé dans son intégralité), première publication hors U.R.S.S. en 1978. Dans son pays natal, CHALAMOV n’assistera pas à sa première publication qui aura lieu en 1987, il se sera éteint en 1982, miséreux, dans un hôpital psychiatrique.

Ce sont les éditions Verdier qui nous ont permis de redécouvrir en 2003 cette œuvre gigantesque – souvent comparée à celle de SOJENYTSINE, pourtant les deux hommes s’appréciaient peu -, elle est un témoignage essentiel sur un vécu apocalyptique, il vous faudra par moments avoir les tripes bien accrochées, mais sa lecture d’une force toute slave est un document exceptionnel. Pour les plus pressé.es, une version expurgée de moins de 200 pages existe, toujours aux éditions Verdier, en format poche. Pour la version intégrale ici présentée, pas moins de trois traductrices : Catherine FOURNIER, Sophie BENECH et Luba JURGENSON pour faire revivre l’enfer, bravo et merci à elles. Recueil possédant une préface et une postface très bien senties pour mieux se familiariser avec la condition historique. Un travail titanesque à tous les niveaux.


(Warren Bismuth)


dimanche 1 décembre 2019

Zusman SEGALOWICZ « Une révolution au jour le jour »


Le titre dit à peu près tout. Rajoutons la date : 1917, et vous saurez qu’il s’agit ici de chroniques, d’une sorte de journal de bord au cœur de la Révolution russe. L’auteur, né en 1884 dans une région de la Pologne à l’époque détenue par la Russie, écrit en Yiddish. Ce livre est aussi un périple puisque SEGALOWICZ va aller prendre la température à Moscou, Petrograd, en Ukraine, Crimée et Biélorussie, le tout entre 1917 et 1919, dans un pays de quelque 160 millions d’habitants.

Il va vivre certes au cœur de l’action, mais dans un relatif détachement, car somme toute sous couvert de neutralité. S’il vibre pour la Révolution en préparation, il n’en fait pas un but ultime, il observe, constate que sous le tsarisme tout n’était pas si noir. Il voit les affrontements en cours entre les rouges et les blancs, mais c’est loin d’être une partie de football.

Le tsar Nicolas II abdique en février 1917. Commencent des négociations entre les différentes factions de la « gauche » qui durent plusieurs mois. Tout ceci fait aujourd’hui partie de l’Histoire mais lorsque SEGALOWICZ écrit dans son carnet, la situation explosive est vécue en direct. Il ne fait cependant pas l’impasse sur l’année 1905 qui a vu une première approche, une première tentative de prise de pouvoir. Il se souvient, il note comme des bribes, des souvenirs lointains, précis ou non.

Dans ses déplacements, l’auteur, lui le juif, remarque partout une montée violente de l’antisémitisme, se sent touché au cœur, pour lui, pour son peuple. Il note une situation tendue et chaotique en Ukraine. Alors que les blancs ne viennent que d’être terrassés et que le pouvoir en place n’en est qu’à ses premiers balbutiements, il s’acharne déjà sur les minorités, ce qui laisse présager une suite peu enthousiaste.

Et puis les anecdotes en direct, plus personnelles, pas directement en provenance du front mais tout aussi innommables : « Je me souviens encore qu’il y avait une pièce où se trouvaient alités une dizaine d’enfants atteints de la rougeole. Un jour où j’étais monté voir ces enfants en compagnie d’une infirmière, nous avons découvert que deux d’entre eux avaient rendu l’âme… et que les vivants jouaient tranquillement avec les morts qu’ils caressaient et prenaient dans leur bras ».

SEGALOWICZ a beaucoup écrit, a connu un parcours riche et dense, a visiblement été relativement connu en son temps. Quoi qu’il en soit, c’est ici la première fois que j’en entendais parler, ce journal est une source fertile en informations. Les éditions Interférences sont coupables de cette publication parue en 2016, la couverture fort attractive également est le détail d’une gravure illustrant la vie de LÉNINE. La traduction ainsi que la préface de l’ouvrage (une biographie rapide de l’auteur), qui ont dû s’avérer coriaces, sont le travail de Nathan WEINSTOCK, bravo Monsieur ! Un bouquin à posséder si l’on tient à se nourrir de détails dans le feu de l’action de la Révolution russe, celle d’avant STALINE, celle qui se construit de manière un peu improvisée, en 1917, au jour le jour.


(Warren Bismuth)

dimanche 13 octobre 2019

Lydia TCHOUKOVSKAÏA « Sophia Pétrovna »


L’héroïne malheureuse de ce roman est une femme russe sans histoires, banale secrétaire, pas spécialement politisée quoiqu’avec une légère affection pour LÉNINE, MARX ou STALINE, dans le désordre. Nous sommes aux débuts des années 1930, STALINE est au pouvoir en U.R.S.S. Le mari de Sophia, Fiodor Ivanovitch, est mort quelque temps plus tôt, vraisemblablement assassiné par une femme, mais nous n’en saurons pas plus. Leur fils, Kolia, s’engage dans les komsomols, les jeunesses communistes, avec son ami Alik. Natacha, une proche de Sophia, s’intéresse de près à Kolia, amoureusement. Avec une telle trame, nous tenons là une petite bluette loin des tragédies soviétiques. Sauf que…

Rapidement, pourtant bon stakhanoviste et ingénieur talentueux, Kolia va être inquiété par les autorités. Pire : il va être emprisonné, accusé de sabotage et terrorisme. Bien sûr, ce ne peut être qu’une erreur, une homonymie, l’État ne peut garder bien longtemps un innocent en détention. Le problème est que les arrestations deviennent massives au sein du pays, parfois arbitraires. Des proches de Sophia ou de ses amies sont déjà sous les verrous ou portés disparus.

Tout semble avoir commencé très exactement le 1er décembre 1934 avec l’arrestation puis l’assassinat de KIROV par le gouvernement stalinien. « … après l’assassinat de Kirov, il y avait eu beaucoup d’arrestations, mais à ce moment-là, on avait commencé par embarquer les opposants, et ensuite les ci-devants, toutes sortes de von, de barons… Et maintenant, voilà que c’était les médecins ! ». Ce fut le début des sinistres purges staliniennes qui s’étendirent ensuite sur plusieurs années. Les arrestations, les morts, les déportations, les disparitions, les exécutions sommaires vont se succéder à une vitesse vertigineuse, entraînant une psychose collective, une méfiance sans nom, sans bornes.

Kolia est détenu dans une prison devant laquelle Sophia Pétrovna va faire le pied de grue. Les autorités ne communiquent pas, se contentent de recevoir les familles d’incarcérés quelques minutes, omerta générale. Les files d’attente sont interminables, dans le froid et la neige. Puis Kolia s’avère introuvable, où a-t-il bien pu être amené ? C’est Natacha qui va vivre le plus mal ce silence de plomb.

« Sophia Pétrovna » est à première vue un livre léger et candide sur la forme, en tout cas dans ses premiers chapitres. Mais ne nous y trompons pas : il est rapidement violent, lucide, politique et très sombre sur le fond, halluciné même en fin d’ouvrage. S’il est quelquefois question d’amours, c’est pour mieux mettre en avant leur impossibilité en partie par la surveillance effrénée de l’appareil stalinien. Le climat est kafkaïen, les disparus introuvables et la bureaucratie muette et manipulatrice, chaque erreur de n’importe quel individu servant de prétexte à une arrestation (petite pensée au « Procès » de KAFKA, même si là, justement, les procès n’existent quasiment pas). L’humain est mis au pilori, seul le peuple compte, s’il participe au développement de l’État soviétique.

La grande originalité de ce roman est qu’il est temporellement en direct (il fut rédigé à Leningrad entre novembre 1939 et février 1940). Lydia TCHOUKOVSKAÏA, grande amie d’Anna AKHMATOVA, dénonce ce qu’elle voit à la fin des années 30. La plupart des livres russes écrits à cette époque, si tant est qu’ils attaquent le pouvoir en place, sont détruits, leurs auteurs déportés ou assassinés. C’est donc un petit miracle que ce « Sophia Pétrovna » ait pu voir le jour. Et comme c’est un roman russe du temps du stalinisme, ce ne sera pas sans grandes difficultés : écrit sur un cahier d’écolier, il fut dissimulé dans un simple tiroir et des proches de Lydia TCHOUKOVSKAÏA veillèrent sur le manuscrit. Or tous moururent. Après la guerre, Lydia a retrouvé ce manuscrit à sa place. Sa première publication eut lieu en France mais dans sa langue d’origine en 1965, première traduction en 1975. Il ne sera disponible en U.R.S.S. qu’à partir de 1988. Cette nouvelle traduction ici présentée est l’œuvre de l’excellente Sophie BENECH, maîtresse étalon des traductions de textes russes.

Ce roman est sorti en 2007 chez la maison d’édition à laquelle Sophie BENECH participe et qui fait la part belle aux textes russes oubliés (avec une préférence à ceux sauvés du stalinisme), j’ai nommé les éditions Interférences, l’une de ces petites maisons indépendantes que je bichonne particulièrement tant elles sont belles, sur le fond comme sur la forme, avec à chaque fois des couvertures impeccables en noir et blanc, on aurait presque envie de les manger en faisant chauffer le samovar. Foncez voir leur catalogue, il est aussi impressionnant qu’il est restreint. Merci pour ce travail admirable de tous les instants. Et si vous outrepassez votre timidité, demandez-leur la petite brochure explicative en forme de catalogue sur l’histoire d’Interférences, elle est remarquable, tellement remarquable que j’aurais presque voulu entamer une chronique sur elle. Ce sera en lieu et place pour très bientôt de nouvelles notes de lecture sur des livres de l’éditeur. Restez donc fidèles. Interférences existe depuis 1992, et à raison d’en moyenne deux parutions par an, elle atteint aujourd’hui la barre d’une quarantaine de publications, que l’on aimerait toutes voir rejoindre notre bibliothèque personnelle. Merci encore pour ce travail passionné.


(Warren Bismuth)