Ce livre est le résultat d’un travail de longue haleine mené par Christian OLIVIER, par ailleurs musicien au sein des Têtes Raides, et quelques-uns de ses proches. Objectif : rendre un vibrant hommage aux poètes russes du XXe siècle, celui de la Révolution russe, l’espoir d’octobre 1917 se transformant subitement en cauchemar, notamment pour certains poètes que l’auteur va ici ressusciter et quasi réincarner.
Fort d’un travail d’archives découlant d’une fascination chez Christian OLIVIER pour la poésie russe de résistance, l’auteur veut partager avec son lectorat une période de l’Histoire d’un pays précis, vue par les yeux de poètes engagés qui jouent leur vie sur quelques vers.
Le livre se découpe en plusieurs fragments éclatés, imbriqués les uns dans les autres : nombreuses typographies d’ordre révolutionnaire (où bien sûr le rouge et le noir dominent), des bribes de phrases ou poèmes dressées comme en exergue d’un chapitre et sans doute nées de la plume de Christian OLIVIER, puis présentation d’un poème choisi chez un auteur russe alors au cœur de la tourmente, avant quatre pages d’un chapitre (il y en a quinze) d’un conte de Christian OLIVIER, égrené avec régularité au fil de l’ouvrage. Ce conte, en voici la teneur : un livre est égaré par une femme au sortir d’une séance cinématographique, puis récupéré par un homme alors que la femme ne remarque sa disparition qu’en rentrant chez elle. Contre toute attente, le livre prend vie, c’est alors qu’il est arrêté par les autorités du pays. « On l’accusa sans coup férir de diffuser sans autorisation une langue pernicieuse et de préparer un complot, qui créerait le désordre, l’anarchie et le chaos. Toute cette poésie propagée emmenait le peuple vers trop de liberté ».
Cette histoire rappelle bien sûr le sort de poètes russes de la Révolution de 1917, arrêtés, exilés ou exécutés, ou encore déportés, interdits d’exercer leur profession, de voir leurs proches, etc., un destin unique dans le monde des arts et de la culture. C’est ce destin qui a bouleversé Christian OLIVIER et lui a donné l’envie d’en faire une sorte de livre d’art de la résistance internationale en prenant la poésie comme arme. En effet, si de nombreux poèmes sont sélectionnés et proposés dans ce recueil, ils ne sont pas le fruit du hasard : leurs lignes, leur message et leurs auteurs respectifs sont une tentative d’insurrection contre le pouvoir soviétique et au-delà contre tout totalitarisme. Chacun des chapitres du conte est quant à lui ponctué par une pensée de l’un des poètes russes présents ici, pensée mise en exergue en caractère gras.
Au-delà du conte issu de l’écriture de Christian OLIVIER, une sélection de poèmes donc. Sont ici présents les poètes russes majeurs de la première partie du XXe siècle, ceux qui symbolisent peut-être le mieux la dissidence en U.R.S.S. : Anna AKHMATOVA, Boris PASTERNAK, Marina TSVETAÏEVA, Ivan BOUNINE, Vladimir MAÏAKOVSKI, Sergueï ESSENINE, Ossip MANDELSTAM, Alexandre BLOK, Daniil HARMS, sans oublier les « inconnus » ou les « oubliés » de l’Histoire : Vélimir KHLEBNIKOV, Maximilian VOLOCHINE,et autre Ilia ZDANEVITCH (les deux derniers noms étant soufflés par André MARKOWICZ...) .
« Camarades,
Aux
barricades,
Barricades
des âmes et des cœurs !
Celui-là
seul est un vrai communiste
Qui a
su brûler tous les ponts ».
(Vladimir MAÏAKOVSKI)
Ce livre étant un travail collectif, dans une longue et lumineuse préface assurée par un André MARKOWICZ très à l’aise, nous profitons de l’immense savoir du poète traducteur, qui nous gratifie de biographies plus qu’express des poètes présentés dans l’ouvrage. Leur sélection n’est pas dû au hasard car, et MARKOWICZ se plaît à le rappeler, le sort de ces artistes sera tragique : suicides (TSVETAÏEVA et MAÏAKOVSKI), morts précocement de maladie en déportation ou non (MANDELSTAM, HARMS, BLOK, KHLEBNIKOV), persécutés à vie (AKHMATOVA, PASTERNAK).
« Maintenant,
octobre ça n’est plus comme avant,
Ça
n’est plus comme avant, octobre maintenant.
Quand
siffle sur le pays le temps tempêtant
Hurle
et rugit
Octobre,
c’est une bête,
Octobre
de l’an dix-sept.
Il me
revient de cette neige
Et de
ce jour terrifiant.
D’un
regard trouble je la voyais.
L’ombre
de fer qui planait
Quant
Pétrograd s’enténébrait ».
(Sergueï ESSENINE)
Le rendu visuel est exceptionnel et très remarqué (dans la veine de la couverture fort réussie), il colle au plus près au message universel de ce livre, graphismes comme chipés à de vieilles affiches révolutionnaires (certaines pouvant même faire indirectement penser à mai 68 en France), grosses lettres tirées de l’alphabet cyrillique, dessins faussement naïfs (toujours cette dominante rouge et noir) exécutés par le collectif artistique Les Chats Pelés (auquel participe Christian OLIVIER). Quelques-unes de ces illustrations peuvent être assimilées à du travail pour la jeunesse, comme d’ailleurs le conte proposé (je pense en particulier à l’épisode évoquant la mythologie), peut-être pour servir de passerelle entre le drame absolu des poètes russes et l’espoir reposant sur les nouvelles générations. Le conte va plus loin que le simple clin d’œil, OLIVIER s’amusant à faire rimer des phrases ou chapitres entiers dans un univers onirique. Peut-être pourrions-nous résumer le présent ouvrage par cette phrase : la poésie russe n’est-elle qu’une chimère ?
« Mieux
vaudrait monter dans la poussière,
Me
coucher sur l’échafaud gluant,
Accueillir
les rires, les prières,
Et
laisser répandre tout mon sang ».
(Anna AKHMATOVA)
Le seul oubli que l’on pourrait reprocher à ce superbe ouvrage est l’absence de dates concernant les poèmes sélectionnés. Mais la déception n’est que passagère tant les extraits en sont forts et puissants. Terminons par celui qui est peut-être le symbole tout entier de la poésie de résistance russe contre le bolchevisme, en particulier à l’endroit de STALINE. Cette incroyable « Épigramme contre Staline » d’Ossip MANDELSTAM, écrite en 1933, va provoquer son arrestation et précipiter sa mort en 1938, de faim et de froid dans un camp de transit. Elle est ici retranscrite en intégralité :
« Nous
vivons, sans sentir sous nos pieds le pays.
À dix
pas, nos voix ne sont plus audibles.
Mais
un demi-mot suffit
Pour
évoquer le montagnard du Kremlin.
Le
montagnard du Kremlin,
Le
corrupteur des âmes, l’équarrisseur des paysans.
Ses
doigts épais sont gras comme des vers,
Il
assène ses mots comme des poids de cent kilos.
Il
rit dans sa moustache de gros cafard,
Et
ses bottes étincellent.
Un
ramassis de chefs au cou mince l’entoure,
Il
s’amuse au service des demi-humains.
L’un
siffle, l’autre miaule, un troisième geint,
Lui
seul frappe du poing, tutoie et tonne.
Il
forge oukase sur oukase, en forgeron,
Atteignant
tel à l’aine, tel à l’œil, tel au front ou au sourcil.
Chaque
exécution est un régal,
Dont
se pourlèche l’ossète au large poitrail ».
(Ossip MANDELSTAM)
Ce volume, fruit d‘un travail conséquent, vient de sortir au Nouvel Attila, il est parfait pour une riche (ré)introduction à la poésie russe dissidente du XXe siècle. Et ce visuel, excusez mais il est de toute beauté et pourrait faire date !
http://www.lenouvelattila.fr/
(Warren
Bismuth)
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