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dimanche 5 décembre 2021

Fiodor DOSTOÏEVSKI « Carnets »

 


Suite de la commémoration du bicentenaire de la naissance de DOSTOÏEVSKI avec ces carnets en partie inédits et publiés en 2005. DOSTOÏEVSKI tint un journal conséquent entre 1860 et 1881 (année de sa disparition). Il servira de terreau à son « Journal d’un écrivain ». Les textes sélectionnés ici se divisent en six chapitres datés, rédigés entre 1872 et 1881, donc durant les neuf dernières années de sa vie.

Ces carnets sont précieux pour tout amateur frappé de « Dostoïevskite » aiguë. Plus que l’écrivain, c’est l’homme qui se dévoile, par ses idées, ses convictions, ses combats, et force est de reconnaître qu’il n’est ni de tout repos ni franchement sympathique. S’il est engagé dans ses idéaux, il ne brille pas précisément pour sa tolérance et son humanisme. Anti-communiste, anti-européaniste, chrétien orthodoxe mystique (même s’il se défend de tout mysticisme dans sa démarche), il prend position de manière parfois fort réactionnaire. Après sa condamnation à mort de 1849 et la grâce sur le peloton d’exécution, DOSTOÏEVSKI n’est plus le même homme. Et vieillissant, ses opinions penchent de plus en plus à droite, vers une sorte de souverainisme russe, pour une « Grande-Russie » détachée de l’influence occidentale.

Au contraire, DOSTOÏEVSKI voit l’avenir politique du côté de l’Asie, de la Chine notamment. Ses réflexions politiques globales peuvent être perçues comme émanant d’un homme paranoïaque et torturé. Et d’un coup, contre toute attente, il se fait défenseur des opprimés, admirateur du Peuple (russe). Car DOSTOÏEVSKI est un être éminemment complexe et ambivalent, à la fois révolté contre la révolte (il ne goûte guère l’événement historique russe des décembristes – appelés ici décabristes – de décembre 1825, tout comme il se dresse en partie contre la Commune de Paris de 1871), il sait se faire porte-parole des sans-grade.

Un exemple frappant : s’il est pour la totale liberté de la presse, c’est pour que chaque citoyen russe puisse se rendre compte par lui-même des inepties de ses congénères, pour juger et prendre position contre. Historiquement il s’oppose avec force au règne passé de Pierre le Grand, tout comme il égratigne violemment l’intelligentsia russe du XIXe siècle et la chrétienté non orthodoxe (lire entre les lignes « non russe »).

DOSTOÏEVSKI est un intellectuel tourmenté, maladivement orgueilleux et pétri de contradictions (mais qui n’en a pas) : « Seuls les gens incultes et guère évolués méprisent ce qui est artistique, et ce qui est artistique est essentiel, car cela aide à l’expression de la pensée grâce au relief d’un tableau et d’une image, alors que sans art, en ne fonctionnant que par la pensée, nous ne produisons que de l’ennui, nous produisons chez le lecteur de l’inattention et de la distraction, et parfois aussi de la défiance vis-à-vis des idées mal exprimées, et envers les gens de papier ». Il verse à la fois dans le spiritisme (même s’il sait être critique) et la science (même constat).

Serait-ce du fait que cette sélection d’écrits est destinée à un public français et qu’elle ait pu être de ce fait ciblée ? Toujours est-il que DOSTOÏEVSKI évoque beaucoup la France (il appréciait beaucoup la culture française), parfois pour la brocarder, parfois pour rendre hommage à ses arts, notamment par la figure pour lui emblématique de George SAND. Par ailleurs il écrit, certes avec parcimonie, tout le bien qu’il pense des femmes : « beaucoup d’espoirs reposent sur les femmes ».

Si sa pensée peut nous paraître parfois confuse voire paradoxale, elle peut être la résultante des nombreuses crises d’épilepsie de DOSTOÏEVSKI qui les note et en fait le décompte dans ses carnets : il est souvent frappé de crises violentes précédant une certaine dispersion des idées.

Ses violentes salves politiques entraînent par moments des raccourcis dans la pensée, DOSTOÏVSKI s’emballe, se mue presque en nihiliste (doctrine que pourtant il méprise), « retourne la table », avant de se calmer (pas toujours). Il sait s’enflammer pour les sujets qui lui tiennent à cœur. Il est notable que dans ces carnets il prend une grande liberté avec la ponctuation. Certaines courtes phrases percutantes publiées ici résonnent comme des aphorismes.

Son nationalisme est empreint d’un certain chauvinisme pour lequel il part en envolées lyriques : « Une nouvelle politique n’est pas inventée chez nous, car elle existait déjà chez nous, telle qu’il était impossible d’en inventer une, mais seulement de la développer. Nous apportons à l’Europe l’orthodoxie, l’orthodoxie va encore être confrontée aux socialistes. Mais ce n’est pas de cela que je veux parler maintenant. Tout cela est discutable et demande des explications, mais ce qui est indubitable, c’est notre signification comme amis des peuples, amis des hommes, amis de l’esprit humain ».

Bien sûr, et c’est la moindre des choses, la littérature prend une place importante dans ses carnets : TOLSTOÏ, qu’il déteste et détestera jusqu’à son dernier souffle (il attaque encore par sa plume peu avant sa mort son principal « concurrent »), TOURGUENIEV, qui l’insupporte par son occidentalisme et ses réflexions sur la Russie alors qu’il en est géographiquement éloigné. Quant à son propre travail d’auteur, il l’évoque un peu, notamment lorsqu’il prépare la nouvelle « La douce » son avant-dernière, rédigée en 1876. Il fait état d’un plan et des particularités des personnages. Il dresse également au détour d’un chapitre une liste de ses récentes lectures.

DOSTOÏEVSKI est donc un homme de convictions, sachant se faire philosophe, critique politique ou religieux, il trempe sa plume dans une encre brûlante, et nous en sommes par ailleurs témoins dès la première page : « L’homme adhère fort souvent à une certaine catégorie de convictions pas du tout parce qu’il les partage, mais parce qu’il est beau d’y adhérer, cela donne un uniforme, une position dans le monde, souvent même des revenus ». Et toc !

Une absente de taille dans ce recueil concernant les thèses de DOSTOÏEVSKI : son antisémitisme viscéral. Que certaines de ses réflexions d’une violence inouïe aient été bannies de cette sélection, pourquoi pas ? Mais alors la préface de Bernard KREIZE, par ailleurs traducteur du livre, aurait pu, aurait dû faire état de quelques mots sur la haine de l’écrivain envers les juifs, tant cet état de fait se reflète en partie dans son œuvre, et en tout cas dans sa conception de vie. Pour le reste, ces carnets sont un témoignage parfaitement adapté pour redécouvrir la pensée multiple et complexe de DOSTOÏEVSKI, qui peut à la fois s’avérer visionnaire ou éloignée d’une certaine réalité dans l’avenir qu’il imagine.

 (Warren Bismuth)

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