Pour ce nouveau volet du challenge « Les classiques c’est fantastique » mené avec dextérité par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, où ce mois-ci le thème s’intitule, pour terminer l’année en beauté, « Élémentaire mon cher Watson » et consacré à l’univers du polar, Des Livres Rances vous guide dans une balade toute policière en compagnie d’un personnage créé brièvement par Georges SIMENON.
« Le Petit Docteur » est un recueil de treize nouvelles écrites en mai 1938. Ce chiffre 13 pourrait bien être une sorte de leitmotiv pour l’écrivain. En effet, souvenons-nous de ses précédents recueils « Les treize coupables », « Les treize énigmes » et « Les treize mystères », tous de 1932, ou encore « Rue aux trois poussins » écrit pourtant bien plus tard (1963), renfermant chacun treize nouvelles. Celles du présent ouvrage, mettant toutes en scène ce Petit Docteur, par ailleurs plutôt longues, furent tout d’abord publiées indépendamment les unes des autres, entre 1939 et 1941, puis regroupées pour la première fois en un seul volume en 1943.
La date de création de ce personnage n’est peut-être pas anodine. En 1938, c’en est alors fini des formats romans pour les enquêtes de Maigret, dont le dix-neuvième et dernier volume, sobrement titré « Maigret », a été publié en 1934. Le commissaire à la pipe n’a pourtant pas totalement tiré sa révérence et continue de survivre, hantant toujours SIMENON, mais uniquement par le biais de nouvelles, à l’époque publiées dans des magazines policiers, une petite vingtaine paraissant entre 1936 et 1939. Il est fort possible que SIMENON cherche, par cette nouvelle création d’enquêteur, à faire indirectement revivre « son » Maigret sur une courte période. Cette thèse s’avère par ailleurs fort intéressante à suivre…
« Le Petit Docteur » est un médecin de 30 ans, petit et maigre (donc l’opposé de Maigret, comme pour le différencier physiquement et ne pas provoquer d’amalgame, et pourtant…), passionné par les enquêtes policières. N’oublions pas que Maigret a dû interrompre ses études de médecine à la mort de son père. Ce qui les rapproche est aussi le fait que Maigret vient de la campagne, alors que ce Petit Docteur, crèche depuis deux ans dans une petite ville du côté de La Rochelle, Marsilly (c’est à La Rochelle que SIMENON rédige ces nouvelles). Mais contrairement à Maigret, le Petit Docteur est assez effacé, n’écrase pas le décor de sa simple présence, n’est pas omniprésent.
Les premières enquêtes du Petit Docteur se déroulent près de chez lui, dans la campagne charentaise. En effet, presque par accident, il a résolu sur son temps libre une affaire embrouillée, a pris goût au mystère, et devient même, malgré lui et grâce à son flair, un détective amateur de confiance pour les victimes ou les autorités policières. Peu à peu, il lui est offert de participer pour de plus grosses enquêtes, dans des villes plus grandes, plus éloignées de son domicile, il se rend même à Paris pour des enquêtes… au quai des orfèvres avec Lucas et Torrence, les propres « lieutenants » de Maigret ! Attention, il n’est jamais précisé que ces deux personnages sont les mêmes que ceux officiant aux côtés du commissaire bourru. Pourtant il est évident que le clin d’œil est très appuyé et loin d’être involontaire. Lucas est d’ailleurs ici commissaire (rappelez-vous qu’en 1934, Maigret était censé prendre sa retraite, il est probable que SIMENON ait alors tenté de le remplacer dans son cœur par Lucas, malgré les nouvelles enquêtes de Maigret évoquées plus haut).
Le commissaire Lucas va réapparaître dans plusieurs des investigations du Petit Docteur. Si les deux hommes ne s’apprécient guère, c’est que Lucas reproche au Petit Docteur de piétiner les plates-bandes de la police, tandis que le médecin s’enorgueillit de pouvoir démêler les affaires sans l’aide de professionnels. Ce qui lui jouera un mauvais tour, puisqu’une enquête se terminera par une mauvaise interprétation du Docteur, taclé par Lucas qui découvrira le véritable coupable. Cependant, lors de l’ultime nouvelle, les deux protagonistes se rapprochent, comme s’il était déjà temps pour le Petit Docteur de céder sa place à Maigret.
SIMENON joue sur la corde raide avec son héros. En effet, plus les enquêtes du Petit Docteur avancent, plus il semble vivre au cœur d’un monde à la Maigret, comme s’il devenait lui-même Maigret, comme si somme toute Maigret manquait tellement à SIMENON que ce dernier se devait de le faire réapparaître sous de nouveaux traits, déshabillant en partie son pauvre Petit Docteur. Certaines situations sont troublantes, le Petit Docteur se met à penser, à agir comme Maigret. Mieux : l’avant-dernière nouvelle se situe du côté d’Orléans (or Maigret a récemment pris sa retraite avec sa femme non loin d’Orléans) et la toute dernière se déroule à Paris en compagnie du commissaire Lucas.
Si Maigret n’est jamais nommé dans ces pages, son ombre hante toutefois une partie des enquêtes, et le célèbre commissaire se dessine (involontairement ? Rien n’est moins sûr) en filigrane, de plus en plus obsédant : « Faites votre enquête… Je ne connais pas vos méthodes… On prétend que vous n’en avez pas », une phrase souvent entendue par Maigret. Ici elle est prononcée au tout début de la dernière nouvelle. Fallait-il urgemment saborder un Petit Docteur commençant à devenir envahissant et à faire de l’ombre à son maître ? Simple supposition, mais piste à explorer. Pour finir sur ce chapitre, comme Maigret le Petit Docteur raffole de bistrots pour trouver l’inspiration, et semble même bien plus porté sur la chopine que son aîné, n’hésitant pas à se saouler promptement en pleine enquête, « À croire que c’était une fatalité. Chaque fois que le Petit Docteur commençait une enquête, il était forcé de boire, pour une raison ou pour une autre ». Et le fait est qu’il possède une sacrée descente.
Ce même Petit Docteur aurait été l’une des références principales pour la création de la série télévisée « Columbo ». Ce n’est pas si simple, et l’on touche ici un point sensible par mon attachement sans limites au lieutenant italo-californien. Des articles allant dans le sens de « l’emprunt » de l’identité du Petit Docteur par Columbo sont allés droit dans le mur. En effet, dans ces billets, il FALLAIT coûte que coûte que Columbo soit inspiré par le Petit Docteur, alors il fut écrit que ce dernier roulait en 403 comme Columbo, ce qui est faux puisqu’il est propriétaire d’une 5 CV (il fut même rajouté qu’en tout cas il s’agissait d’une Peugeot, or la 5 CV était une Citroën). En revanche il est exact que l’un et l’autre des bolides fonctionnent par intermittence (même si ce détail n’est pas mentionné dans lesdits articles). À noter que Le Petit Docteur a décidé de donner un petit nom à son auto : Ferblantine. Il fut écrit encore que le Petit Docteur évoque souvent sa femme, alors que non seulement nous savons dès le début de ses aventures qu’il est célibataire, mais tout au long du recueil, il n’est jamais question d’une femme dans sa vie.
J’ai lu aussi que comme dans Columbo on connaît l’assassin dès le début de l’enquête, ce qui une fois encore est une pure invention. Il existe bien des similitudes, mais il faut cependant chercher ailleurs : l’insignifiance d’un homme qui sur le terrain ne paie pas de mine mais peut s’avérer irritant par ses questions abruptes et insistantes. De plus, par ses enquêtes, le Petit Docteur évolue au sein de la grande bourgeoisie, comme le fera Columbo plus tard. Pour finir, voici le point le plus important, fondé celui-ci, de ce rapprochement historique, il est de première bourre puisque dévoilé par le propre fils de SIMENON : comme pour beaucoup de ses œuvres, SIMENON avait refusé de vendre les droits du « Petit Docteur » aux futurs créateurs de Columbo, ils ont donc décidé d’avoir recours à un personnage imaginé par eux mais piquant au passage quelques éléments au héros de SIMENON. Donc oui, Columbo fut en partie créé grâce à ce Petit Docteur, même si les raisons invoquées sont parfois fallacieuses.
Petit aparté : pour les fans de Columbo, sachez que la création de son personnage, en plus du Petit Docteur, lorgne notamment sur l’extraordinaire juge Prophyri (ou Porphyre selon les traductions) du « Crime et châtiment » de DOSTOÏEVSKI (ce qui saute effectivement aux yeux), tout comme sur l’ancien commissaire Alfred Fichet (incarné par Charles VANEL) du célèbre chef d’oeuvre d’Henri-Georges CLOUZOT « Les diaboliques », réalisé en 1955, sans oublier le Père Brown, une création en série de l’anglais G.K. CHESTERTON, enquêtes écrites entre 1910 et 1936.
Mais revenons au présent ouvrage : SIMENON fut parfois peu scrupuleux sur les « coquilles » de ses nouvelles. Si le Petit Docteur est dans un premier temps présenté comme répondant au nom de Jacques Dollent, quelques lignes plus loin il devient Jean, pour le rester jusqu’à la fin. Alors que son patronyme, Dollent, sera déformé à plusieurs reprises au cours des enquêtes. Il est à noter également certaines invraisemblances dans les scénarios, certaines « coïncidences » et autres raccourcis légers, sans doute par une volonté d’écrire vite ainsi qu’une mauvaise relecture. Néanmoins, les enquêtes n’en restent pas moins solides et très bien ficelées, avec des chutes assez soignées, malgré quelques réflexions racistes ou misogynes dont SIMENON a toujours eu beaucoup de mal à se séparer.
Quasi chaque début de chapitre donne lieu à une ou deux petites phrases en italique augurant ce qui va suivre, elles sont similaires à celles présentes dans plusieurs ouvrages de Gaston LEROUX, le créateur de Rouletabille. Si « Le Petit Docteur » semble négligeable dans l’œuvre foisonnante de SIMENON, il en est pourtant à mon sens un chaînon majeur, pas seulement parce qu’il a influencé la naissance de Columbo d’une manière ou d’une autre, ni parce que le plan reprend les recettes chères à LEROUX et POE (les pièces closes par exemple), mais bien parce qu’il survient à une période où Maigret est officiellement en retraite, et qu’il pourrait bien l’éclipser en se prenant de plus en plus pour lui. Il n’est pas impossible que la reprise des romans de Maigret à partir de 1944 ait été pensée en partie pour trucider le Petit Docteur qui avait tant pris de place en 1938 dans les propres murs de son aîné, y compris au quai des orfèvres. SIMENON ne parviendra jamais à se séparer de Maigret, sa dernière enquête est menée en 1972, date de la retraite romancière chez un SIMENON qui ne se consacrera désormais qu’à ses mémoires, même s’il écrira (en 1976 de mémoire) une touchante lettre à « son ami » Maigret, dans laquelle il s’excuse de l’avoir abandonné.
Terminons cette analyse par deux constats : « Le Petit Docteur », fort de plus de 300 pages, est l’un des ouvrages les plus longs de SIMENON. Enfin, et c’est peut-être l’originalité du présent volume, les enquêtes sont empreintes de petites pointes d’humour, alors que SIMENON en manquait cruellement et que toute son œuvre en semble dépourvue. Elles sont certes discrètes et peu nombreuses, mais ce Petit Docteur aura réussi à dérider l’écrivain, à lui permettre de dérouler ses intrigues par des atmosphères moins plombées et surtout moins poisseuses, loin de l’œuvre générale du belge. SIMENON semble avoir pris un réel plaisir à inventer ce personnage, à s’amuser avec lui, et à avoir paradoxalement peut-être pris à la légère sa lente métamorphose « maigretienne ». Par le simple fait du climat différent de tout ce que SIMENON a pu écrire, « Le Petit Docteur » est unique dans son œuvre, et il n’est pas à sous-estimer.
(Warren Bismuth)
Il serait vraiment temps pour moi de partir à la découverte de cet auteur que je n'ai encore jamais lu. Merci pour ta fidèle participation, c'est toujours un plaisir de te lire.
RépondreSupprimerIl me semble que ce titre traine dans ma bibliothèque!
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