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dimanche 30 avril 2023

Six autrices « L’étrange féminin »

 


Ce recueil de nouvelles est bien étrange, comme son titre le laisse présager. Ici pas question de rester les pieds sur terre, et nous allons même parfois flirter avec le fantastique. Six autrices contemporaines offrent chacune un récit, une nouvelle. Trois d’entre elles s’appuient sur des références littéraires, trois autres vont partir de leur seule imagination.

Pour les premières, nous retrouvons la nouvelle intitulée « Une robe couleur de souffrance », où Clara DUPUIS-MORENCY part de « La marquise de Sade » de RACHILDE, femme fascinée par la violence, dans un long poème gothique en prose et empli de souffrance. Hélène FRAPPAT s’inspire de la vie de Mary SHELLEY (la créatrice de « Frankenstein ») au XIXe siècle dans un récit fort et sombre, « Cette nuit ne finira donc jamais », où elle revient sur la mort de la mère de la petite Mary lorsque celle-ci n’a que 11 jours, cette même Mary qui, une fois adulte, perd son enfant et se voit en meurtrière. Doublement. Marie COSNAY choisit le classique « Les hauts de Hurlevent » de Emily BRONTË pour dresser un parallèle entre ce qu’elle y a lu adolescente et les échos avec son propre parcours dans les Landes. Un texte exigeant, qui convoque par exemple Énée et Didon.

Les trois autres textes, de pure invention ceux-ci, sont aussi signés par trois autrices. « La femme du fleuve » de Caroline AUDIBERT est un récit glacial où un violent orage tourne au déluge sous lequel se trouvent notamment deux véhicules. Le style de cette nouvelle est puissant et proprement apocalyptique, c’est celui qui entame le présent recueil.

Dans « Jaune vif, veiné de noir », Bérengère COURNUT présente une forêt onirique aux débuts de la création avec une créature mi-animale mi-minérale, dans un texte obscur, préhistorique et savamment mythologique.

Le recueil se clôt sur « Niglo » de Karin SERRES, un autre texte fort curieux où des translucides vivent dans un aquarium de laboratoire humain, celui des « nage-pas ». Les translucides sont avant tout utilisés pour servir de réservoirs à organes. Karin SERRES se plaît à nous plonger à la fois dans l’aquarium ainsi que dans un univers énigmatique.

Vous l’aurez compris, c’est le style fantastique qui prime ici, comme le laisse d’ailleurs présager la couverture datée du recueil. Bien que différents, les six textes choisis ont tous ce point commun de nous balader entre réalité possible, passé supposé et déformation du réel, interprétation. Ils sont à la fois imprégnés d’un gothique cher au XIXe siècle tout en restant très modernes sur la forme, tous avec une forte dose de poésie comme désespérée (pas toujours), ainsi que féminisme parfois sous-jacent. Ce livre sorti en 2020 aux éditions du Typhon en pleine pandémie est peut-être passé un peu inaperçu, il vaut le coup de faire un petit détour, ne serait-ce que pour les six écritures très accrocheuses des autrices ici présentes, et leurs univers originaux et désarmants, univers rendu plus distendu encore par les dessins de Jérôme MINARD.

https://leseditionsdutyphon.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 28 août 2022

Jorge Luis BORGES « L’auteur et autres textes »

 


Le challenge < Les classiques c’est fantastique > des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores rend hommage ce mois-ci à la littérature d’Amériques centrale et du sud avec le thème « Sur un air latino ». Des Livres Rances est allé explorer un recueil de poésie de Jorge Luis BORGES.

Jorge Luis BORGES (1899-1986) est un poète argentin prolifique qui a grandement influencé la littérature internationale. Ce recueil de poésie parut en 1960 puis fut traduit en France à partir de 1965.

Poésie en prose sur la moitié de l’ouvrage, elle se mue soudain en vers libres. De petites historiettes en forme de mini scènes de vie (mais elles pourraient être issues de l’imagination de l’auteur) comprenant des touches historiques plus ou moins accentuées. Elles peuvent paraître parfois énigmatiques, dans une atmosphère fantastique, qui n’est pas sans rappeler le climat de Leopoldo LUGONES (1874-1938), lui-même argentin (le premier texte lui est d’ailleurs dédié) et déjà présenté sur ce blog.

BORGES rend hommage à des figures publiques, des célébrités disparues, avec une prééminence pour la silhouette de Jules CÉSAR. Ces morts célèbres apparaissent en revenants, de manière pouvant être gothique (on pense à Edgar Allan POE), surgissant des ténèbres de l’Histoire ancienne, celle des périodes obscurantistes, ou plus contemporaine. L’écriture, particulièrement envoûtante, est soignée, d’une précision totale, ramassée, expurgée à l’extrême. « Dans l’étable, presque à l’ombre de la nouvelle église de pierre, un homme aux yeux gris et à la barbe grise, étendu dans l’odeur des animaux, cherchait humblement la mort, comme on cherche le sommeil. Le jour, fidèle à de vastes lois secrètes, déplace sans cesse et mélange les ombres dans l’humble enceinte. Dehors, des terres labourées, un caniveau aveuglé de feuilles mortes et quelque trace de loup dans la boue noire où commencent les bois. L’homme dort et rêve, oublié ».

Dans cette omniprésence de la mort se succèdent d’anciens dictateurs et héros fictifs, charpentés, parfois issus d’autres auteurs, comme ce portrait de Don Quichotte : « Vaincu par la réalité, par l’Espagne, don Quichotte mourut dans son village natal aux environs de 1614. Miguel de Cervantes lui survécut peu de temps. Pour l’un et pour l’autre, pour le rêveur et pour le rêve, cette trame entière consista dans l’opposition de deux mondes : le monde irréel des romans de chevalerie, le monde quotidien et banal du XVIIe siècle ».

Car ce sont bien des oppositions, deux mondes qui s’affrontent ici, l’ancien et le nouveau (du moins lors de la rédaction des poèmes), les êtres réels et ceux inventés de toutes pièces. Il est fort difficile de ne pas penser à l’univers onirique, païen et abstrait de Fernando PESSOA, dont l’ombre planant sur le texte « Borges et moi » pourrait bien être son double tout en se défendant d’être celui de BORGES : « Je ne sais pas lequel des deux écrit cette page ». Ambiance pouvant se faire mythologique, voire surréaliste, pour revenir sur terre, notamment grâce à la figure de Robert Louis STEVENSON. Et puis cette récurrence de l’apparition du tigre.

Textes brefs et empruntant à divers styles et diverses ambiances, ils sont puissants et mêlent savamment la réalité et un monde parallèle, peut-être, tout compte fait, pas si éloigné du nôtre. Recueil de grande qualité pouvant s’apparenter à une ouverture d’esprit originale dans le fond comme dans la forme.

 (Warren Bismuth)



dimanche 7 mars 2021

Guy de MAUPASSANT « Le horla »

 


S’il est inutile de revenir sur cette longue nouvelle où un homme entre peu à peu dans la démence au quotidien, nouvelle très connue et par ailleurs extrêmement bien construite dans une ambiance gothique et terrifiante à la manière d’Edgar Allan POE, il est en revanche intéressant de s’arrêter quelque peu sur cette curieuse édition de Tendance Négative parue en 2019.

Il existe deux textes originaux du « Horla », c’est le second, celui de 1887, qui a été ici retenu. « Le horla » est habité d’une atmosphère de folie, embrouillée, embrumée, qui va crescendo. Les éditions Tendance Négative désirait mettre en valeur cette montée en puissance vers la perte de repères et de cohérence. Et force est de reconnaître que l’objet proposé est à la hauteur.

Cette édition est basée sur les sensations visuelles : une page imprimée, certes, mais précédée à chaque fois de deux feuilles de calques, ce qui donne une page de texte d’aspect classique mais imprimée sur trois pages. Le début de la nouvelle étant sans aspérités, les calques sont sobres : découpages plus ou moins en paragraphes, de manière équilibrée. Pour la lecture, ce choix s’avère déconcertant : il faut attendre d’avoir lu toute la page, c’est-à-dire les deux claques plus la page papier imprimée, pour tourner ensuite trois pages d’un coup.

La présentation du livre l’annonce bien : « Utiliser des claques pour matérialiser cet être transparent et son influence nous est apparu comme une évidence. Cette matière brouille la lecture comme le Horla brouille la vision du narrateur. Les paragraphes, les phrases et les mots s’éparpillent au rythme des angoisses du personnage. Les calques, qui fonctionnent ici par paires, permettent aussi de renforcer l’hypothèse de son probable dédoublement de personnalité ».

 


Ce qui est imprimé sur la page papier étant précédé de deux calques, la lecture de cette troisième feuille est moins aisée, plus floue, ceci revêt une certaine importance lorsque le récit se faisant plus angoissant, l’impression des mots se fait plus « explosée », ne suit plus de logique, présente une certaine confusion, comme dans le cerveau malade du personnage central du « Horla ». La lecture devient hachée, déconstruite, des gouttes de sueur semblent se former sur nos fronts, la vue semble se brouiller, les images s’obscurcir. La tête finit par tourner, et l’on se sent au cœur même de cette nouvelle teintée de fantastique et d’épouvante.

Tendance Négative est une minuscule maison d’édition : cinq titres classiques visuellement revisités à leur catalogue à ce jour. Cette édition moderne permet d’appréhender « Le horla » d’un œil nouveau et d’éveiller des sens parfois en veille lors d’une lecture. Pour redécouvrir ce texte incontournable, rien de tel qu’une parution qui le met en valeur. Et c’est une très originale idée de cadeau, dont je fus par ailleurs l’heureux bénéficiaire.

https://www.tendancenegative.org/

(Warren Bismuth)

mercredi 18 novembre 2020

Olga TOKARCZUK « Histoires bizarroïdes »

 


Ce recueil du prix Nobel de littérature 2018 renferme 11 nouvelles, pas toutes inédites, puisque sur le blog avait déjà été présenté « Les enfants verts », nouvelle parue à l’origine chez La Contre Allée en 2018, et présente ici de manière légèrement remodelée.

Olga TOKARCZUK semble s’amuser à brouiller les pistes tout au long de ces récits, tour à tour mystérieux voire gothiques, puis dystopiques, futuristes, s’appuyant sur une science à venir poussée et basés sur des recherches en cours. Seule la nouvelle « Les enfants verts » se déroule dans un lointain passé, en l’occurrence le moyen-âge.

La plupart de ces textes sont brefs, parfois quelques pages seulement, seules les deux dernières nouvelles sont construites comme de petits romans. Toutes sont destinées à faire peur, mais pas gratuitement, puisque l’âme humaine y est scrutée avec force détails, elles forcent la réflexion, dans une écriture ronde et ciselée. Une ambiance très XIXe siècle peut se dégager d’un récit, puis tout à coup climat d’anticipation avec des humanoïdes pouvant s’avérer effrayants.

Le talent réside bien dans la variété des récits. La quatrième de couverture intrigue en annonçant un monde entre Edgar Allan POE et la série « Black Mirror », ceci semble pour le moins saugrenu, et pourtant ces références sont diablement pertinentes. Il est en effet impossible de ne pas songer à l’une ou l’autre au cours de la lecture. En effet, ces nouvelles forment un tout, que l’on pourrait désigner comme l’évolution humaine au fil des derniers siècles, et ce jusque dans un futur plus ou moins proche.

Derrière cette atmosphère mystérieuse, inquiétante voire angoissante ressortent quelques facéties, des drôleries qui ne sont pas des blagues de potache mais s’intègrent harmonieusement, formant un tout très homogène. À noter cette splendide couverture qui donne le ton.

Les nouvelles futuristes sont teintées de science-fiction, appuyées par les technologies actuelles et les possibilités de leur avancée prochaine, y compris concernant les pertes de liberté individuelle. C’est sorti dernièrement aux éditions Noir sur blanc, qui ont fait paraître par ailleurs d’autres livres d’Olga TOKARCZUK. Traduction du polonais par Maryla LAURENT.

« Le monde sauvage. Sans êtres humains. Nous ne pouvons pas le voir car nous sommes des humains. Nous avons choisi de nous en distancier et, désormais, pour y revenir, nous devons changer. On ne peut pas voir ce dont on est exclu. Nous sommes prisonniers de nous-mêmes. C’est un paradoxe. Une perspective de recherche intéressante, mais également une erreur fatale de l’évolution : l’homme ne voit jamais que lui-même ».

http://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/

(Warren Bismuth)

mardi 4 juin 2019

Leopoldo LUGONES « Les forces étranges »


Tout au long de ce recueil de treize nouvelles, les événements, situations, personnages bizarres vont se succéder, la tension va battre son plein, la sueur va perler sur les fronts.

Douze nouvelles courtes dans lesquelles le fantastique va côtoyer la science-fiction voire l’anticipation : une machine sonore infernale et désintégratrice, de fines granules de cuivre pleuvant sur le monde, un homme mystérieux à l’ombre immobile, un petit tour en 1099 en pleines croisades avec Pierre l’Ermite comme guide, un crapaud maléfique, une musique permettant la mise en lumière au sens propre, l’arrivée des premiers êtres humains sur terre jusqu’au déluge, mais aussi des chevaux devenant conscients, qui s’humanisent et se révoltent, des fleurs noires inodores qui pleurent, un homme qui tente de transmettre la parole à un singe afin de faire sauter le chaînon manquant (darwinien ? Sans doute ma nouvelle préférée), un Satan déguisé en pèlerin qui veut faire prendre vie à une statue de sel.

La treizième et dernière nouvelle est la plus longue, 50 pages à elle seule, c’est aussi la plus ardue : pas vraiment une nouvelle, plutôt un cours très pointu, très exigeant et très particulier de physique, de science naturelle, sur la formation de la terre, ses entités, les termes sont très techniques et parfois abscons pour tout novice – dont je fais ire-et-mais-diablement partie. Selon ce récit, l’homme doit rester à sa place, c’est la Terre qui gouverne puisque c’est elle, (peut-être aidée de Dieu, qui sait ?), qui s’est façonnée elle seule. « Cet équilibre infiniment instable – dénué de durée, car il serait aussitôt rompu par la plus infime permanence dans l’un ou l’autre état qui le compose ; et dénué de temps, car être ou ne pas être concomitants – est ce qu’on nomme existence. Cesser d’exister revient à la fin de cet équilibre, au fait que l’être entre dans un état inconcevable. Dans notre univers, ce qui commence à être se nomme matière et ce qui cesse d’être se nomme énergie, mais il est évident que ces choses figurent ici en tant qu’entités abstraites. Cependant, comme les manifestations polaires de la vie permutent, ce qui commence à être, c’est-à-dire la matière, provient de l’énergie, et vice versa ». Ce récit reprend à lui seul la plupart des thèses évoquées dans les nouvelles précédentes.

Particularités de ce recueil : il fut écrit par un argentin, Leopoldo LUGONES, qui vécut entre en 1874 et 1938, passa sur l’échiquier politique de l’anarchisme au fascisme. Ces nouvelles furent rédigées entre 1897 et 1906, et apparaissent enfin pour la première fois sous ce recueil complet traduit en français.

Bien sûr, l’influence d’Edgar Allan POE est très forte, ainsi que celle de Herbert George WELLS, entre science pionnière, anticipation, science-fiction et sueurs froides. On peut entrevoir aussi l’aspect gothique d’une Mary SHELLEY, en plus halluciné, en plus apocalyptique. Parfois viennent se glisser comme subrepticement des références mythologiques, se croisent des êtres fantastiques, des situations supranaturelles. La plupart de ces nouvelles sont rédigées à la première personne, se présentant comme des contes servant à faire partager une histoire vécue et invraisemblable (le fantastique). C’est ici peut-être que se situe une sorte de chaînon, de relais entre LUGONES et MAUPASSANT (le prince des nouvelles). Pas spécifiquement le MAUPASSANT des contes et nouvelles fantastiques, mais bien celui de toute une œuvre sur formats courts (il en a écrit près de 300 durant sa courte vie), dont LUGONES semble ici s’inspirer des structures, des squelettes. Et puisque nous en sommes au cocorico, il nous faudra ajouter que la figure de Jules VERNE se dessine sur certaines pages de ce recueil, pour l’aspect scientifique, précurseur, de chercheur tous azimuts.

Mais il serait ingrat d’oublier de préciser que le dessin de couverture de 1887 et signé Odilon REDON est de toute beauté et fait magnifiquement écho au contenu du livre. Tout comme nous rappellerons que la traduction d’Antonio WERLI retranscrit à merveille l’atmosphère gothique et très fin de XIXe siècle du recueil, et que sa préface est très instructive sur le bonhomme LUGONES. Quant au titre du recueil, il colle parfaitement au contenu global.

Leopoldo LUGONES fut adulé par Jorge Luis BORGES. Quidam éditeur nous offre la chance de le redécouvrir aujourd’hui. Le charme désuet du style permet de replonger dans cette atmosphère très spécifique des fictions gothiques du XIXe siècle. Le recueil vient de sortir, il est bien sûr à lire en noir et blanc, armé d’un fusain de préférence, durant un printemps maussade et gris (je pense que cela fonctionne aussi pour la période automnale).


(Warren Bismuth)


dimanche 3 mars 2019

Sarah HAIDAR « Virgules en trombe »


Le temps de me recoiffer et je suis à vous. En effet, ce livre de l’auteure algérienne Sarah HAIDAR est une tempête sur (et sous) le crâne. Début des hostilités avec cet avertissement « À la littérature, sublime salope sans scrupules ». Cet OVNI littéraire est une polyphonie de monologues poétiques et violents. Une auteure publique, noire, alcoolique, « nègre » d’écrivains en mal d’inspiration conte ses blessures par allusions, hallucinations. Un employeur surnommé Chrysanthème, puis rencontre avec un homme, pédophile et assassin d’enfants. Séquence dégoût total.

Puis tout un peuple va faire écho à l’auteure publique, va prendre la parole, divination de la littérature, son poids, son influence, son pouvoir. Prendre le train en marche : « Je n’ai pas assisté à mon enfance », dans les bas-fonds infestés de rats, araignées, mites et autres cafards. Récit halluciné, violence encore, impitoyable. Sans l’écriture nous ne sommes rien. Avec elle, elle seule survivra, et encore. Le couple symbole du nihilisme : « La rencontre entre un homme et une femme se fait toujours dans la violence car elle n’est rien d’autre qu’une intrusion intolérable dans l’univers de l’autre, une atteinte à sa solitude, un viol, une humiliation. C’est sans doute pour cela qu’il me faut à présent vivre avec lui quelques minutes de rejet, une possibilité de recul, trouver le moyen d’anéantir ce festival de délicieux cauchemars que me font miroiter ses yeux et son rictus. Je suis, comme lui, au seuil de l’enfer ; nous hésitons ensemble à y accéder tout en sachant que ne pas le faire nous ferait retomber dans la même linéarité insupportable ».

Certains moments sont rudes, insoutenables, la torture d’enfants, par tous les bords, de toutes les manières. Oui mais l’auteure publique a publié un livre sur la pédophilie, les lecteurs s’en sont imprégnés, se sont pris au jeu. La limite du supportable n’existe plus. Les barrières sautent, dynamitage du seuil de tolérance.

Ce texte est d’une agressivité sans nom. Un extrait le résume bien mieux que je ne pourrais : « Des créatures improbables venaient peupler le visage d’une nouvelle vie, de la dégénérescence minable d’un texte provisoire. Avec elle, l’écriture était affranchie de ses lâches virgules et de ses minables suspensions car elle venait de découvrir son essence inconditionnelle : jamais de début ni de fin mais un éternel tournoiement autour du néant de riens et vérités fatales ».

Lucidité, voire inquiétude de l’auteure qui, dans un dialogue entre l’auteure publique du récit et son éditeur, imagine ceci :

« - Les textes ne vous plaisent-ils pas ?
- Pour qu’ils me plaisent, faudrait d’abord que je les comprenne ! Or, ce que vous m’avez balancé, ce n’est rien d’autre qu’un amas de charabia qui n’a du français que l’alphabet, et encore ! Qui va vous lire des immondices pareilles ? Vous étiez sous-effet quand vous les avez écrits ?
- À vrai dire, je n’en suis pas l’auteur ; je les ai trouvés dans un cimetière ».

Sarah HAIDAR, féministe libertaire, est comparée à LAUTRÉAMONT, mais il n’est pas interdit de penser au marquis de SADE, voire plus près de nous à Marcel MOREAU ou à certains textes sulfureux de Jacques CHESSEX.

Qu’on ne s’y trompe pas : derrière ces enchevêtrements d’images terrifiantes dans un univers presque gothique, c’est bien un hommage appuyé à la littérature dont il est ici question. Les mots claquent, errants abandonnés, orphelins, sans but. L’écriture y est très exigeante. C’est aussi une ode à la Terre, Dame souillée par l’humain et par ses dieux destructeurs. Une lecture qui laisse K.O., roman poésie (ou récit halluciné) écrit en 2013 et sorti fin 2018 en France chez les immanquables Éditions Libertalia.



(Warren Bismuth)

lundi 4 février 2019

Manuel CANDRÉ « Des voix »


Une lecture qui m’a laissé sans voix, justement, les bases me manquant cruellement concernant les sujets abordés dans ce roman original et déstabilisant. Mais réflexe positif : j’ai dû me documenter pour suivre cette intrigue de haute voltige référentielle et stylistique.

En effet, ce livre peut être vu comme une réécriture de la Kabbale et de l’existence fantasmée du Golem. Entre foi, légendes, contes, l’auteur nous guide dans les rues du ghetto de Pragol (réécriture de Prague), dans la nuit seulement éclairée par les becs de gaz quelques centaines d’années moyenâgeuses en arrière. Un ghetto peuplé de fantômes, de spectres, de morts, dirigé par Rabbi Viggel, être opaque à la fois bienfaiteur et malfaisant. Pratiquant l’exorcisme pour faire fuir les démons, il  userait en fait d’endorcisme, son exact contraire. Il finira par se couper la gorge.

Immersion au présent ou presque, le XXe siècle chargé de ses malheurs, des malheurs rappelant ceux de jadis. Les ghettos, les morts, les zombies. Parallèle historique.

Jacob, le narrateur-Golem, entendant des voix, comme une obsession, errant dans le ghetto humide, froid et venteux. Des voix, toujours des voix. Incompréhensibles. Bruits de fond. Avec elles, avec l’aide des habitants, ces spectres appuyés par Rabbi, doivent tous se rendre au Transval, sorte de terre promise.

Rabbi Viggel en appelle au Reversement ainsi défini « Ce qu’il ambitionnait (Rabbi) c’était le remplacement pur et simple des vivants par les morts, et non seulement de les influencer et de les remplir de terreur le temps d’une nuit magique ».

Le récit est peuplé de fantômes, mais aussi de messes (noires), de magie (noire aussi), de créatures étranges, d’ombres en pagaille, de brume, d’êtres plus ou moins maléfiques, mystérieux toujours. Le tout s’étend du Moyen Âge à nos jours, entre réalité et légendes. Il y est question de la bataille d’Olomouc, de la nuit de Walpurgis, de sorcières, de la Shoah finalement, en un long monologue suffoquant, de longues phrases frappées de parenthèses, les pensées suspendues, interrompues, un soliloque de souffrance, d’errance et de terreur.

Rassurez-vous, le Transval, après bien des difficultés, va être atteint, tel un firmament. Mais il va irrémédiablement se rétrécir comme peau de chagrin. Dans ce roman gothique et fantastique, les traits d’humour sont pourtant nombreux (il faut réussir à les capter à l’instant T, ils passent souvent inaperçus), l’auteur aimant jouer avec les mots. Derrière l’oppression extrême du récit, de petits moments de grâce épars, pour nous délivrer en partie du joug de cette écriture d’une rare noirceur, ce ton résolument glacial qui ne laisse que peu de marge de manœuvre. Un roman « pluvieux que jamais » qui vient de paraître chez Quidam Éditeur.


(Warren Bismuth)

dimanche 15 juillet 2018

John HERDMAN « La confession »


Un roman qui dérange beaucoup. Qui dérange car il pousse le lecteur jusque dans ses derniers retranchements, un lecteur qui ne sait analyser ce qu’il vient de lire, y donner un nom, s’en faire une idée précise, « cataloguer » ce récit de manière rationnelle. Mais je m’explique.

Léonard Balmain est un écrivain écossais qui répond à une petite annonce banale : un certain Torquil Tod cherche un « nègre » pour écrire ses mémoires, une sorte d’autobiographie écrite par une tierce personne. Rapidement, Balmain rencontre Tod, les deux hommes font affaire et le projet est lancé. Sur les propres pistes et aveux de Tod, Balmain va devoir mener à bien cette expérience, il va titrer l’ouvrage « Une simple obsession ». Fin de la première partie.

La seconde est consacrée au contenu du livre lui-même (la fausse autobiographie), le parcours de Tod, sa rencontre avec Abigail, une femme d’une immense emprise sur lui, passionnée de magie blanche, mystique et se définissant elle-même comme sorcière. Ils vont vivre dans une communauté hippie au cœur des années 70, avec ses règles et ses excès. D’un chapitre à l’autre, l’horreur va se contextualiser, les rites païens poussés à l’extrême font que l’on assiste impuissants à une scène atroce : un infanticide cannibale ! Attention, ce passage n’est pas une énième volonté de faire du gore, du trash gratuit pour émouvoir le lecteur en mal de sensations, il a une signification toute particulière appuyant un peu plus l’attrait de Tod pour l’Apocalypse et le fait qu’il est convaincu que certaines prophéties annonçant la fin du monde pour l‘année 1981 vont fatalement se réaliser.

La fausse autobiographie terminée, Balmain donne son propre point de vue sur ce qu’il vient d’écrire, c’est-à-dire son avis sur les confessions pour le moins déstabilisantes de Tod. Quant à la dernière et courte partie précédant la postface, je ne peux absolument rien en dire, tout le livre et ses secrets réside dans ces quelques pages, pages qui font douter un peu plus encore le lecteur, si toutefois il était jusqu’à là sûr de ce qu’il avait lu.

En refermant ce roman, une question nous hante : qu’est-ce que nous venons de lire ? En effet, l’auteur dynamite les clichés psychologiques ou psychanalytiques voire métaphysiques, nous oblige à nous poser des questions profondes que l’on ne perçoit pas souvent dans une lecture, il nous force à être actifs. Niveau ambiance, c’est à la fois classique, gothique avec un je ne sais quoi de thriller psychologique diablement efficace. C’est un peu Edgar Allan POE qui prend en stop Daphne du MAURIER sous le regard amusé du plus tarabiscoté des HITCHCOCK qui aurait ouvert une bible afin de la détourner. John HERDMAN est écossais, donc bien sûr il n’est pas interdit de penser à « L’étrange cas du docteur Jekyll et de mister Hyde » du grand STEVENSON (qui reste aujourd’hui, permettez-moi de pleurer, plus connu pour son chemin dans les Cévennes que pour son œuvre pourtant riche). Plus on avance dans la lecture, plus la question du dédoublement se pose, je n’en dis pas plus, mais ce point m’a particulièrement désorienté et m’a précisément ramené à STEVENSON.

Un roman qui ne peut laisser de marbre, qui peut être lu, perçu de diverses manières, chaque lecteur devant se faire sa propre approche, sa propre (ses propres ?) conclusion. J’avoue ne pas être absolument certain des miennes, mais c’est paradoxalement ce qui rend ce récit très fort, très puissant, la magie des mots, des phrases et leur interprétation. Dans un roman, la logique veut que plus on avance dans la lecture, plus on obtient de réponses à nos questionnements. Eh bien ici c’est précisément le contraire : le début est simple, structuré, très cartésien, puis le doute s’installe jusqu’à l’éclosion d’une profonde migraine.

Voilà un bouquin qui rend zinzin, qui exige la camisole, je ne sais pas si je dois féliciter ou condamner l’excellent Quidam éditeur pour cet exercice côtoyant la folie, originellement sorti en 1996 mais paru pour la première fois en version française en cette année 2018. Cet éditeur est bien sûr à suivre, nous en reparlerons d’ailleurs très prochainement par le biais d’une autre nouveauté, qui sera peut-être un peu plus reposante que cette « confession » qui a mis nos nerfs à dure épreuve. Bravo et merci en tout cas à l’auteur, à l’éditeur, mais organisez-vous une période de sieste après fermeture de l’ouvrage, il vous faudra un repos bien mérité après pareille aventure un brin fantastique. Listez bien vos questions, vous aurez besoin de place, et éventuellement d'un filet pour amortir votre chute après une telle expérience qui pourrait presque être qualifiée de paranormale.


(Warren Bismuth)