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dimanche 27 février 2022

RACHILDE « Monsieur Vénus »

 


En cette fin de mois de février il va être question de littérature érotique avec le thème « Les bijoux indiscrets » du challenge « Les classiques c’est fantastique » organisé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. La littérature érotique me laisse horriblement froid, m’ennuie et souvent m’exaspère, surtout lorsqu’elle est écrite par des hommes. Aussi je m’aventure à pas feutrés vers ce roman de la fin du XIXe siècle d’une certaine RACHILDE, « Monsieur Vénus ».

Fin du XIXe siècle, une jeune femme effrontée, Raoul de Vénérande, se prend d’amour pour un homme effacé, Jacques Silvert, fleuriste et artiste peintre. Après avoir fait appel à ses services pour un bal masqué, elle va entamer avec lui un jeu de séduction et de domination malsain, notamment lorsqu’en seront témoins la propre sœur de Jacques dénommée Marie, une prostituée, ainsi qu’un potentiel amant éconduit de Raoule, le baron de Raittolbe.

Presque dès le premier coup d’œil, Raoule s’est éprise de Jacques et s’est mise à fantasmer littéralement sur son corps, un Jacques qui en retour se laisse séduire avec délectation, tandis que la moutarde monte au nez de sa sœur et de l’ami de Raoule. C’est au milieu de ce quatuor diabolique que se développe la trame – pauvre - du roman.

Écrit en 1884, cet ouvrage n’est pas à proprement parler un chef d’oeuvre. Attention, il y a cependant un élément très original au vu de la période pendant laquelle il fut rédigé : Raoul l’héroïne masculine aime se travestir en homme, quant à Jacques, son amant soumis, elle le voit en femme, elle désire « qu’elle » lui obéisse. Raoule, une aristocrate élevée par sa tante, est bougrement narcissique, imbue de sa personne, un tantinet manipulatrice voire machiavélique, et il lui faut parfois mentir pour parvenir à ses fins. « Je représente ici, dit-elle en enlevant d’un réchaud d’écrevisses, l’élite des femmes de notre époque. Un échantillon du féminin artiste et du féminin grande dame, une de ces créatures qui se révoltent à l’idée de perpétuer une race appauvrie ou de donner un plaisir qu’elles ne partageront pas ».

L’amorce est intéressante mais fait « pschitt » au sein d’une intrigue maladroite. Si Raoule a un an de plus que Jacques et peut de ce fait se réclamer comme étant son aînée, l’âge de Jacques est tantôt de 21, 24 ou 23 ans alors que l’histoire se situe dans un court espace temps. Tout ce que l’on sait, c’est que RACHILDE (pseudo de Marguerite EYMERY) n’a que 20 ans lorsqu’elle écrit ce roman. D’après le préfacier Maurice BARRÈS, elle est encore vierge.

Quant à Jacques, il pourrait s’écrire Geac, anagramme de « cage », tant l’homme est prisonnier de sa maîtresse, même si cette condition semble le ravir à tous points de vue. Comme tout roman du XIXe qui se respecte, les protagonistes s’épient sans vergogne et se détestent.

Dans un peu subtil jeu de séduction, de manipulation, de domination et de volonté de contrôle de l’autre, on peut se sentir au cœur d’un début d’ébauche de roman du marquis de SADE ou bien dans une version immature des « Liaisons dangereuses ». Le style, bien que pas désagréable, est suranné. L’intérêt du roman réside donc dans le fait qu’il fut écrit par une jeune fille de 20 ans (il était difficile pour les femmes d’alors, non seulement de se faire publier, mais aussi d’écrire, c’est pourquoi elles prenaient souvent un pseudonyme masculin), bien que certaines réflexions de l’autrice ne sont pas sans rappeler quelques pensées bourgeoises et rétrogrades de George SAND. Quant aux pensées ébauchées vers la fin de ce roman, elles paraissent elles aussi bien conservatrices, voire patriarcales, en tout cas un brin confondantes.

Non pas que la lecture de ce roman fut une souffrance, elle fut au contraire une expérience. Mais vous vous attendez à des scènes torrides de deux corps enlacés, passez votre chemin, ici il n’est question que de fantasme et d’images à peine suggérées. Estampillé roman érotique, il est peut-être d’abord et surtout un roman de mœurs.

 (Warren Bismuth)



mercredi 23 février 2022

Myriam OH (OULD-HAMOUDA) « Ce n’est pas ce que tu n’as pas dit, mais la manière dont tu t’es tu »

 


Dans cette poésie en vers libres, c’est également librement que Myriam OH s’exprime, sans tabou, sans faux-semblants, envoie d’un jet d’une encre coupée au vitriol son sens de la vie.

Myriam OH évoque avec ses mots, durs, frappants, violents, la solitude (volontaire ou subie), la fin de l’insouciance, le devoir d’être soi, de ne pas condamner nos échecs, mais au contraire d’en faire une force. La force est le maître mot de ce texte, même si celui de la liberté lui tient la dragée haute. L’une comme l’autre sont particulièrement difficiles à acquérir. Alors Myriam OH crie sa révolte, sa personne, son identité, avec sa voix puissante, celle de la marginalité.

Ne pas vivre en autarcie mais se méfier de l’influence qu’autrui peut exercer sur soi, ne pas le laisser pénétrer dans notre jardin secret, ne pas le laisser écraser nos fleurs et nos rêves. La revendication de cette poésie féministe contemporaine et résolument moderne est multiple et toujours écorchée vive. Ne jamais placer le physique d’une personne comme choix prioritaire à une relation, mais bien rejeter la chimère de la beauté extérieure, superficialité qui ignore tout des épreuves passées, des traces qui marquent au fer rouge.

L’important est de garder son regard d’enfant pour ne pas sombrer, ne pas devenir aussi étiolé qu’un adulte perdu dans sa routine peu enviable, ne pas s’offusquer cependant des marques du temps sur le corps, tout en se battant contre la réussite, celle des « autres », cette définition subjective et hypocrite (ce qui me rappelle cette phrase de Samuel BECKETT « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Echoue encore. Echoue mieux »).

Ce n’est qu’en marge d’une société stéréotypée que des êtres s’affirment. Myriam OH est de ce bois-là, prenant les bons principes à rebrousse-poil, révoltée baissant la garde mais seulement pour l’amour vrai et pur, celui qui ne doit pas déborder du cadre intime, celui qui ne doit ni être partagé ni même évoqué. De cet amour, des leçons sont néanmoins à tirer : accepter ses propres fautes, ses propres erreurs, ses propres échecs. Redistribuer équitablement le rôle de la femme dans une société gangrenée par le patriarcat.

Dans ces textes chargés d’adrénaline, la fragilité devient force dans un monde rendant pourtant difficile le simple fait de vivre avec soi-même et son ombre encombrante. Le monde désiré d’ailleurs n’existe pas, il est fantasmé car le vrai est cruel et le temps ravageur. Pourtant :

« On ne peut pas en vouloir au temps

de jaunir un peu les murs

d’effacer les visages les sourires

d’instants qu’on pensait immortels

comme ils trônaient dans le salon

Mais le temps n’épargne rien

et on ne peut pas lui en vouloir

si ce matin la photographie est fatiguée

de porter ces visages ces sourires

qui ne nous ressemblent plus

On ne peut pas en vouloir au temps

de craqueler les peintures

d’estomper les encres

qui nous ont émus aux larmes

un beau matin

où la pluie ne cognait pas

aux vitres du passé »

Les mots, les phrases de Myriam OH frappent les tympans, navigant sur un océan dystopique aux écumes de doutes et d’angoisses, mais sur lequel il faut avancer vaille que vaille malgré les récifs, avec un corps constamment en mouvement pour atteindre de meilleurs ailleurs.

Quelques illustrations signées pascal GARY agrémentent le propos, un propos dont la colonne vertébrale, le slogan, pourrait bien être SOIS TOI !

« Crie-moi qu’on va se le faire

ce putain de monde qui nous ressemble

ce soir j’y arrive pas »

Poésie violente, drapeau féministe au vent, souvent désenchantée mais oeuvrant parfois aux confins de l’utopie, elle est un bilan de notre monde, de nos sensations, de nos rêves échoués au sein de celui-ci, elle est un hurlement sauvage, jamais apprivoisé, une réflexion en marge, ample, qui tend vers l’absolu de la liberté, avec souffrance et éclat. Paru en 2021 aux décidément toujours superbes éditions Lunatique.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 février 2022

Rosine CRÉMIEUX & Pierre SULLIVAN « La traîne-sauvage »

 


« Deux psychanalystes sans psychanalyse ». Rosine CRÉMIEUX et Pierre SULLIVAN se sont rencontrés tout d’abord dans le cadre de leur profession, psychanalystes, elle bien plus âgée que lui, a vécu la déportation, n’en a quasiment jamais parlé. C’est après son retour des camps qu’elle avait pourtant commencé à prendre des notes. De Ravensbrück lui restent des images précises, Pierre, un canadien, aimerait les connaître, pour les interpréter, les « psychanalyser ». De là est né le projet de ce livre écrit à quatre mains.

Rosine CRÉMIEUX se souvient précisément de la date de sa déportation : 21 août 1944, elle a alors 19 ans, est arrêtée comme résistante où elle mène son action du côté de Grenoble et le massif du Vercors. Bien que juive, Rosine est désignée comme « Normande aryenne typique » (sa famille, alsacienne, avait migré en Normandie en 1870 pour ne pas devenir allemande). Elle va vivre une expérience traumatisante en camps, souvenirs qui la poursuivront toute sa vie. N’oublions pas ces fortes phrases qui font réfléchir et nous mènent à stopper pour un temps notre lecture : « Sans l’usine comme modèle, Auschwitz n’aurait pu exister comme lieu d’extermination ».

Quant à Pierre SULLIVAN, il guide ce qui pourrait être une sorte d’interview de Rosine, il est curieux, s’interroge à la fois d’un point de vue humain mais aussi professionnel. Il se fait parfois insistant, pousse (avec un immense respect) Rosine à se découvrir, à creuser les souvenirs un peu plus profondément. Les circonstances de ce projet d’écriture sont révélées, le but de ce tête-à-tête en différé pour Rosine est le suivant : « Ce dialogue avec Pierre s’inscrivait dans une double perspective : réintégrer dans mon existence ce fragment de ma vie en le revivant avec lui et voir ce qu’il était possible de transmettre à quelqu’un qui n’avait vécu, ni de près ni de loin, un tel bouleversement », ce à quoi Pierre réplique « Traîne-sauvage, ce mot je ne peux le lire, je vois immédiatement les trains de la déportation et il me faut un certain temps pour réaliser que ce n’est pas une erreur d’écriture, mais que vous évoquez les traîneaux du Québec ».

Rosine évoque son amie de déportation Anita, avec tendresse, amitié et respect, avant de rembobiner sur l’entre-deux guerre, la montée du nazisme, la position de sa famille. Après le rappel brûlant de l’expérience à Buchenwald, la trace indélébile, le traumatisme d’une vie, Rosine tente de revivre, de survivre parmi les siens, empruntant le chemin du mutisme.

Ce qu’elle écrit, Pierre tente de l’analyser, de le décortiquer, tout en traduisant les silences ou euphémismes, tandis que Rosine répond à ses réflexions, ou ce qu’elle peut considérer comme de mauvaises interprétations. Car tous deux ne sont pas toujours d’accord, et parfois s’accrochent, mais toujours dans une sincère amitié. L’empathie d’un homme pour une femme aînée qui a tant souffert semble croître au fur et à mesure de leurs entretiens, d’autant que Pierre a choisi de se rendre avec sa famille sur les lieux des drames, de la déportation, du cauchemar de Rosine, se calquant presque dans les pas de la résistante, alors que cette dernière s’est interdit de revoir ces bâtiments, ces paysages, peut-être plus par pudeur que par peur.

Rosine va jusqu’à révéler des lettres qu’elle a écrites ou reçues, lettres d’une époque, comme imbriquées au sein de l’Histoire. Dans un format où aux questions de Pierre font suite les réponses souvent émues de Rosine, c’est une page de la deuxième guerre mondiale qui se lit, avec ces souvenirs personnels rassemblés avec des images toutes personnelles, ces sensations jamais éteintes, le froid, la faim, la saleté, l’épuisement. Ce témoignage poignant de Rosine CRÉMIEUX est à classer aux côtés de ceux de Charlotte DELBO ou Micheline MAUREL par exemple. Ajoutez-y cette analyse psychanalytique de Pierre SULLIVAN et vous obtenez ce récit surprenant, pudique, qui est une manière originale de conter la déportation. Il parut tout d’abord en 1999 avant d’être réédité, agrémenté d’une préface inédite de Pierre SULLIVAN, en 2014 chez Signes et Balises, il est parfaitement à sa place dans ce petit catalogue exigeant qui nous permet de lire l’Histoire autrement.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 16 février 2022

Boris RYJI « La neige couvrira tout »

 


Les éditions Cheyne nous gratifient encore d’un immense recueil de poésie, dans leur collection « D’une voix l’autre » destinée à faire connaître la poésie de diverses régions du globe avec sur une page le texte original et sur l’autre, lui faisant face, la traduction.

 

Ce recueil est celui d’un jeune poète russe, Boris RYJI. C’est d’ailleurs à ma connaissance la première fois que son travail est disponible en France. Dans ces poèmes en vers libres, plus rarement en prose, l’auteur livre son âme désespérée, celle d’un homme ayant vécu, alors adolescent, la perestroïka puis la chute du bloc de l’est, ce qui le marqua à vie. Ces poèmes suent le désenchantement, l’amour et la mort. Ils furent écrits entre 1993 et 2001. Durant ces huit années, RYJI a fait de sa plume une force caractéristique de la poésie russe. S’il dépeint la société post-communiste, il n’est cependant pas anodin d’y entrevoir l’influence des aînés, qui eux aussi ont souffert : TSVETAÏEVA, AKHMATOVA, MANDELSTAM, ESSENINE notamment.

 

Poésie écrite avec les tripes, elle frappe par son exactitude, ses images percutantes, jamais lancées à la légère :

 

« Quand meurent les fontaines

- les lions, les tritons, les dragons –

sais-tu dans quel pays d’ombre

elles poussent leurs longs gémissements ?

Dans le jardin séculaire l’automne est venu.

La grenouille gîte dans les taillis.

Oh ! garde-toi de bondir et de toucher terre,

Je suis à ton oreille un simple murmure,

Et ce n’est que douceur si vers toi je m’incline,

Automnal et sans force,

Comme si quelqu’un avait encore brisé

Un morceau de ma vie »

 

Né en 1974, RYJI a commencé à écrire très jeune de la poésie, il en a composé certains des vers ici présents alors qu’il n’a que 19 ans. Poète prometteur à fleur de peau, bipolaire et alcoolique, sa plume est emplie de désillusion en des formules allégoriques ou directes, savamment cousues dans une langue merveilleuse.

 

« Mettons-nous d’accord : quand je serai mort,

tu planteras une croix sur ma tombe.

Elle sera pareille à toutes les croix,

mais nous deux, mon ami, nous saurons

qu’il s’agit en fait d’une signature :

de même qu’un illettré inscrit une marque sur le papier,

je voudrais laisser une croix dans ce monde »

 

La préface signée Jean-Baptiste PARA (également traducteur de ce livre) est indispensable pour bien comprendre et digérer le parcours semé d’embûches de ce sans-grade et pour mieux en anticiper le travail d’écriture. Il est violent, virulent, dresse l’état d’un pays à l’agonie, d’un homme lui aussi en souffrance. RYJI dépeint son peuple, les jeunes de son âge, déjà sur une voie de garage, il évoque son enfance, quand son pays s’appelait encore l’U.R.S.S., il en ressent une sorte de nostalgie. Car il faut bien comprendre que sa famille a déménagé lorsqu’il avait 17 ans et qu’il abandonna de fait ses amis et une possibilité d’avenir. De ces amis-là, certains mourront jeunes. C’est aussi le cas de Boris RYJI qui en 2001 se suicide. Comme MAÏAKOVSKI et TSVETAÏVA par exemple. Il n’a que 26 ans.

 

Les poèmes ici présentés sont le reflet d’un passé regretté, lointain, pour les influences artistiques, proches de par les événements politiques russe d’alors. La maturité de la structure poétique et de son style est frappante, lorsque l’on sait que les derniers poèmes furent écrits par un homme de seulement 26 ans, dont un intérêt certain fut immédiatement suscité, notamment par le groupe familial néerlandais de musique expérimentale rock et world music DE KIFT qui mit en musique plusieurs de ses poèmes.

 

Avant cela, RYJI s’est marié la veille de la dissolution de l’Union Soviétique, a écrit de nombreux poèmes que cette édition nous permet de découvrir. Ils sont un hommage appuyé à la poésie russe des années 1930, ils en sont l’héritage direct et puissant. Ce recueil est un témoignage de la poésie russe contemporaine qui n’a rien à envier à ses aînés. Sorti en 2020 chez Cheyne. Si vous en croquez pour la poésie russe, ce livre est pour vous.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 13 février 2022

Elsa DAUPHIN « Captive »

 


Eva Détrier exerçait un métier peu épanouissant. Femme à tout faire dans un restaurant, elle devait supporter les sarcasmes et injures de son patron Thierry Racoule, homme autoritaire, ainsi que les quolibets d’une partie de la clientèle. Eva était plutôt du genre à se laisser aller.

Un matin, deux gendarmes frappent à sa porte. Thierry vient d’être sauvagement assassiné dans son restaurant vers deux heures du matin, d’un coup de batte de baseball. C’est alors que les souvenirs d’Eva remontent à la surface, une surface déjà houleuse et mouvementée.

Maintenant Eva habite dans une maison rurale, s’entend plutôt bien avec son propriétaire, un homme bon, toujours prêt à rendre service. Mais il y a les chasseurs, les tout puissants, qui ont arbitrairement délimité leur périmètre d’action autour de la maison pour buter les chevreuils. « Ils sont restés longtemps, à découvert dans mon axe de vision. Leurs voix portaient jusqu’ici, fortes, d’une gaieté provocante. Des phrases me parvenaient, énoncées avec une clarté délibérée. Je suis restée à l’intérieur, éloignée des fenêtres. C’est vrai, des accidents arrivent. Parfois, des balles ricochent, se perdent, transpercent divers obstacles et finissent leur course dans le mur d’une maison, dans une chambre ou un salon. Ou même dans la chair d’un être humain. Malencontreusement ».

Entre présent incertain, inconfortable et passé chaotique, Eva perd pied. Elle se souvient la prison, entassées à plusieurs dans une cellule sale, l’odeur de la mort, le naufrage collectif, l’espoir en berne. Alors pour remédier à ces arrière-goûts de la vie d’avant, elle se permet des lâcher prise à grands coups d’alcool. Peu ambitieuse, elle est une adepte de la procrastination contemplative. Sa passion, ce sont les oiseaux, qu’elle adore observer.

Ce roman intimiste est celui de la recherche d’une nouvelle vie, d’une identité, celle à mener en campagne, loin du stress des villes. Mais même ici, il faut faire face à l’humain, ses bruits, ses hobbies, les chasseurs représentent ici le parasite, celui qui met un frein au bien-être, les oiseaux en étant l’exact opposé, procurant joie, apaisement et repos, permettant de vider une tête trop lestée à l’intérieur. Mais ce livre fin à l’écriture poétique dégage aussi une atmosphère de polar rural, surtout dans les premiers chapitres, il distille un suspense haletant en filigrane.

Quant à Eva, est-elle équipée moralement, socialement pour connaître le bonheur ? C’est l’une des questions majeures de ce très beau texte. « J’ai rêvé. Mal, par à-coups. Un rêve noir. Un rêve qui frappe le cœur et tord le ventre d’angoisse. J’ai rêvé peur. J’ai rêvé cris. J’ai rêvé force », cette force qui semble cruellement manquer à une femme qui ne demande pourtant que la paix, mais qui dans son entourage immédiat ne reçoit que le jugement et la violence des hommes.

Récit féministe sur la place de la femme dans une société abîmée par des élans toujours patriarcaux et sexistes, il est une plongée dans le quotidien d’une héroïne cherchant la clé pour s’extirper de cette pression trop pesante, tout en essayant de régler de vieux comptes avec elle-même. A-t-elle assassiné son patron ? A-t-elle été assez forte physiquement pour éclater sa petite tête de dominant ? C’est ce que nous apprend la fin d’un livre qui se lit d’un trait, porté par une écriture maîtrisée et sensible, en particulier lorsqu’elle évoque nos amis ailés. Ce premier roman bref et sombre vient de sortir aux éditions Lunatique, il devrait trouver son public par la qualité de la structure et l’intrigue qui tient en haleine.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)


mercredi 9 février 2022

Kaveh AYREEK « La valise vide »

 


Cette pièce de théâtre afghane est un document essentiel pour mieux connaître l’histoire contemporaine de l’Afghanistan, Maryam et Hamid étant les deux héros malheureux de ce drame. Maryam, 27 ans et Hamid, 33 ans, afghans exilés en Iran suite à la fuite de leur famille durant les événements des années 1980, viennent de se marier. Ils souhaitent désormais rejoindre leurs racines en Afghanistan, contre l’avis de leurs familles respectives. Nous sommes dans la décennie 2010, les talibans ont été chassés du pouvoir en 2001 suite aux attentats du 11 septembre. Mais à son arrivée, le couple constate que le climat est bien moins idyllique qu’il ne se l’était imaginé. Maryam et Hamid avaient été bercés jusqu’ici par des images fantasmées de leur pays d’origine, souvent relatées par leurs parents. Ce qu’ils rencontrent là-bas est aux antipodes du pays rêvé.

« Avant, les loups ne hurlaient que depuis les montagnes. Puis, peu à peu, ils sont descendus dans les villages. Personne ne se préoccupait d’eux. Tous avaient rentré leurs troupeaux dans leurs maisons puis dans leurs lits.

Les loups voyant que personne ne leur prêtait attention ont attaqué les chiens de troupeaux. Ils les ont mis en morceaux.

Ensuite, puisqu’il n’y avait plus de chiens pour protéger le troupeau, les loups sont venus jusqu’aux lits et ils ont dévoré les agneaux.

Personne ne parvenait à se mesurer à eux car chaque jour ils devenaient plus nombreux et plus forts ». Les allégories du texte frappent et résonnent.

Lorsque le couple s’installe à Kaboul, il y trouve un pays vicié, violent, miséreux, sous le contrôle d’un régime autoritaire et despotique. Il loge dans la vieille maison familiale, mais des hommes armés frappent à la porte et leur demandent de quitter les lieux sous 48 heures. Maryam et Hamid sont alors prisonniers de leurs propres sentiments, devenus méfiants l’un vis-à-vis de l’autre. La machine guerrière du régime afghan est en marche, inlassablement. Chaque être se terre et se renferme dans ses doutes et ses peurs.

Cette pièce très brève est un constat alarmant de l’Afghanistan. Ceux qui ont décidé de fuir le pays quelques décennies auparavant sont toujours considérés comme des citoyens de seconde zone dans le pays hôte, ceux qui sont restés sont coincés entre les énormes tentacules des puissants. Ce texte est un témoignage sur la perte de repères, l’émigration forcée qui s’avère être un échec, ils est aussi une manière de dénoncer les guerres, la soif de pouvoir et la dictature religieuse, car l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs.

L’auteur, Kaveh AYREEK, ne parle pas à la légère puisque cette pièce est en quelque sorte une autobiographie masquée. La famille d’AYREEK a dû fuir l’Afghanistan au milieu des années 1980 alors qu’il n’avait que 5 ans. Elle a trouvé refuge en Iran, mais ne put jamais obtenir les mêmes droits que les autochtones, vivant cadenassée et empêchée. AYREEK est revenu en Afghanistan en 2008, montant des troupes théâtrales engagées. Mais la situation s’envenimant, c’est juste avant la prise de pouvoir par les talibans en août 2021 que lui et sa femme sont évacués, rejoignent la France. Ils vivent désormais en Norvège.

« La valise vide » fut une première fois écrit en 2014, mais la plupart des acteurs de la pièce fuirent leur pays avant qu’elle ne soit terminée, AYREEK l’a donc réécrite et enfin montée en 2020.

« La valise vide » n’est pas seulement une pièce de théâtre, c’est aussi un témoignage aussi fort que pudique de la préfacière et traductrice Guilda CHAHVERDI (la langue originale du texte est en dari, un dérivé du persan employé en Afghanistan) dont la famille a dû fuir d’Iran pour se réfugier en France. Guilda est allée en Afghanistan en 2003, elle y a vu la même violence que Maryam et Hamid. Ce livre propose également une chronologie de l’Afghanistan de 1973 à nos jours (jusqu’au 7 septembre 2021) ainsi qu’un texte sur l’extrême difficulté de faire vivre la culture et en particulier le théâtre dans un pays ravagé et exsangue.

Ce bouquin remarquable et instructif vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, il est une approche originale autant qu’effrayante sur la notion de survie en pays hostile, ainsi que sur la quasi impossibilité de développer la culture sur une terre gouvernée par l’extrémisme. Quant à la photo du bonheur représentée en couverture, elle est en quelque sorte l’antinomie de ce que Maryam et Hamid vont vivre.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 6 février 2022

Éric VUILLARD « Une sortie honorable »

 


Pour son nouveau récit historique, Éric VUILLARD s’attaque à l’Indochine française et décide d’entamer son récit par l’année 1928, lorsque la colonie subit un effondrement du prix de certaines matières premières, dont celui du caoutchouc, propriété de la toute puissante maison Michelin qui par ailleurs userait de mauvais traitements sur son personnel autochtone et doit affronter une « épidémie de suicides » au sein de ses salariés.

Comme à son habitude depuis « Conquistadors » de 2009 mais surtout à partir de 2012 avec « La bataille d’Occident », Éric VUILLARD déroule l’Histoire en scrutant des photographies, regroupant des documents judicieux propres à secouer son lectorat, passant tout au peigne fin. Avec son style caractéristique fait de cynisme, de précision affolante de la scène et d’humour caustique, VUILLARD semble manier une caméra munie d’un microscope sur le terrain, projeté vers la période qu’il décrit.

Comme toujours aussi, il examine, décortique les hommes puissants qu’il présente, les observe jusqu’au petit recoin d’un bouton de manchette. Puis il dresse leur pedigree par une sorte de biographie brève de quelques pages dans laquelle les principaux faits d’armes du gus sont révélés. Il est comme ça, VUILLARD, il s’invite sur l’épaule d’un type qu’il ne connaît pas et le passe au rayon X par une baguette invisible.

Ici ces nombreux puissants, ce sont les acteurs de tête de la fin de la colonisation en indochine. Ils tapent sur les pauvres êtres locaux, leur pondent des lois ahurissantes et font jaillir leurs muscles. VUILLARD procède à un véritable exercice de style littéraire. Car excusez, mais du style il en a et même en déborde. On ne devrait pas mais on rit à foison grâce aux percutantes descriptions, comparaisons, et échecs de l’Histoire. L’humour est corrosif et garanti sans trucage. L’auteur met en scène une brochette d’hommes sans scrupules, et en filigrane dénonce ce qu’il évoque dans un parfait numéro d’équilibriste.

Il se gausse, méchamment mais jamais gratuitement, des non-sens de déclamations politiques cherchant à marquer l’Histoire par une rhétorique coup de poing, comme cette phrase malheureuse d’Edmond MICHELET : « Toute politique actuelle de capitulation en Indochine s’apparenterait à celle de Vichy ». On applaudit bien fort. VUILLARD en profite pour se moquer de la IVe République française, qui évolue en vase clos dans un vertigineux jeu de chaises musicales. Il glane des scènes, les habille, les anime dans un décor savamment peint où chaque mot a son importance. Contrairement à l’armée française en Indochine, il ne s’enlise pas.

Il est aussi question des Etats-Unis et de leur rôle dans une sorte de répétition générale de la guerre du Vietnam. C’est peut-être le défaut de ce récit : il navigue un peu trop, entre 1928, la 2e guerre mondiale, la désastreuse bataille de Cao Bang en 1950, l’arrivée sur l’échiquier politique des Etats-Unis, le naufrage incessant de cette colonisation, les biographies des protagonistes, etc., il est possible de se perdre non dans ce qui est un labyrinthe mais qui par excès de zèle remue trop de détails. Il en reste un document exceptionnel, dans un format ténu et caractéristique de l’auteur, évoluant entre roman historique, récit ou encore scénario de film ou de documentaire. Ce n’est certes pas le meilleur VUILLARD (nous pourrons lui préférer le Goncourt « L’ordre du jour », « Congo » ou « Tristesse de la terre »), la recette commence peut-être à s’éroder, il n’empêche, c’est un récit remarquable qui nous pousse à aller rechercher plus en détail ce que VUILLARD tient à la surface. Il vient de sortir et ne doit pas être boudé.

 (Warren Bismuth)

mercredi 2 février 2022

Isaac BABEL « Chroniques de l’an 18 »

 


Pour terminer ce triptyque consacré aux écrivains controversés et censurés, pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » mené tambour battant par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, et après les destins de BOULGAKOV (mort dans son pays après que plusieurs demandes d’exils lui aient été refusé), ZAMIATINE (mort en exil), terminons par celui d’Isaac BABEL, exécuté par le régime stalinien.

Isaac BABEL (1894-1940) n’est pas l’un des écrivains russes les plus connus en Occident. L’intérêt de ces 19 chroniques rédigées en 1918 est multiple. En effet, quelques mois seulement après la révolution d’octobre 1917, BABEL est allé à la rencontre des habitants d’Odessa et Saint Pétersbourg (s’appelant à l’époque Pétrograd), et ce qu’il en ramène, ce sont de brefs textes descriptifs sur les conditions de vie d’un peuple en miettes.

Ces chroniques sont comme des instantanés, un moment précis, une image figée sur ce que voit et ressent l’auteur. Elles font partie des premiers textes de BABEL (il a alors 24 ans). La position de BABEL est inconfortable dans la Russie bolchevik comme elle l’était sous le tsarisme : juif ayant travaillé pour la Tchéka, il est rapidement surveillé.

Dans ces tableaux, sans prise de position exagérée, BABEL décrit dans ces récits qu’il a décidé de présenter au présent : pénurie générale de matières premières, usines tournant au ralenti, augmentation notoire de la mortalité, sous-alimentation, les seins des mères sont souvent taris d’où le recours à des nourrices, malheureusement peu nombreuses. De plus l’argent manque pour enterrer les morts, des fosses communes poussent de fait un peu partout. « Tous les jours on amène à la morgue les corps des fusillés et des tués. Ils les emmènent sur des traîneaux, ils les déchargent à côté de la grille et ils repartent. Avant, on posait encore des questions – qui a été tué, quand, par qui. Maintenant, on a laissé tomber. On écrit sur un papier « inconnu » et on l’emporte à la morgue. Ceux qui les emmènent sont des soldats de l’Armée rouge, des miliciens, un peu tout le monde ». Et puis il y a la guerre civile, les accidents, le pays ressemble à un vaste charnier. Il en est de même dans les zoos où les animaux meurent de faim, en nombre. Les chevaux, que l’on ne peut plus nourrir, sont abattus par milliers.

BABEL participe aux réquisitions de nourriture et voit donc des gens crevant la dalle. Il dresse un portrait glacial de cette Russie qui vient de basculer. Ce qui est intéressant, c’est qu’il se contente de décrire, ainsi il ne se prononce pas sur le fond : montre-t-il un pays agonisant suite aux siècles de régime monarchiste ou bien un peuple déjà en proie à la misère suite à l’accession au pouvoir des bolcheviks ? Peut-être un peu les deux, mais le lecteur ne peut trancher. Contrairement au régime en place.

Ces chroniques furent écrites ente mars et novembre 1918, elles peuvent constituer les premières d’une longue série sur le bolchevisme au pouvoir. Elles semblent avoir été « oubliées » jusqu’en 1990, peut-être d’ailleurs parce qu’elle furent dès leur rédaction jugées « pornographiques » (sic). BABEL fait preuve d’un anticléricalisme, certes pas offensif, mais bien distinctif dans ces portraits. Lui-même est victime de l’antisémitisme galopant.

À ce jour, seule une édition fut publiée en France, en 1996. Elle est traduite par Cécile TEROUANNE et André MARKOWICZ, est agrémentée de 3 chroniques écrite en 1916 et plus particulièrement axées sur la littérature, le monde des bibliothèques en Russie et l’édition, BABEL y faisant notamment part de son admiration pour MAUPASSANT.

Toutes ces chroniques (les 19 originelles ainsi que les 3 rajoutées), si elles font bien partie de l’œuvre de BABEL, sont néanmoins à part dans celle-ci, puisque lui-même a dit n’être entré en littérature qu’en 1924.

En 1939, Isaac BABEL est arrêté pour Trotskisme et espionnage ainsi que pour une sordide histoire de mœurs. Il est fusillé en 1940 et ce n’est que plus d’un an plus tard que sa famille l’apprend. BABEL fut l’un de ces nombreux écrivains censurés, interdits par le pouvoir bolchevik avant d’être réhabilité en 1954, peu après la mort de STALINE.

 (Warren Bismuth)



mardi 1 février 2022

Evguéni ZAMIATINE « Au diable vauvert »



Deuxième volet du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores sur le thème des auteurs, autrices, œuvres controversées et/ou censurées. L’objectif se déplace aujourd’hui vers Evguéni ZAMIATINE, auteur censuré qui mourra en exil.

Ce recueil renferme deux récits du russe Evguéni ZAMIATINE (1884-1937) : « Au diable vauvert » et « Alatyr » respectivement rédigés en 1914 et 1915. Le choix de regrouper ces deux textes est fort judicieux, comme nous allons le voir plus bas.

« Au diable vauvert » se situe entre 1892 et 1914, suit une garnison basée « au diable vauvert », et plus particulièrement l’un des lieutenants, Andreï Ivanytch Polovets, dans l’extrême partie est de la Russie. Ce qui frappe d’emblée c’est le ton satirique que prend l’auteur pour y dépeindre le quotidien des soldats. Tout est prétexte à tourner en ridicule les protagonistes. Le style théâtral se rapproche de celui de GOGOL et les dialogues populaires, expressions et néologismes « du cru », ne sont pas sans rappeler ceux de Nikolaï LESKOV.

Les descriptions physiques allégoriques sont surtout animalières et particulièrement hilarantes. Elles peuvent aussi tendre vers l’image d’un objet qui s’animerait en s’humanisant : « Ce n’était pas un visage qu’avait l’ordonnance généralesque, mais un samovar en cuivre lustré : si gonflé qu’il reluisait. Il ressemblait lui-même à un samovar éteint, mais là, brusquement, il s’était mis à gondoler, à bouillir ».

La garnison s’ennuie. ZAMIATINE croque des hommes du peuple partis attendre une guerre qui ne se déclenche pas, et qui à défaut de tuer des ennemis tuent le temps. Les scènes sont cocasses et savoureuses, nous voilà plongés indirectement dans le théâtre absurde russe du XIXe siècle par la plume d’un presque débutant du XXe (ZAMIATINE est alors âgé de 21 ans seulement). Les protagonistes rient, vulgairement, postillonnant, suant : « Son rire montait dans les aigus, escaladait des crêtes de plus en plus élevées. Pourvu qu’il ne se déchire pas ».

L’autre trame de cette histoire est celle d’une femme qui vient d’accoucher de son neuvième enfant, mais dont personne ne sait qui est le père. C’est alors que vont se jouer des affaires de cœur, d’adversité, d’amour. Mais n’oubliez pas, nous sommes ici en Russie. Subitement, le ton se durcit, s’assombrit, devient plus tragique, l’alcool coule toujours à flot mais ne provoque plus gaîté ni insouciance. Satire de moeurs cinglante et féroce, elle déplaît alors au pouvoir tsariste en place.

Dans ce recueil est publié également le court récit « Alatyr », dans un ton très proche de celui de « Au diable vauvert ». À Alatyr, petite ville russe où la guerre contre les trucs fait rage, le gouverneur ordonne aux citoyens de faire des bébés. Après une brève hausse des naissances, une décrue alarmante de la démographie vient contrarier les aspirations du régime.

Galphira est une belle célibataire dont le père, commissaire influent, cherche à la marier, en aidant par exemple un jeune homme par intérêt et finissant par le nommer fonctionnaire. Mais ce cher papa a une vilaine idée derrière la tête…

Comme le récit précédent, « Alatyr » est une comédie du désespoir, un fou rire (un rire fou, malsain) en guise de dernier râle. Le style, s’il est loufoque et satirique, là aussi se durcit pour laisser entrevoir des personnages cupides et opportunistes, prêts à tout par intérêt.

Le recueil « Au diable vauvert » montre des situations expressivement outrancières par un climat burlesque cherchant à masquer le drame : un pays, la Russie, est politiquement et mentalement en bout de course. Par la rigolade – et par de nombreuses allégories, marque distinctive de toute une littérature russe - ZAMIATINE attaque (avec une arme factice mais blessante : la farce) le tsarisme et son armée, y compris lorsqu’elle semble pactiser avec l’armée française vers la fin du premier récit. Le pouvoir ne s’y trompe pas, d’autant que le bougre est un récidiviste, il avait déjà été incarcéré à plusieurs reprises à partir de 1905 pour sympathies « rouges ». Ici, l’empire russe censure « Au diable vauvert ». L’explication absolument stupéfiante est consignée en préface de cette édition. La résolution du comité chargé des affaires relatives à la presse interdit le récit, arguant ente autres des points suivants : « Image profondément insultante des officiers russes […]. Atteinte particulièrement grave à l’honneur des armées […]. Porte atteinte à la pudeur », etc. ZAMIATINE est assigné à résidence. Sa publication ne sera autorisée dans son pays qu’à partir de 1923.

Le destin de ZAMIATINE est assez singulier : l’écrivain condamné sous le tsarisme pour bolchevisme est surveillé dès 1919 par ce pouvoir bolchevique qui vient de renverser le tsar à peine deux ans plus tôt. Ironie de l’histoire : ZAMIATINE est incarcéré en 1922 dans la même prison que celle où il avait déjà été jeté quelques années plus tôt sous le régime ennemi. En 1929, les bolcheviks continuent à chercher des poux sur le crâne de l’auteur, toutes ses parutions étant suspendues sous le prétexte que ZAMIATINE aurait fait paraître en dehors de l’U.R.S.S. son roman précurseur de la science fiction moderne « Nous » (également connu sous le titre « Nous autres »), alors que si le roman avait en effet été publié dans plusieurs pays, c’était sans l’accord de l’auteur. Sa pièce de théâtre « La puce » (d’après la nouvelle « Le gaucher » de LESKOV) est retirée de l’affiche.

Epaulé dans sa démarche par Maxime GORKI, ZAMIATINE décide alors d’avoir recours à STALINE afin de réclamer son extradition. Il l’obtient en 1931. Il quitte définitivement son pays, rejoint Paris en février 1932, c’est dans cette ville qu’il meurt en 1937, exilé, esseulé et épuisé. Dernier coup de pied de l’âne venant des autorités : la mort de ZAMIATINE n’est alors pas relayée dans son propre pays.

Ce recueil du désespoir par la farce fut pour la première fois publié en France, chez Verdier… en 2006, soit près de 100 ans après sa rédaction !

https://editions-verdier.fr/

 (Warren Bismuth)