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mardi 1 février 2022

Evguéni ZAMIATINE « Au diable vauvert »



Deuxième volet du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores sur le thème des auteurs, autrices, œuvres controversées et/ou censurées. L’objectif se déplace aujourd’hui vers Evguéni ZAMIATINE, auteur censuré qui mourra en exil.

Ce recueil renferme deux récits du russe Evguéni ZAMIATINE (1884-1937) : « Au diable vauvert » et « Alatyr » respectivement rédigés en 1914 et 1915. Le choix de regrouper ces deux textes est fort judicieux, comme nous allons le voir plus bas.

« Au diable vauvert » se situe entre 1892 et 1914, suit une garnison basée « au diable vauvert », et plus particulièrement l’un des lieutenants, Andreï Ivanytch Polovets, dans l’extrême partie est de la Russie. Ce qui frappe d’emblée c’est le ton satirique que prend l’auteur pour y dépeindre le quotidien des soldats. Tout est prétexte à tourner en ridicule les protagonistes. Le style théâtral se rapproche de celui de GOGOL et les dialogues populaires, expressions et néologismes « du cru », ne sont pas sans rappeler ceux de Nikolaï LESKOV.

Les descriptions physiques allégoriques sont surtout animalières et particulièrement hilarantes. Elles peuvent aussi tendre vers l’image d’un objet qui s’animerait en s’humanisant : « Ce n’était pas un visage qu’avait l’ordonnance généralesque, mais un samovar en cuivre lustré : si gonflé qu’il reluisait. Il ressemblait lui-même à un samovar éteint, mais là, brusquement, il s’était mis à gondoler, à bouillir ».

La garnison s’ennuie. ZAMIATINE croque des hommes du peuple partis attendre une guerre qui ne se déclenche pas, et qui à défaut de tuer des ennemis tuent le temps. Les scènes sont cocasses et savoureuses, nous voilà plongés indirectement dans le théâtre absurde russe du XIXe siècle par la plume d’un presque débutant du XXe (ZAMIATINE est alors âgé de 21 ans seulement). Les protagonistes rient, vulgairement, postillonnant, suant : « Son rire montait dans les aigus, escaladait des crêtes de plus en plus élevées. Pourvu qu’il ne se déchire pas ».

L’autre trame de cette histoire est celle d’une femme qui vient d’accoucher de son neuvième enfant, mais dont personne ne sait qui est le père. C’est alors que vont se jouer des affaires de cœur, d’adversité, d’amour. Mais n’oubliez pas, nous sommes ici en Russie. Subitement, le ton se durcit, s’assombrit, devient plus tragique, l’alcool coule toujours à flot mais ne provoque plus gaîté ni insouciance. Satire de moeurs cinglante et féroce, elle déplaît alors au pouvoir tsariste en place.

Dans ce recueil est publié également le court récit « Alatyr », dans un ton très proche de celui de « Au diable vauvert ». À Alatyr, petite ville russe où la guerre contre les trucs fait rage, le gouverneur ordonne aux citoyens de faire des bébés. Après une brève hausse des naissances, une décrue alarmante de la démographie vient contrarier les aspirations du régime.

Galphira est une belle célibataire dont le père, commissaire influent, cherche à la marier, en aidant par exemple un jeune homme par intérêt et finissant par le nommer fonctionnaire. Mais ce cher papa a une vilaine idée derrière la tête…

Comme le récit précédent, « Alatyr » est une comédie du désespoir, un fou rire (un rire fou, malsain) en guise de dernier râle. Le style, s’il est loufoque et satirique, là aussi se durcit pour laisser entrevoir des personnages cupides et opportunistes, prêts à tout par intérêt.

Le recueil « Au diable vauvert » montre des situations expressivement outrancières par un climat burlesque cherchant à masquer le drame : un pays, la Russie, est politiquement et mentalement en bout de course. Par la rigolade – et par de nombreuses allégories, marque distinctive de toute une littérature russe - ZAMIATINE attaque (avec une arme factice mais blessante : la farce) le tsarisme et son armée, y compris lorsqu’elle semble pactiser avec l’armée française vers la fin du premier récit. Le pouvoir ne s’y trompe pas, d’autant que le bougre est un récidiviste, il avait déjà été incarcéré à plusieurs reprises à partir de 1905 pour sympathies « rouges ». Ici, l’empire russe censure « Au diable vauvert ». L’explication absolument stupéfiante est consignée en préface de cette édition. La résolution du comité chargé des affaires relatives à la presse interdit le récit, arguant ente autres des points suivants : « Image profondément insultante des officiers russes […]. Atteinte particulièrement grave à l’honneur des armées […]. Porte atteinte à la pudeur », etc. ZAMIATINE est assigné à résidence. Sa publication ne sera autorisée dans son pays qu’à partir de 1923.

Le destin de ZAMIATINE est assez singulier : l’écrivain condamné sous le tsarisme pour bolchevisme est surveillé dès 1919 par ce pouvoir bolchevique qui vient de renverser le tsar à peine deux ans plus tôt. Ironie de l’histoire : ZAMIATINE est incarcéré en 1922 dans la même prison que celle où il avait déjà été jeté quelques années plus tôt sous le régime ennemi. En 1929, les bolcheviks continuent à chercher des poux sur le crâne de l’auteur, toutes ses parutions étant suspendues sous le prétexte que ZAMIATINE aurait fait paraître en dehors de l’U.R.S.S. son roman précurseur de la science fiction moderne « Nous » (également connu sous le titre « Nous autres »), alors que si le roman avait en effet été publié dans plusieurs pays, c’était sans l’accord de l’auteur. Sa pièce de théâtre « La puce » (d’après la nouvelle « Le gaucher » de LESKOV) est retirée de l’affiche.

Epaulé dans sa démarche par Maxime GORKI, ZAMIATINE décide alors d’avoir recours à STALINE afin de réclamer son extradition. Il l’obtient en 1931. Il quitte définitivement son pays, rejoint Paris en février 1932, c’est dans cette ville qu’il meurt en 1937, exilé, esseulé et épuisé. Dernier coup de pied de l’âne venant des autorités : la mort de ZAMIATINE n’est alors pas relayée dans son propre pays.

Ce recueil du désespoir par la farce fut pour la première fois publié en France, chez Verdier… en 2006, soit près de 100 ans après sa rédaction !

https://editions-verdier.fr/

 (Warren Bismuth)



4 commentaires:

  1. Quelle histoire personnelle tragique... Je ne connaissais pas l'auteur, merci pour ces découvertes.

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    1. Tu en avais entendu parler avec le roman précurseur de "1984" d'Orwell appelé "Nous", mais tu n'as pas dû retenir le nom de l'auteur ("Nous" avait été présenté dans le cadre du challenge).

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  2. Décidément on se marre bien chez les Russes !

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