Recherche

Affichage des articles dont le libellé est Théâtre. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Théâtre. Afficher tous les articles

dimanche 7 septembre 2025

Roger ASSAF « Le jardin de Sanayeh »

 


« L’acteur, c’est lui le lieu de l’action, voyons ! C’est lui l’espace scénique ».Dans un théâtre de Beyrouth lors d’une répétition d’une pièce de théâtre, les comédiens improvisent et débattent, se disputent parfois. Au cœur de la pièce, un double homicide ayant au lieu en 1980 à beyrouth. Si les deux cadavres coupés en morceaux ont été disséminés dans le jardin de Saranyeh, seul l’un d’eux fait parler les comédiens, celui de la propriétaire d’un certain Khalil T., meurtrier présumé qui fût d’ailleurs pendu en 1983.

Mais la pièce, bien que relatant les événements par le fait divers puis le procès, est principalement axée sur le jeu des comédiens. Des comédiens qui improvisent, se démarquent du texte pour faire entendre leur voix, exister au sein d’une fiction, par eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ainsi, un brouhaha se répercute. Sami joue Khalil T., mais peu à peu il s’en fait l’ardent défenseur, il devient en quelque sorte Khalil T. Avec cette question : Restons-nous nous-mêmes lorsque l’on joue un rôle ? Est-il facile, est-il possible même de rester à distance respectueuse de la personne que l’on joue, fut-ce un assassin présumé, de surcroît exécuté ?

Bribes de procès, dépositions des témoins. Jusqu’à la condamnation de Khalil pendant que le Liban sombre dans le chaos. Khalil est libéré de prison en 1982 par des miliciens insurgés (c’est l’époque du massacre de Sabra et Chatila). Mais bien vite il réclame son retour derrière les barreaux afin d’être jugé à nouveau.

C’est alors que des personnages de Shakespeare s’invite dans les dialogues et que la pièce prend une tournure historico-politique. « Je joue à moi seul bien des personnages, dont aucun n’est content. Par moments, je suis roi ; alors les trahisons me font souhaiter d’être mendiant, puis me revoilà mendiant, et l’écrasante misère me persuade que j’étais mieux, étant roi – et me voilà redevenu roi… ».

Dans un climat de discussions tendues et de profonds désaccords, Roger Assaf, qui a lui-même traduit sa pièce à partir de son texte de l’arabe libanais de 1997, nous demande, à nous spectateurs, notre avis. Tout comme les comédiens jouant leurs personnages finissent par donner leur avis propre plutôt que celui du texte imposé par le metteur en scène. C’est en quelque sorte un théâtre libre, actif, participatif, avec en toile de fond le Liban des années 1980, pays déchiré et meurtri, désespéré.

Pour Assaf comme pour ses comédiens, ceci n’est pas du théâtre. D’ailleurs le rideau ne tombera pas en fin de représentation puisqu’il n’y a pas de rideau. Tout comme il n’y a pas de pièce, mais plutôt des questionnements d’êtres humains qui se réunissent pour échanger. La pièce jouée semble devenir tout à coup un prétexte. Les personnages créés sont bien vite oubliés, remisés dans les loges, pour ne faire que subsister les comédiens redevenus de simples citoyens.

« Le jardin de Sanayeh », préfacé par Elias Sanbar, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, ce n’est pas le premier texte de l’auteur paru ici, de plus il a déjà traduit au moins un ouvrage de l’éditeur.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 24 août 2025

Aziz CHOUAKI « Les oranges »

 


Ce n’est certes pas la première fois pour ce défi mensuel, mais Seigneur j’ai péché. Mieux : j’ai encore triché ! Relisons l’énoncé du mois : « La littérature africaine » proposé ce mois par « Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka. Et c’est là que le bât blesse : « Les oranges » est-il un classique ? Pas vraiment puisqu’écrit en 1998. Mais il se trouvait sur ma pile à lire, il n’attendait qu’à être dévoré, et l’occasion était unique, donc voilà. Et pardon.

Aziz Chouaki (1951-2019) est né français puisque dans le département de l’Algérie. Il devient algérien lors de l’indépendance de son pays, qu’il quitte en 1991 pour rejoindre la France. « Les oranges » est un texte bref, entre monologue théâtral (il fut monté au théâtre), poésie hallucinée, fable et récit de vie d’un pays, l’Algérie.

Le titre est tiré de la légende de l’orange dans laquelle est planté une balle : « À partir d’aujourd’hui, tu es désigné par le Royaume des Oranges pour établir la légende de ta race. À présent, tu vas me faire le serment que voici : ‘Je jure d‘enterrer à jamais cette balle le jour où tous les gens de cette terre d’Algérie s’aimeront comme s’aiment les oranges’ ».

De 1830 à l’aube des années 2000 défilent des images, des dates fortes de l’Histoire de l’Algérie, entre allégorie et déambulation dans l’effervescence des rues d’Alger, inter générationnelles, par delà les morts et les tragédies. Ainsi nous croisons l’émir Abdelkader, Tocqueville, des écrivains français (ceux de la métropole) et tant d’autres. Les terres colonisées par la France, les premières tensions vives, la culture imposée, etc. « Voilà mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes. Tuer tous les hommes jusqu’à quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens ! ».

Entre cynisme, humour et engagement, Chouaki se souvient, énonce, évoque, dénonce. Exaction, massacres, alors que les algériens vont rejoindre l’armée française pour combattre à ses côtés lors des deux guerres mondiales. Et puis 1954, le début de la guerre d’indépendance qui ne dit pas son nom. Les yeux d’Albert Camus qui regardent le drame en cours. Basculement, sorte de révolution intérieure. Algérie libérée, marxisme proclamé. Déconstruction des apports français, volonté d’autonomie totale. Le texte scande comme au cœur d’une manifestation, le rythme est rapide, le souffle manque. Présidence autocratique de Houari Boumédiène, qui meurt en 1978, remplacé par Chadli Bendjedid jusqu’en 1992. C’est le temps de la montée inexorable des islamistes, les législatives qu’ils remportent en 1991 lors des premières élections libres dans une corruption généralisée après une insurrection sanglante en 1988 (plus de 600 morts nous dit l’auteur).

La pays bascule du marxisme à l’islam, les rues changent, les vêtement aussi, les discours bien sûr. Les élections ont été annulées et le Front Islamiste du Salut dissous. Il passe dans la clandestinité, règle leur compte aux intellectuels et écrivains, considérés comme la menace intérieure majeure. La population est prise de terreur, les assassinats, les attentats se succèdent, le pays est devenu incontrôlable et pourtant contrôlé par les fanatiques religieux.

« Les oranges » est de ces textes importants, en quelques dizaines de pages il retrace 160 ans d’histoire algérienne de la colonisation française à la décennie sanglante, il pointe toutes les dates cruciales dans un style exubérant, puissant, profond et quasi hors sol, il déborde, il prend partie, il ricane du malheur pour ne pas montrer ses larmes. La postface est signée Christiane Achour et Benjamin Stora, elle rend hommage à ce texte original et violent paru originellement aux éditions Mille et une nuits, vous savez ces tout petits livres par leur format renfermant des textes qui résonnent par delà les décennies voir les siècles.

(Warren Bismuth)



dimanche 17 août 2025

Mehis PIHLA « La grande lessive »

 


Cette pièce de théâtre estonienne de 2024 (traduite et publiée en France en 2025) revient sur ce qui fut sans doute tout simplement le plus grand blanchiment d’argent de l’Histoire et prend naissance dans les banques estoniennes au début des années 2000. L’argent, nerf de la guerre, qui peut tout. L’auteur estonien Mehis Pihla nous invite à suivre Artur, jeune homme qui possède des relations influentes et se retrouve propulsé responsable clientèle d’une banque de Tallinn, Estonie indépendante, par son ami Oliver.

Très vite, Oliver forme Artur sur le blanchiment d’argent, notamment sur les comptes de puissants clients russes. Mais pas seulement. « Le rouble ne valait plus rien, tous les affairistes russes avaient besoin de plus en plus de dollars. Nos financiers ont rapidement acquis les meilleurs pratiques des pays occidentaux en matière de création de schémas offshore, les premières banques en ligne ont été créées grâce à l’initiative nationale « Tigre bondissant », et l’Estonie est ainsi devenue la Suisse du bloc de l’Est ».

Une organisation extrêmement complexe est mise en place, une importante banque danoise implantée à Tallinn tire les ficelles, les clients se précipitent de toute l’Europe, mais les meilleurs clients se situent chez la voisine Russie dont le système financier est poreux et corrompu, poreux comme ce nouvel espace Schengen qui permet, en tout cas ne contrôle pas, de telles transactions. Les sociétés écran fleurissent de même que les paradis fiscaux, et Artur se prend au jeu et, comme les banques, veut « grossir ».

L’indépendance alors toute neuve de l’Estonie fait directement suite  à l’effondrement du bloc de l’est, de l’Union Soviétique et de ses satellites. Or les rapports entre la Russie et ses anciennes provinces sont toujours très marquées, et les projets de corruption des banques estoniennes arrivent vite aux oreilles des dirigeants russes. L’Estonie pourrait bien devenir un de ces nouveaux eldorados fiscaux. C’est alors que la machine infernale s’emballe.

« La grand lessive » met en scène cette invraisemblable arnaque. L’auteur s’est finement documenté sur ce scandale mondial afin de l’expliquer dans cette pièce pas toujours simple de par les va-et-vient de l’argent et l’implication de plus en plus d’acteurs et de pays, des ramifications de plus en plus profondes et un langage forcément technocratique et technique. Mehis Pihla retranscrit les grandes étapes de ce gigantesque scandale financier qu’il fait incarner par Artur. La pièce est préfacée par Holger Roonnemaa et traduite de l’estonien par Martin Carayol, elle vient juste de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 2 juillet 2025

Sofi OKSANEN « Purge » Version théâtrale initiale

 


C’est un véritable événement que cette publication aux éditions L’espace d’un Instant. Car « Purge » de la finlandaise Sofi Oksanen, qui eut un succès considérable dans sa version roman de 2010, est pourtant à l’origine une pièce de théâtre écrite en 2007. Si la version française existait depuis 2010 également et fut régulièrement lue et jouée en public depuis, jamais elle n’était parue en livre. Le vide est aujourd’hui comblé.

1992, juste après l’indépendance de l’Estonie. Zara, marié à un russe d’Estonie – bien que souvent ce sont les estoniens qui soient allés s’implanter en Russie -, vient, dit-elle, de se disputer avec lui, et échoue chez Aliide, une vieille femme possédant une ferme, un ancien kolkhoze, dans laquelle elle vit cloîtrée par peur des pillages. Dans l’Estonie nouvellement indépendante, une réforme agraire est en cours et promet de rendre leurs terres aux anciens propriétaires, tandis que le pays goûte au capitalisme et que le business international est en marche, au détriment de l’U.R.S.S. devenue Russie, qui de fait perd son influence et son pouvoir, comme le racontent deux mafieux russes, Pacha et Lavrenti.

Bond en arrière, débuts des années 1950 où des anciens soldats estoniens sont traqués pour avoir combattu contre la Russie, leur nouveau pays, durant la guerre. Or, la vieille Aliide a vécu cette période, et 40 ans plus tard, elle garde bien cachés quelques secrets au fond de sa mémoire. Les années 1950 avec les koulaks, les traîtres, les tentions entre pro-russes et pro-indépendance, les terres nationalisées, alors que des déportations massives des prétendus ennemis de classe sont organisées et qu’une part de la population vit dans la clandestinité, ce qui est le cas de Hans, beau-frère de Aliide, elle, fille de koulaks, dont toute sa famille fut déportée sauf elle, pourquoi ?

« Tout éradiqué. Alors mes enfants pourront grandir. Et mes parents, ils pensaient exactement la même chose. Quand Nicolas II les a exilés en Sibérie en tant qu’anarchistes, c’étaient ce qu’ils espéraient. Ils avaient le même espoir et la même foi dans la force du socialisme. Et ils me l’ont communiquée. Et elle était encore en moi quand j’étais emprisonné en tant que communiste. Tous les jours je ne faisais que penser à un avenir meilleur ».

Les va-et-vient entre les années 1950 et le début des années 1990 sont incessants. Connaître le passé pour comprendre le présent. Et le présent, ce sont ces tensions extrêmes dues en partie à la velléité d’occidentalisation d’une partie de la population tandis qu’une omerta plane autour de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, qui reste dans tous les esprits, tant elle semble avoir précipité la fin d’un régime déjà gangrené. Quant au passé, les souvenirs jaillissent, ceux d’êtres déjà traqués pour leur supposée proximité avec la société pro-occidentale, et qui partent se réfugier en forêt. Les tortures, la mort de Staline en 1953, mais il n’est alors toujours pas concevable de trahir ses idéaux.

« Purge » est une pièce violente, sur le sort réservée à l’Estonie durant 50 ans d’occupation russe, sur l’indépendance survenant bien que le pays soit en morceau. Les face-à-face entre la jeune et la vieille Aliide sont aussi beaux qu’émouvants. Quant à Zara, elle va devoir à son tour se confier, confier ses blessures, ses traumatismes.

Beaucoup moins édulcorée que la version romanesque ultérieure, « Purge » va droit au but, avec violence et lucidité. C’est toute une partie du XXe siècle en Europe de l’est qui est passée au crible. Sofi Oksanen s’y connaît pour faire témoigner ses protagonistes, elle-même fille de père finlandais et de mère estonienne. Ce texte est aussi sombre que puissant, tout en restant focalisé sur l’Histoire. Cette pièce, bien que brutale, est nécessaire pour mieux comprendre les rapports houleux entre l’ex U.R.S.S. et ses régions annexées. « Purge » est superbe de bout en bout, il ne laisse pas indifférent. Et bien sûr il nous rend témoins malgré nous et nous fait inexorablement nous poser cette question : « qu’aurions-nous fait à leur place ? ». Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant, préfacé par Tiina Kaartama et traduit – comme toute l’œuvre de Sofi Oksanen – par Sébastien Cagnoli, c’est dire si l’on a affaire à un spécialiste de l’œuvre de l’autrice.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 11 juin 2025

Olga CHILIAEVA « 28 jours »

 


Sous-titré « tragédie du cycle menstruel », cette pièce de théâtre est un dialogue entre ELLE – une femme, une anonyme – et le chœur des femmes, de toutes les femmes, dialogue parfois interrompu par des réflexions de l’Homme, son compagnon ignorant tout des douleurs menstruelles, être odieux et ignorant, se plaçant en position de victime. ELLE souffre terriblement lors des premiers jours de règles, elle s’en confie au choeur, qui lui donne force conseils et analyse sa souffrance. Certaines femmes de ce chœur ont décidé de s’en remettre à la foi pour moins éprouver le mal physique, d’où certaines pensées ou conseils passéistes.

La pièce amorce des allégories politiques, sans jamais insister, mais le message est clair : « Mes chers « amis rouges » / je vous hais ». Le sang menstruel se mêle à celui des soldats qui tombent pour la patrie. Douleurs atroces, difficultés dans la vie professionnelle, notamment pour ces femmes pratiquant un travail très physique dans une ferme par exemple, un mal qui englobe toutes les classes sociales sans exception. L’homme présent, où figure la misogynie, est l’occasion pour le choeur de rappeler l’omniscience masculine dans nos sociétés : « Je vous soutiens. / Si les hommes / avaient des règles, / il y a belle lurette / qu’une loi aurait été adoptée. / Et les pantalons pleins de sang / seraient la norme. / Et on distribuerait / des protections gratuitement ! ».

Poésie en vers libres, féministe et revendicative, texte-tract de ces femmes qui culpabilisent de leur épreuvre menstruelle sous la domination masculine, qui ne vivent pas toujours bien un éventuel désir entre deux cycles, qui souffrent de souffrir, pas uniquement physiquement. Et si la fécondation était la solution pour stopper le cycle et les douleurs ?

Viennent ces SPM, symptômes prémenstruels savamment expliqués par l’autrice russe Olga Chiliaeva, en un monde où la domination favorise le harcèlement, un peu partout dans des lieux publics ou privés. Les remarques désobligeantes, et pourtant si « naturelles » de la part des hommes, du moins en pensée : « Je te fais du mal / parce que la vie va te blesser, / elle blesse tout le monde - / donc moi, / je te prépare à ça ». Le cynisme est à son comble, le viol, les attouchements sous-estimés par la gente masculine, par la voix politique comme par celle du peuple. S’ensuivent quelques faits divers tragiques, évoqués dans ce texte bouillonnant et révolté, puissant et sans concession.

« 28 jours » est aussi un théâtre pacifiste : « Si les mecs savaient / combien il est dur / de mettre / les gens / au monde, / jamais / ils n’entreprendraient / de guerre ». Hymne à la vie, à la solidarité, à la complémentarité, bataille pour les obtenir. L’une et l’autre. Pas l’une sans l’autre. Ode à la sororité, à l’éducation des hommes. Les deux dernières séquences sont ici proposées dans leur version originale de 2020 puis dans une réécriture de 2022, où l’occupation russe en Ukraine s’immisce, dans une version inédite en Russie.

« 28 jours » est une pièce féministe parue récemment chez Sampizdat éditions, une maison basée à Clermont-Ferrand dont le but est de publier « des textes russophones issus des espaces soviétique et postsoviétique, ainsi que des ouvrages francophones liés à ces aires culturelles et linguistiques », une maison qui travaille avec les communautés théâtrales russes dissidentes et exilées. Je vous en reparle d’ailleurs très bientôt. « 28 jours » fut nominée au Masque d’Or de Russie en 2020. Ici traduite et brillamment postfacée par Pascale Melani, c’est une pièce résolument moderne qui exhume enfin certains grands tabous de la société patriarcale, dans un texte déterminé et politique de Olga Chiliaeva, autrice originaire de Sibérie.

« Je regarde l’enfer dans les yeux » et, croyez-moi, elle n’est pas près de les baisser.

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 25 mai 2025

Jacques PRÉVERT « Octobre »

 


On ferme ! C’est en effet la fin de la saison pour le challenge « Les classiques c’est fantastique » dirigé par Moka du blog Au milieu des livres, l’heure du bilan donc, de ces magnifiques cinq années. C’est d’ailleurs le thème du mois. Plus précisément, celui de revenir sur un thème que nous aurions loupé. Comme j'ai été absent des premiers défis de la saison 1, j'ai parcouru les themes abordés et suis tombé sur ce "Au théâtre ce soir" qui a réveillé ma lointaine jeunesse. Et comme mon livre choisi dépassait le coquet score de 500 pages (538 pour être précis), je profite de l’aubaine pour l’incorporer dans le nouveau challenge, toujours piloté par la même Moka, celui-ci intitulé « Quatre saisons de pavés » (ici le printemps), où chaque participant, dont Des Livres Rances se targue d’être l’un d’eux, présentera au rythme des saisons un livre de n’importe quelle forme, pourvu qu’il atteigne les fatidiques 500 pages. À l’honneur pour ce double challenge : Jacques Prévert et son groupe Octobre, pour le meilleur et pour le rire.

Nous tenons là, dans nos doigts tremblants (est-ce l’arthrite ou bien l’émotion ?) un petit chef d’œuvre du genre. Ce gros bébé joufflu rassemble l’intégralité des textes écrits par Jacques Prévert – du moins ceux retrouvés – pour le groupe Octobre, troupe théâtrale engagée ayant sévi en France entre 1932 et 1936, certes conduite par la plume de Prévert pour les textes, mais parfois épaulé par ses acolytes.

Octobre est une troupe qui succède de près à Prémices (« groupe de choc »), s’inscrit comme son prédécesseur dans la tradition agit-prop du théâtre. Un théâtre sulfureux, politique, irrévérencieux, libertaire, communiste (un peu trop acquis à la cause soviétique mais passons) et insurrectionnel. La plupart des pièces sont brèves, quelques pages, certaines sous forme de poèmes monologués ou de chansons. Un théâtre qui rend entre autres hommage à la Commune de Paris, qui reconstruit librement et sans courbettes de manière humoristique la naissance de Jésus Christ ou la bataille de Fontenoy, tout en collant à l’actualité, épinglant Hitler et les nazis sans une once de précaution.

Mais c’est avant tout un théâtre d’agitation prolétarienne révolutionnaire où sont évoqués les faits divers et les grèves d’ouvriers d’alors. « Un ouvrier c’est comme un vieux pneu… / Quand il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever ». Prévert et ses camarades prennent fait et cause pour le prolétariat, étrillent la bourgeoisie, l’aristocratie en des dialogues plus que savoureux. Le 14 juillet ?  Balivernes ! « c’est le quatorze juillet, il faut danser… / Nous dansons avec la vie chère / nous dansons avec la misère / avec la misère avec les huissiers / nous dansons devant le buffet / les huissiers emportent les buffets / on ne sait plus sur quel pied danser / Nous danserons sur le pied de guerre / puisque les crédits sont votés / trois milliards / trois mille millions de francs / pour la guerre ». Car Octobre est une troupe farouchement antimilitariste, antipatriotique et pacifiste.

Octobre nous invite à rire malgré ce « sourire de faux témoin », celui de l’ennemi. Au-delà, les sketchs de la troupe sont une intéressante radiographie de la France des années 1930, de celle de l’Europe. Radiographie évidemment tout ce qu’il y a de plus irrévérencieuse. « LE BOUFFON – Charade : Votre premier ministre est un imbécile. / (Rires… du roi). / Votre second ministre est un idiot. / (Approbation du roi). / Votre troisième ministre est un crétin. / Votre quatrième ministre est… / LE ROI, l’interrompant, - … une fripouille. / (Il rit). Mais quelle est la solution, bouffon ? / LE BOUFFON – La solution… Sire, vous êtes le roi des cons… ».

Certaines chansons d’Octobre traversèrent l’Histoire, étant reprises ultérieurement par divers artistes. Cette suite de brûlots dissidents témoigne d’une profonde solidarité prolétarienne, le groupe se donne en spectacle lors de grèves, de manifestations ou d’occupations d’usines, défend – mais toujours avec humour – les sardineries bretonnes (on pense ici à la brève épopée des sardinières de Douarnenez, les Penn-Sardin, en 1924), brocarde l’autorité et ses valets dociles « S’il y en a qui rouspètent on cogne dessus, c’est tout simple… », se fait joyeusement anticléricale, avec notamment ce curé dans « Suivez le druide » traité de « branleur de cloches », l’image est osée mais parlante, comme beaucoup de celles qui fleurissent tout au long de cette anthologie. Cervantès est repris à la sauce Octobre dans « Le tableau des merveilles ». « Dans ce pays le nom des villes et des villages est inscrit sur les girouettes au lieu d’être inscrit sur les bornes… On suit la flèche… mais le vent tourne… la girouette tourne et on est perdu à nouveau… C’est comme si les villes se sauvaient… Impossible de mettre la main dessus… ».

Les meilleures choses ont une fin, et Octobre ne va pas tarder à se saborder. En effet, « L’humanité » du 16 mai 1935 annonce « M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de la sécurité » (Octobre avait joué en 1933 à Moscou devant Staline). Pour un groupe aux accointances communistes mais surtout antimilitaristes, c’est le coup de pied de l’âne. Des dissensions apparaissent avec un Prévert peut-être plus tourné du côté de l’anarchisme, qu’il revendiquera toute sa vie.

Bref retour de la troupe en mai 1936 devant le Mur des Fédérés du Père Lachaise pour commémorer – une fois de plus – l’anniversaire de La Commune. Mais aussi pour défendre les nouvelles grèves et occupations d’usines suite à la récente élection de Léon Blum à la tête de l’Etat français. Mais c’en est bien fini du groupe.

En annexes sont proposés des textes d’Octobe non datés ainsi qu’une petite biographie de Prévert par le prisme du groupe et ses retentissements ultérieurs. Sont incorporés des articles d’époque sur la troupe, la plupart peu tendres (cependant Antonin Artaud livre un article dithyrambe). Dans celle-ci évoluaient quelques acteurs et autres "vedettes" qui ne vont pas tarder à faire leur place : Raymond Bussières, Maurice Baquet, Sylvia Bataille (femme de Georges Bataille puis de Jacques Lacan), Jean-Paul Dreyfus (futur Jean-Paul Le Chanois), Marcel Duhamel (futur créateur de la prestigieuse Série Noire de Gallimard) et autre Marcel Mouloudji.

Ce qu’il faut retenir du théâtre libre d’Octobre, c’est son engagement, son antimilitarisme, son internationalisme, son antifascisme frontal, son communisme lorgnant du côté des libertaires (bien qu’aussi, hélas, vers un Moscou Stalinien), mais aussi sa drôlerie permanente, même sur les sujets les plus sérieux. Octobre ne pouvait durer qu’un temps, ne pouvait que se dissoudre à brève échéance. Restent ces textes de Prévert pour joyeux lurons, sulfureux, tranchants et diablement efficaces, où une image éclaire toute une période. Sous-titrée « Sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre 1932-1936 », cette anthologie parue en 2007 est une vraie baffe à l’ordre et à la notion de patrie.

« Le tricolore au bout d’une perche / Le tricolore à la boutonnière / Le tricolore à la braguette / Comme ils sont beaux à voir, le tricolore au suspensoir // Ecoutez la jeunesse dédorée qui crie d’une voix de châtré / La France aux Français… La France aux français… / C’est l’écume du quartier latin / La jeunesse des écoles du crime… / Bête comme ses pieds… fière comme un pape / Sourde comme Maurras / Elle a dans ses oreilles du coton tricolore / Et les seuls cris qu’elle sait pousser / Sont des derniers cris de mort… ».

 (Warren Bismuth)






mercredi 21 mai 2025

Guy de MAUPASSANT « À la feuille de rose, maison turque »

 


Veuillez éloigner promptement vos enfants de l’écran diffusant cette chronique ! Car aujourd’hui plus que jamais nous n’allons parler qu’entre adultes consentants. Une pièce de théâtre tout d’abord, « À la feuille de rose, maison turque », écrite en 1875 par celui qui deviendra l’un des plus grands écrivains français. Connu pour ses frasques ou phrases un brin grivoises, Maupassant n’est pourtant pas renommé pour ses images pornographiques. Et pourtant… Lisez cette pièce, elle va plus loin que tout ce que vous aviez pu espérer/redouter sur le sujet.

Beauflanquet, maire de Conville, et madame pensent se rendre dans un hôtel chic. Il s’agit en fait d’un bordel. Là travaillent quatre femmes à la langue bien pendue, ainsi qu’un vidangeur, un bègue qui vient vider la merde des chambres. Bien entendu un redoutable quiproquo aux faux airs de vaudeville en nuisette s’installe rapidement, l’hôtel étant vite dépeint aux deux clients comme un harem truc. Avec un ton d’une liberté inégalée, Maupassant passe en revue tous les tabous de sa génération (et de la nôtre) : scatophilie, urophilie et même nécrophilie. N’en jetez plus !

Grivoise oui, loufoque sans doute, burlesque très certainement, mais cette pièce est surtout d’une rare indécence. Obscène mais tellement drôle, elle repousse les limites de l’autopermission littéraire. D’autant que dame Beauflanquet ne va pas tarder à avoir des vapeurs, où des scénettes bisexuelles nous sont détaillées. Mais Monsieur ne sera pas en reste ! Théâtre joyeusement odieux, exagérément vulgaire, il n’en est pas moins jubilatoire. Devant le travail de titans exercés par les algorithmes sur la toile, traquant les plus petites allusions un peu trop prononcées au s*xe, je me garderai bien de proposer un extrait de ce pourtant joli texte. Cependant, vous pouvez le lire en intégralité sur la Toile.

« À la feuille de rose, maison turque » ne put bien sûr sortir du vivant de Maupassant. Il faudra attendre 1945 pour voir éditée clandestinement une première version (époque où la grande déconnade n’allait pourtant pas trop de mise) avant une édition officielle en 1960. De cette pièce à laquelle il fut convié, Flaubert, grand ami de Maupassant, dira « c’est très frais ».

Suivent trois poèmes issus d’anthologies de « Le parnasse satyrique ». Et là, nouvelle surprise : si les deux premiers poèmes sont érotiques mais savent se tenir (« Je n’ai point assez du baiser / Dont se contente tout le monde / Et la source où je veux puiser / Est plus cachée et plus profonde ! // De votre bouche elle est la sœur ! / Au pied d’une blanche colline / J’y parviendrai, dans l’épaisseur / D’un buisson frisé qui s’incline »), il n’en est pas de même du dernier, « 69 », ode à la pornographie et à une certaine position sexuelle fort prisée dont là aussi je m’abstiendrai de reprendre des extraits. En cherchant bien, vous pouvez néanmoins la trouver sur Internet.

Revenons à Flaubert. Car en 1880, Maupassant est visé par la justice pour un poème, « Au bord de l’eau » (qui traite du non-consentement), accusé de « Outrage aux mœurs et à la moralité publique ». Flaubert s’en esclaffe, d’autant que ce poème publié en 1875 et passé inaperçu vient de ressortir dans une feuille locale en 1880. C’est là qu’il est pointé du doigt. Flaubert s’en amuse autant qu’il s’en offusque et fait part de ses réflexions à Maupassant dans une lettre haute et en couleur ici publiée. Maupassant n’aura pas le temps de lui répondre, Flaubert décédant quelques mois plus tard. Son recueil « Des vers », il l’entame par la missive de Flaubert suivie d’une lettre d’outre-tombe à son ami et son maître. Quant au procès, il n’aura jamais lieu.

« Des vers » est un recueil de poésie le plus souvent en alexandrins faisant se succéder des scènes d’amour, de mélancolie, mais aussi des instants tragiques de vies anonymes. Maupassant n’est pas connu pour être un grand poète. Pourtant ses vers portent, l’atmosphère des scènes est assez semblable à celle de ses nouvelles, dans des régions rurales, isolées et délaissées, tout comme leurs habitants. Nous retrouvons le Maupassant drôle, cynique et provocateur dans le très beau « Sommation sans respect » où un homme fait part de ses sentiments à l’encontre du mari décédé d’une femme qu’il convoite : « Regardez-le, madame, il a les yeux percés / Comme deux petits trous dans un muid de résine. Ses membres sont trop courts et semblent mal poussés, / Et son ventre étonnant, où sombre sa poitrine, // En tout occasion doit le gêner beaucoup. / Quand il dîne il suspend la serviette à son cou / Pour ne point maculer son plastron de chemise / Qu’il a d’ailleurs poivré de tabac, car il prise. // Une fois au salon, il s’assied à l’écart, /Tout seul dans un coin noir, ou bien s’en va sans morgue / À la cuisine auprès du fourneau bien chaud car / Il sait qu’en digérant il ronfle comme un orgue ».

Sans être  d’une profonde virtuosité, « Des vers » se laisse lire. Mieux il nous fait retrouver l’ambiance du Maupassant que l’on aime, celui du travail psychologique de ses personnages ruraux en quête d’amour. Ce livre joignant son théâtre et sa poésie est paru en 2000, il n’est bien sûr pas à mettre entre toutes les mains.

(Warren Bismuth)

mercredi 19 mars 2025

Julie GILBERT « On disait les Indiens »

 


Texte hybride, entre poésie libre et performance théâtrale (il fut d’ailleurs joué sur les planches), il peut aussi être lu comme un témoignage historique au vitriol. L’autrice Julie Gilbert, franco-suisse, a vécu une vingtaine d’années au Mexique où elle a côtoyé les nations autochtones.

 

La narratrice de ce magnifique texte, une anonyme mais qui pourrait fort bien être un double de l’autrice, se rend au Nord du Mexique tout près de la frontière états-unienne, avec sa mère après qu’elles aient quitté le pays quarante plus tôt après y avoir séjourné six mois. La narratrice n’y a plus de souvenirs, elle n’avait alors qu’un an. Elles sont de descendance Yaqui, une tribu de la région, implantée près de Sonora. C’est là-bas que les légendes renaissent.

 

La narratrice et sa mère revoient un village (celui où elles ont vécu) vieilli et baignant dans son jus. « Et c’est comme si ce qu’on était venu chercher / S’était volatilisé / Effacé / Que tout ça n’avait pas eu lieu / Que tout cela appartenait définitivement au passé / À nos mémoires de femmes blanches / À nos mémoires de femmes étrangères ».

 

Texte révolté comme clamé en un seul souffle, il dénonce l’injustice devant le sort qui fut réservé aux autochtones par les Blancs, en particulier près de ces terres où les deux femmes retournent. Description d’un paysage pollué par des usines états-uniennes implantées là et pompant l’énergie des femmes qui travaillent, les déshumanisant, et puis ces gazoducs traversant les terres Yaqui de part en part, terres prêtées contre quelques billets aux populations locales. Les Yaqui étaient redevenus propriétaires de leurs terres en 1937 mais devant l’urgence financière, ils ont dû se résoudre à les louer. Aux Blancs. Dans cette région poussent aussi les casinos, les jeux d’argent sont un triomphe.

 

Au départ, la narratrice envisageait de tourner un film sur la spiritualité des peuples autochtones, mais eux ne désirent pas échanger sur ce thème qu'ils gardent jalousement pour eux. Leur spiritualité, ils ne désirent pas la confier. La narratrice reprend la route à plusieurs reprises. Diverses étapes dans de petites villes isolées d’altitude où l’empreinte capitaliste est pourtant clairement visible jusque dans les réserves Indiennes, même si d’évidence une résistance anti-états-unienne subsiste.

 

Arrêt à Window Rock, siège du gouvernement Navajo, l’occasion pour Julie Gilbert de rappeler que ce terme de navajo fut inventé par les Blancs, les autochtones se définissant de leur côté comme Dinés (le peuple). Dans les réserves, dans les bourgs comme partout, alcool, drogues hallucinogènes font des ravages. Le Blanc a encore réussi sa mission de destruction, d’anéantissement. « Cannibale enragée / Mangeant l’Indien / Mangeant tout / Mangeant ses terres / mangeant son corps / Notre cannibalisme ne semble pas avoir de fin / Et maintenant, nous voilà / En troupeau ».

 

Retour sur le traité de Fort Laramie de 1868, attribuant les Black Hills aux nations autochtones. Mais très vite les Blancs se sont rendu compte que le sol renfermait de grandes quantités d’or. D’où la révision du traité. Retour sur les pensionnats religieux qui ont « éduqué » les jeunes Indiens, les ont rendus à l’état d’esclaves, par la violence, le viol. Le tout est ponctué de chants et contre-chants. En peu de pages, Julie Gilbert retrace par des images fortes tout le calvaire du peuple autochtone au fil des générations. Des portraits de résidents croisés sont brossés, ils sont beaux, vrais.

 

Ce livre engagé est une vraie belle surprise, contant avec colère mais tendresse, violence mais poésie, la destinée des Dinés et Navajos qui, comme toutes celles des nations premières, est une tragédie extraordinaire. Le texte fut écrit puis mis en scène en 2018. La version papier, ici présentée, est parue en 2024 aux éditons Passage(s) (devenue Passage(s) et traverse(s) ???) et vaut le détour par la mine d’information qu’elle renferme et le profond respect qu’elle dégage.

https://www.passages-et-traverses.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 26 février 2025

Hervé LOICHEMOL « Le métro de Gaza et autres textes »

 


Petite information en préambule : les éditions L’espace d’un Instant viennent juste de rééditer, cette fois-ci dans la collection Sens Interdits, « Les monologues de Gaza » du théâtre Ashtar dont j’avais fait une chronique ICI lors de sa sortie en 2017, un livre qui fait forcément écho à celui présenté ce jour.

Plusieurs textes de Hervé Loichemol sont publiés dans ce volume « Le métro de Gaza ». La pièce de théâtre éponyme de 2022 est une descente au cœur d’un métro palestinien inventé par un certain Abusal. C’est dans ce métro qu’en pleine occupation israélienne pénètre Khawla, une palestinienne à la recherche d’un homme qu’elle a rencontré sur les réseaux sociaux, Djamil, un gazaoui qui ne donne plus signe de vie. Son téléphone a été intercepté par quelqu’un d’autre. Khawla se lance donc dans une quête et tombe fatalement sur Abusal, le créateur du métro, dans une ambiance de guerre où les bombes explosent tandis que les portes des voitures du métro s’ouvrent et se ferment, dans ce qui semble être une profonde absurdité. « Vous croyez qu’on ne sait pas lire à Gaza ? Qu’on n’a pas d’écoles, de professeurs, de livres, de théâtres, de cinémas ? Que nous ne faisons pas partie du monde ? Que nous sommes des ostrogoths ? Des animaux ? Des rats ? ».

Oui mais. Ce Djamil existe-t-il vraiment ? Et si oui, porte-il bien ce nom qu’il a donné à Khawla ? Puis intervient une pièce dans la pièce : les comédiens jouant « Le métro de Gaza » se mettent à échanger en aparté, parfois en anglais (il vaut mieux connaître quelques bons rudiments pour suivre les conversations). Texte sur les pertes d’illusions, le traumatisme de l’occupation, le quotidien en temps de guerre. « Je rêve d’un soldat qui aurait refusé de tirer ».

La seconde pièce au titre énigmatique « Les échinides » fut terminée en 2023 après bien des péripéties dont Hervé Loichemol nous entretient en annexe. Texte original et aux multiples têtes, il est d’abord l’anatomie d’un oursin par un homme. Qui finit par discuter avec lui, nommé Le dormeur du sable. Ce dernier évoque le poète palestinien Mahmoud Darwich, puis en récite la poésie. Il incarne Darwich. Non, il EST Darwich. Il défend son poème « Passants parmi les paroles passagères », jadis condamné par l’Etat d’Israël (voir ma chronique de l’affaire du poème ICI, livre récemment réédité par les éditions de Minuit). Le dormeur du sable/Darwich parle de l’occupation Israélienne en Palestine, elle ne date pas d’hier.

« Lapis Judaïcus, la pierre juive, c’est le nom donné aux épines de certains échinides », enfin est éclairé le titre de la pièce, un texte d’abord abscons, puis se faisant de moins en moins brumeux, de plus en plus net jusqu’à l’explication finale. Sept annexes sont jointes aux deux textes, dont l’une précisément sur les conditions de répétitions de la présente pièce, un mort notamment.

Les autres annexes de ce volume sont des reproductions d’articles sur la position de l’auteur sur l’occupation de Gaza par Israël depuis des décennies, puis sur l’après 7 octobre 2023 et ce qu’il a changé, à la fois dans l’imaginaire collectif mais aussi dans la sémantique de certains médias. L’auteur revient aussi sur l’attaque du Théâtre de la Liberté de Palestine par l’armée Israélienne, les arrestations d’acteurs, de figures du théâtre palestinien.

« Le métro de Gaza », texte ô combien militant, vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, dans la collection Sens Interdits, 150 pages sans concession, humanistes autant qu’offensives.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 2 février 2025

Basim KAHAR « Oranges »

 


Ils sont deux, Jeannette et Rabah, elle ancienne choriste de cabaret, lui poète des rues, un peu vagabond un peu vague à l’âme. Ils discutent, échangent. Sur leur relation, leur passé respectif, et surtout à propos d’une photo, qu’ils contemplent tant et plus, le seul cliché les unissant, il est le fil conducteur de la pièce. Jeannette revient sur son itinéraire amoureux, Rabah sur un séjour à l’hôpital en temps de guerre. Car ils sont irakiens. Et la guerre, bien sûr, fit partie de leur quotidien.

« À cet instant, j’ai commencé à entendre les bombes et les roquettes comme une tornade qui se rapprochait, mes forces m’ont abandonné, mes jambes se sont mises à trembler, je me suis sentie vaciller, la terre tremblait, les soldats couraient dans tous les sens, les vitres volaient en éclats, mes oreilles sifflaient, et ce sifflement se mêlait à celui des sirènes, sirènes d’alerte, sirènes des pompiers, et tout a pris la couleur de la cendre, j’ai enlevé mes chaussures noires et brillantes, et avec toutes les forces qui me restaient j’ai couru vers chez moi… Là, j’ai compris que mon rêve était parti en fumée. De moi, il ne restait que des lambeaux, comme ces ponts, ces immeubles et ces toits qui s’effondraient. Ils ont fait la guerre à mon rêve… à cette boule de lumière qui devait éclairer ma vie… Ce jour-là, ils ont fait la guerre pour que je ne sois pas chanteuse… Ensuite, pendant de longues années, j’ai attendu de pouvoir chanter, au lieu de compléter la chanson d’une autre… ils ont mené une grande et longue guerre pour que je reste une figurante… une pièce de rechange parmi les choristes ». Car le drame de Jeannette se situe là : le déclenchement de la guerre a empêché un examen d’avoir lieu, a empêché Jeannette d’obtenir un diplôme pour être chanteuse.

Rabah raconte son propre parcours, parle de la vie, notamment par le prisme de Don quichotte. Quant tout à coup, cette confession intimiste aux accents oniriques s’accélère. Le lectorat comprend qu’il y a eu la guerre avec tout ce que cela entraîne. Et cette photo, comme hantant les deux personnages, d’autant que Jeannette aurait dû y tenir une orange. Or, cette orange est absente sur le cliché.

« Oranges » convoque la mémoire individuelle pour reconstituer les souvenirs collectifs, et les silences qu’elle impose en font partie. La pièce est volontairement lacunaire : sur la relation exacte entretenue ente les deux protagonistes, sur l’espace-temps, sur le nom de la guerre évoquée. Car l’action pourrait se figurer en tout temps, en toute période. Mais peut-être pas en tout lieu… « Oranges » est en tout cas une évocation de la perte de repères, de racines, de l’oubli et de l’abandon. Jeannette et Rabah s’attirent autant qu’ils se repoussent. Et cette orange a disparu…

« Oranges », pièce de 2019 traduite de l’arabe irakien par Marguerite Gavillet Matar, propose en exergue une biographie professionnelle de Basim Kahar (nationalisé australien) en une préface signée Awwad Ali, elle vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

« Toute embrassade marque le début du dressage… L’amour et tout se qui s’ensuit sont des formes de soumission ». Pourtant l’amour tente ici, dans cette pièce, de se reconstituer.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 15 janvier 2025

Alice ZENITER « Édène »

 


Cette pièce de théâtre est (très) librement inspirée du roman « Martin Eden » de Jack London. Édène, jeune femme noire de condition modeste, sauve Ariane, intellectuelle engagée, d’une agression. Dès lors Édène se prend de passion pour la culture, les arts, et la littérature en particulier.

« Ils se ressemblent tous. / C’est impossible de choisir. / Comment on peut savoir qu’un livre est meilleur qu’un autre ? / Celui-là est écrit plus petit – celui-là n’a pas d’image en couverture. / Et les dimensions et le papier ils se ressemblent tous mais pas vraiment et je ne sais pas quoi faire de leurs différences elles indiquent quoi ? / Elles parlent à qui ? ». Car Édène découvre le monde littéraire, mystérieux pour elle.

Un texte attachant, émouvant, attendrissant, dans lequel une transfuge de classe tente de percer, de s’imposer par sa plume. Édène accepte un travail en blanchisserie où elle est témoin du racisme ordinaire. Puis vient le confinement de 2020. Cette pièce insiste sur la place, le rôle de l’écriture, de la culture, sur le ciment qu’elle procure dans une société désenchantée.

Puis vient l’heure de la grève dans la blanchisserie, Édène y aura-t-elle un rôle à jouer ? Parallèlement déferle chez les libraires la « dark romance » et ses préjugés de classes. « Ça veut dire qu’il y a un marché. C’est de la merde. Ce que j’ai fait de bien, de réellement bien, personne n’en veut ». Car cette pièce pose la question de l’écriture comme travail alimentaire, comme passe-temps, et non plus comme art, une homogénéité sous l’influence de spécialistes, de « jurés », qui distribuent les bons points pour une littérature jetable, devenue produit de consommation. Le texte a cependant tendance à se disperser en pourtant peu de pages, évoquant beaucoup de sujets liés à la littérature.

Pour celles et ceux qui tirent leur épingle du jeu se pose le problème de la notoriété, comment la vivre ? Tandis qu’Édène se bat avec ses démons, se questionne sur sa légitimité dans un monde culturel issu de l’élite, de la bourgeoisie, d’autant qu’il semble bien qu’aucun signe ne semble manifeste concernant un chamboulement des mentalités. « J’avais l’impression que tu disais des choses que je pensais mais c’est pas vrai parce que j’arrive jamais à les penser comme ça ».

Peut-être moins féministe que ses précédents ouvrages, il peut cependant être vu comme un vrai chemin du combattant pour les femmes à se faire une renommée dans le monde de la littérature.

« Édène » est une pièce intimiste sur notre rapport à la littérature, sur ses clichés encore bien ancrés. Alice Zeniter parvient à nous poser de bonnes questions, à nous de trouver les bonnes réponses. Texte paru en 2024 chez l’Arche éditeur.

https://www.arche-editeur.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 25 décembre 2024

Elise WILK « Disparitions »

 


Pièce en trois actes écrite en langue roumaine en 2019, trois périodes de l’Histoire de la Transylvanie. L’autrice en a bousculé la chronologie, ouvrant sa pièce sur l’année 1989 (chute du mur de Berlin suivie immédiatement de l’exécution du dictateur roumain Nicolae Ceauşescu), enchaînant sur 1944 puis 2006. Cette pièce est tout d’abord un important rappel de l’historique migratoire des allemands en Roumanie au fil des siècles par le truchement d’une famille, rappel également plus global, celui des alliances passées entre le pays et d’autres forces nationales jusqu’à la deuxième guerre mondiale. L’ambiance est tendue, désamorcée par une petite blague tout ce qu’il y a de plus roumaine qui vient comme stopper l’atmosphère lourde en plein vol, d’autant que les faits sont rapportés par une voix off appartenant soit à un disparu, soit à un être pas encore né.

1989 donc. Velléités d’exil d’une part de la population. Et ce geste fort qui a fait le tour du monde : la population perforent le drapeau roumain en découpant les armoiries au centre de celui-ci, le laissant troué. À ce propos j’ai souvenir de cette réaction de Bill Clinton alors que lui avait été offert ce drapeau perforé : « Merci pour le poncho » (je tiens cette anecdote comme tout à fait exacte).

1944. Retour sur les allemands de Transylvanie, pour le moins persécutés en cette période trouble. Alors on se débrouille comme on peut : des mariages arrangés ont lieu pour échapper à la déportation, car il devient difficile pour une femme de porter un nom à consonance allemande dans cette partie de l’Europe. La famille qu’a choisi de suivre Elise WIlk, elle-même roumaine, représente toute cette population allemande de Transylvanie.

2006 et la transmission familiale de la mémoire alors que la Roumanie vient d’entrer dans l’Union Européenne avec ouverture à l’économie de marché. Une nouvelle importante page historique se tourne dans un pays à peine remis de la dictature de Ceauşescu. D’anciens habitants reviennent, en touristes, observant cette évolution sans émotions, seulement d’autres ne sont jamais partis et forcément n’ont ni le même vécu, ni le même regard.

« Disparitions » est une pièce qui met en scène toute la Transylvanie depuis 1944, elle met en avant le sort réservé aux immigrés allemands dans cette région, une histoire peu connue en Europe occidentale. Elle reste pudique, poétique, attachée à ne pas surjouer le malheur, la douleur. Les disparitions sont aussi ailleurs dans le texte : absence de toute majuscule, d’à peu près toute ponctuation. La pièce vient de paraître aux éditons L’espace d’un Instant. Une longue et passionnante préface concernant l’histoire globale de la Transylvanie et la Roumaine est signée par l’historien Bernard Lory, alors que la traduction est assurée par Mirella Patureau.

Et la voici, cette blague tant attendue évoquée plus haut :

« Kathi – une blague encore et c’est fini

donc on sort un timbre avec le portrait de ceauşescu

et ceauşescu va déguisé à un bureau de poste

pour voir comment se vend son timbre

il ne se vend pas dit le fonctionnaire

pourquoi ? demande ceauşescu

on ne peut pas le coller

ceauşescu demande un timbre crache sur la colle le pose sur une enveloppe

et le lui montre

pourquoi dis-tu qu’on ne peut pas le coller ?

voilà on peut.

 

Martha – c’est fini

 

Kathi – oui dit le type de la poste mais tout le monde crache sur l’autre côté ».

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 11 décembre 2024

Bruno PATERNOT « La valse des ombres »

 


Douze temps, soit douze séquences dans cette brève pièce de 2006 qui démarre comme du théâtre romantique, léger comme une feuille dans une ferme familiale arménienne. Claire va se marier. Sofia et Alex, ses frère et sœur, sont en pleins préparatifs pour l’événement. Par ailleurs, Alex écrit des vers. Sa sœur Sofia est une femme stressée avec un mari volage qui vit aux Etats-Unis. Les convives sont en retard. Attente. La tension monte. « J’ai l’impression que tu ne peux plus vivre avec les autres, que tu te terres dans ce village, dans cette maison, car tu as peur du monde qui t’entoure ». Quand soudain apparaît le spectre du génocide arménien.

Un an plus tard. « Il est mort comme sont mortes notre mère et nos sœurs. Sous nos yeux. Dans un bain de cris et de larmes. Dans une marée de sang et de sperme. Les Turcs sont arrivés, ils criaient « Ittihad ve Terraki ! » Union et progrès. Détruire tous les Arméniens parce qu’ils étaient catholiques, parce qu’ils n’étaient pas comme les autres, comme les Turcs, les Irakiens, les Syriens, les Iraniens ». Un désir de vengeance s’instaure dans le cœur d’Axel qui se souvient de cette cérémonie qui n’a jamais eu lieu, contrairement aux viols, aux exécutions sommaires, aux scènes violentes. Souvenirs insupportables.

Si « La valse des ombres » appuie où ça fait mal, elle est aussi un message d’espérance pour que la haine soit remplacée par l’écoute, la compréhension. Dans cette pièce Alex représente la haine, Sofia la modération. Ce texte est surtout une piqûre de rappel, pour ne pas oublier l’indicible, un massacre, un génocide.

Bruno Paternot est auteur de théâtre en langue française et occitane, on comprend le titre qu’il a choisi, « La valse des ombres », au douzième et dernier temps. Le tout est préfacé par Gohar Galustian et est sorti récemment aux éditions L’espace d’un Instant.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 27 novembre 2024

Jeanne DIAMA « Cousu main + Le pouvoir du pagne ? »

 


Après avoir exploré le théâtre des Balkans dans toutes ses aspérités, dans tous ses combats, les éditions L’espace d’un Instant mettent en relief avec ce volume le théâtre d’Afrique subsaharienne francophone, et plus précisément celui du Mali, dans cette nouvelle et très belle collection offensive Sens Interdits.

Deux pièces de théâtre pour un même manifeste, deux textes de détermination féministe. « Cousu main » est un jeu de mots presque imperceptible avec « Coups humains ». Ecrite en 2019 cette pièce met en scène une petite fille de 8 ans et sa mère, ainsi qu’une voix. Une guerre vient plomber tous les espoirs, quand des hommes arrivent, violent et frappent. D’un côté la résignation d’une mère qui a connu toute sa vie l’humiliation, le joug patriarcal. De l’autre une enfant résolue, prête à s’imposer dans son statut de femme, de combattante, dans sa volonté à faire évoluer les comportements masculinistes.

« Je ne veux plus être cette petite qui s’est vue arracher son enfance, son innocence et son avenir. J’ai déjà enterré le sang d’entre mes jambes, j’ai enterré l’espoir d’être une mère, d’être une femme. Je veux garder l’espoir d’être autre chose qu’une morte vivante. Je veux juste sortir de cette misère. J’habite en elle et elle habite en moi depuis si longtemps ». Quant aux monologues de La voix, ils interviennent brutalement et sont d’une grande résonance devant le désarroi de la mère.

« Tafé fanga ? / Le pouvoir du pagne ? » de 2020 présente sept femmes dont certaines refusent le destin conventionnel qui semble leur avoir été attribuées. Elle clament leur désir d’égalité, d’équité dans un monde moderne qu’elles souhaiteraient débarrassé de son sexisme et de ses altérités dues au genre. Ces femmes échangent, revendiquent, dénoncent. Quand un poème de Marie-Charlotte Siokos vient conclure les débats.

Brillante préface de Pénélope Dechaufour qui revient notamment sur les manifestations féministes de 1929 au Nigeria. Les deux pièces quant à elles sont complémentaires, la première intimiste, la seconde tournée vers l’extérieur, vers l’avenir dans sa globalité, dans son universalité. « Pourquoi avoir le même nombre de partenaires sexuels que vous vous dérange tant ? Tout à coup on est des putes, des frustrées, des hystériques parce qu’on veut la même chose que vous ? Mais tiens donc… Serait-ce parce que vous avez peur de nous ? ».

« Cousu main + Le pouvoir du pagne ? » de la jeune autrice Jeanne Diama, 30 ans, vient de paraître chez L'espace d’un Instant pour une découverte tout en revendication et en finesse du théâtre africain.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 13 novembre 2024

Alina ŞERBAN « La grande honte »

 


La grande honte que dénonce avec force l’autrice Alina Şerban est le sort réservé au peuple Rom durant 500 ans sur des terres qui deviendront la Roumanie. Les Roms furent asservis, utilisés, abusés, en bref esclaves de manière quasi officielle. Mais attention, Alina Şerban rejette le terme « esclave », lui préférant serf ou serviteur, elle s’en explique dans cette pièce historique.

Les Roms avaient le statut d’esclaves jusqu’en 1847 dans les principautés danubiennes (qui devinrent la Roumanie en 1918), n’avaient aucun droit, juste des devoirs, obéir, traités comme des bêtes, jusqu’à leur « libération ». C’est le personnage de Magda qui va exhumer l’Histoire humiliante de son peuple. Magda prépare un Master et a choisi le thème de la servitude des Roms. Ses proches lui demandent de n’en rien faire, déterrer le passé n’étant jamais bon, de plus le sujet est toujours tabou dans le monde roumain contemporain.

Les Roms (Magda répudie le terme « tsiganes » signifiant esclaves) sont encore aujourd’hui persécutés, montrés du doigt : « Quand tu te trompes, quand tu fais une gaffe, tu n’es pas le Roumain qui a fait une gaffe, tu es Daniel qui a fait une gaffe, alors que, pour nous, c’est tout le groupe : ‘Regarde-moi ces tsiganes’, et si je fais une erreur : ‘Regarde-moi cette sale gitane’ ». Préjugés historiques comme sociaux, le peuple Rom en est victime au quotidien.

La jeune autrice met en avant les responsabilités de l’Eglise qui a possédé une part fort importante des esclaves Roms. Elle fouille au fond de la mémoire collective, montrant un peuple divisé sur un sujet clivant et comme interdit. « J’aurais préféré… avoir la peau plus sombre. J’aurais voulu qu’on voie clairement que je suis rom. Pour ne pas avoir de choix à faire. J’ai pris l’habitude de me taire tout le temps ». Comme si être Rom signifiait être porteur d’une vilaine maladie contagieuse. Magda, comme sa créatrice, l’autrice Alina Şerban, est tiraillée entre ses origines et sa volonté d’intégration. Alina Şerban est Rom roumaine elle-même, c’est donc ici une sorte d’autofiction théâtrale qu’elle met en scène au propre comme au figuré.

Magda est en partie Alina et déroule l’Histoire de son peuple, insérant quelques dates cruciales dans une pièce documentée qui revient sur la fin de… l’esclavage ? La servitude ? Doit-on trancher en des termes de spécialistes ? La réponse est dans cette pièce traduite du roumain par Nicolas Cavaillès et préfacée par la journaliste Isabelle Wesselingh. Le livre vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant qui semblent entamer un cycle roumain (rappelez-vous le nécessaire « La nuit je rêverai de soleils » de Anca Bene, sur l’obligation faite aux femmes roumaines de produire des enfants sous la dictature de Nicolae Ceauşescu), d’autant que la prochaine parution sera encore celle d’une autrice roumaine.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 9 octobre 2024

Sasha DENISOVA « La Haye : Le procès de poutine »

 


Dans un futur indéterminé – et pour cause – les principaux dirigeants de la Fédération de Russie sont convoqués au tribunal international de La Haye pour crimes contre l’humanité après la fin de la guerre en Ukraine. Vladimir poutine (jamais dans cette pièce la majuscule sur son nom de famille n’aura sa place) doit être entendu ainsi que neuf de ses « lieutenants » militaires parmi lesquels Ramzan Kadyrov chef de la République tchétchène, le fantôme de Evguéni Prigojine chef de l’armée Wagner et « ressuscité » pour l’occasion (il est mort en août 2023 dans un « accident » d’avion), Sergueï Choïgou ministre de la défense de la Fédération de Russie, et quelques autres.

La Russie de poutine s’est construite sur la peur, la surenchère et bien sûr le mensonge. Dans cette pièce de théâtre politique et historique, les fake news ne manquent pas, déversées sans scrupules ni barrière ni pudeur. Ainsi cette déclaration de Nikolaï Patrouchev, chef du conseil de sécurité et ex-chef du FSB (ex-KGB) : « En Ukraine, tout près de la frontière russe, les Anglo-Saxons ont déployé un réseau de laboratoires biologiques américains pour répandre des virus parmi les citoyens russes par l’intermédiaire d’oiseaux migrateurs, en particulier les oies et les canards. Nous avons intercepté trois colverts mâles, tous les trois souffraient de fortes démangeaisons, nous avons trouvé un virus dangereux sur leurs plumes… Ce genre de migrateurs, en volant jusqu’en Russie, pourraient priver les militaires de la capacité de prendre des décisions… ».

Toue les accusés sont entendus, ils sont nombreux. Le ton pourrait être tragique, sombre, mais la plume de Sasha Denisova le rend drôle voire burlesque dans son absurdité. Usant de situations propres au théâtre russe, l’autrice manie l’humour pour ne pas sombrer, pour ne pas rendre le récit suffocant. Les intervenants se coupent la parole, s’affrontent, difficile pour eux d’assumer leurs actes monstrueux qui sont consignés dans cette pièce. Car derrière la légèreté de ton, c’est tout un minutieux travail que Sasha Denisova a effectué, se documentant au plus près de l’action et des déclarations. Les deux traducteurs Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa précisent d’emblée : « Le corps de cette pièce chargée d’espoir est composé ou inspiré de prises de paroles publiques des protagonistes morts ou vifs désignés ; de documents écrits et d’images glanées dans les médias nationaux, sociaux, privés ». Sasha Denisova joue entre le fictif et le réel, entre la pièce documentaire et la farce sinistre. Les échanges sont dynamiques, et si le fond est dramatique, la forme sert justement à dépassionner l’ensemble. Et le coup est rudement bien joué.

Parmi les ennemis jurés du régime poutinien, la communauté LGBT que les dirigeants russes accusent d’agir contre l’intérêt du pays dans un procès parfois hors sol par les propos des principaux belligérants. Pourtant les faits sont graves : attaques sur les populations civiles, déportations d’enfants afin de les « russifier », accusation de nazisme envers le régime ukrainien souverain, tortures, etc.

Cette pièce imagine donc la suite. Après la guerre. Pour une condamnation des bourreaux à la mesure des horreurs commises. Elle porte l’espérance d’une justice impartiale, d’un futur juste, débarrassé des tortionnaires. Elle juge sur preuves dans un travail historique conséquent. Et bien sûr elle est à découvrir. Elle est sortie en 2024 aux solides éditions théâtrales Les Solitaires Intempestifs grâce aux bons soins d’une traduction au cordeau assurée par Gilles Morel et Tania Moguilevskaïa. Ne passez pas à côté. Quant à l’autrice, la talentueuse Sasha Denisova, Ukrainienne, elle a quitté Moscou le jour même de la déclaration de guerre du 22 février 2022 pour s’exiler en Pologne.

https://www.solitairesintempestifs.com/

 (Warren Bismuth)