
On
ferme ! C’est en effet la fin de la saison pour le challenge « Les
classiques c’est fantastique » dirigé par Moka du blog Au milieu des livres, l’heure
du bilan donc, de ces magnifiques cinq années. C’est d’ailleurs le thème du mois. Plus précisément, celui de revenir sur un thème que nous aurions loupé. Comme j'ai été absent des premiers défis de la saison 1, j'ai parcouru les themes abordés et suis tombé sur ce "Au théâtre ce soir" qui a réveillé ma lointaine jeunesse. Et comme mon livre choisi
dépassait le coquet score de 500 pages (538 pour être précis), je profite de
l’aubaine pour l’incorporer dans le nouveau challenge, toujours piloté par la
même Moka, celui-ci intitulé « Quatre saisons de pavés » (ici le
printemps), où chaque participant, dont Des Livres Rances se targue d’être l’un
d’eux, présentera au rythme des saisons un livre de n’importe quelle forme,
pourvu qu’il atteigne les fatidiques 500 pages. À l’honneur pour ce double challenge : Jacques Prévert et son groupe Octobre, pour le meilleur et pour le rire.
Nous
tenons là, dans nos doigts tremblants (est-ce l’arthrite ou bien
l’émotion ?) un petit chef d’œuvre du genre. Ce gros bébé joufflu
rassemble l’intégralité des textes écrits par Jacques Prévert – du moins ceux
retrouvés – pour le groupe Octobre, troupe théâtrale engagée ayant sévi en
France entre 1932 et 1936, certes conduite par la plume de Prévert pour les
textes, mais parfois épaulé par ses acolytes.
Octobre
est une troupe qui succède de près à Prémices (« groupe de choc »), s’inscrit comme son prédécesseur dans la
tradition agit-prop du théâtre. Un théâtre sulfureux, politique,
irrévérencieux, libertaire, communiste (un peu trop acquis à la cause
soviétique mais passons) et insurrectionnel. La plupart des pièces sont brèves,
quelques pages, certaines sous forme de poèmes monologués ou de chansons. Un
théâtre qui rend entre autres hommage à la Commune de Paris, qui reconstruit librement et
sans courbettes de manière humoristique la naissance de Jésus Christ ou la
bataille de Fontenoy, tout en collant à l’actualité, épinglant Hitler et les
nazis sans une once de précaution.
Mais
c’est avant tout un théâtre d’agitation prolétarienne révolutionnaire où sont
évoqués les faits divers et les grèves d’ouvriers d’alors. « Un ouvrier c’est comme un vieux pneu… /
Quand il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever ». Prévert et
ses camarades prennent fait et cause pour le prolétariat, étrillent la
bourgeoisie, l’aristocratie en des dialogues plus que savoureux. Le 14
juillet ? Balivernes ! « c’est le quatorze juillet, il faut danser… /
Nous dansons avec la vie chère / nous dansons avec la misère / avec la misère
avec les huissiers / nous dansons devant le buffet / les huissiers emportent
les buffets / on ne sait plus sur quel pied danser / Nous danserons sur le pied
de guerre / puisque les crédits sont votés / trois milliards / trois mille
millions de francs / pour la guerre ». Car Octobre est une troupe
farouchement antimilitariste, antipatriotique et pacifiste.
Octobre
nous invite à rire malgré ce « sourire
de faux témoin », celui de l’ennemi. Au-delà, les sketchs de la troupe
sont une intéressante radiographie de la France des années 1930, de celle de
l’Europe. Radiographie évidemment tout ce qu’il y a de plus irrévérencieuse.
« LE BOUFFON – Charade : Votre
premier ministre est un imbécile. / (Rires… du roi). / Votre second ministre est un idiot. / (Approbation du roi). / Votre troisième ministre est un crétin.
/ Votre quatrième ministre est… / LE ROI, l’interrompant, - … une fripouille. / (Il rit). Mais quelle est la solution,
bouffon ? / LE BOUFFON – La solution… Sire, vous êtes le roi des cons… ».
Certaines
chansons d’Octobre traversèrent l’Histoire, étant reprises ultérieurement par
divers artistes. Cette suite de brûlots dissidents témoigne d’une profonde
solidarité prolétarienne, le groupe se donne en spectacle lors de grèves, de
manifestations ou d’occupations d’usines, défend – mais toujours avec humour –
les sardineries bretonnes (on pense ici à la brève épopée des sardinières de
Douarnenez, les Penn-Sardin, en 1924), brocarde l’autorité et ses valets
dociles « S’il y en a qui rouspètent
on cogne dessus, c’est tout simple… », se fait joyeusement
anticléricale, avec notamment ce curé dans « Suivez le druide »
traité de « branleur de cloches »,
l’image est osée mais parlante, comme beaucoup de celles qui fleurissent tout
au long de cette anthologie. Cervantès est repris à la sauce Octobre dans
« Le tableau des merveilles ». « Dans ce pays le nom des villes et des villages est inscrit sur les
girouettes au lieu d’être inscrit sur les bornes… On suit la flèche… mais le
vent tourne… la girouette tourne et on est perdu à nouveau… C’est comme si les
villes se sauvaient… Impossible de mettre la main dessus… ».
Les
meilleures choses ont une fin, et Octobre ne va pas tarder à se saborder. En
effet, « L’humanité » du 16 mai 1935 annonce « M. Staline comprend et approuve pleinement
la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force
armée au niveau de la sécurité » (Octobre avait joué en 1933 à Moscou
devant Staline). Pour un groupe aux accointances communistes mais surtout
antimilitaristes, c’est le coup de pied de l’âne. Des dissensions apparaissent
avec un Prévert peut-être plus tourné du côté de l’anarchisme, qu’il
revendiquera toute sa vie.
Bref
retour de la troupe en mai 1936 devant le Mur des Fédérés du Père Lachaise pour
commémorer – une fois de plus – l’anniversaire de La Commune. Mais aussi pour
défendre les nouvelles grèves et occupations d’usines suite à la récente
élection de Léon Blum à la tête de l’Etat français. Mais c’en est bien fini du
groupe.
En
annexes sont proposés des textes d’Octobe non datés ainsi qu’une petite
biographie de Prévert par le prisme du groupe et ses retentissements
ultérieurs. Sont incorporés des articles d’époque sur la troupe, la plupart peu
tendres (cependant Antonin Artaud livre un article dithyrambe). Dans celle-ci
évoluaient quelques acteurs et autres "vedettes" qui ne vont pas tarder à faire leur place :
Raymond Bussières, Maurice Baquet, Sylvia Bataille (femme de Georges Bataille
puis de Jacques Lacan), Jean-Paul Dreyfus (futur Jean-Paul Le Chanois), Marcel
Duhamel (futur créateur de la prestigieuse Série Noire de Gallimard) et autre
Marcel Mouloudji.
Ce
qu’il faut retenir du théâtre libre d’Octobre, c’est son engagement, son
antimilitarisme, son internationalisme, son antifascisme frontal, son
communisme lorgnant du côté des libertaires (bien qu’aussi, hélas, vers un
Moscou Stalinien), mais aussi sa drôlerie permanente, même sur les sujets les
plus sérieux. Octobre ne pouvait durer qu’un temps, ne pouvait que se dissoudre
à brève échéance. Restent ces textes de Prévert pour joyeux lurons, sulfureux,
tranchants et diablement efficaces, où une image éclaire toute une période.
Sous-titrée « Sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre
1932-1936 », cette anthologie parue en 2007 est une vraie baffe à l’ordre
et à la notion de patrie.
« Le tricolore au bout d’une perche / Le
tricolore à la boutonnière / Le tricolore à la braguette / Comme ils sont beaux
à voir, le tricolore au suspensoir // Ecoutez la jeunesse dédorée qui crie
d’une voix de châtré / La France aux Français… La France aux français… / C’est
l’écume du quartier latin / La jeunesse des écoles du crime… / Bête comme ses
pieds… fière comme un pape / Sourde comme Maurras / Elle a dans ses oreilles du
coton tricolore / Et les seuls cris qu’elle sait pousser / Sont des derniers
cris de mort… ».
(Warren
Bismuth)