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mercredi 30 novembre 2022

Fédor DOSTOÏEVSKI « Nétotchka Nezvanova »

 


Novembre est le mois du thème « Nom-prénom » pour le défi mensuel imaginé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Aussi DLR se permet une seconde chronique du mois avec ce roman méconnu de Fédor DOSTOÏEVSKI.

« Nétotchka Nezvanova «  aurait pu, aurait dû devenir le premier grand roman fresque de DOSTOÏEVSKI. L’Histoire ne l’a pas permis.

C’est le violoniste B. qui raconte tout d’abord à la narratrice Nétotchka Nezvanova le destin de son beau-père Efimov, musicien talentueux doutant trop de son don. Ivrogne, instable, marié à une femme déplaisante et acariâtre. Les disputes se succèdent au sein du couple et l’atmosphère devient irrespirable. Mais rapidement Nétotchka est orpheline, confiée à une famille bourgeoise, rencontre Katia. Sa vie est bouleversée. Nétotchka est ensuite reçue par une troisième famille, dans laquelle elle se recroqueville sur elle-même et découvre le monde des livres.

Écrit en 1849, « Nétotchka Nezvanova » est construit comme un grand roman fleuve, avec ses longues scènes déchirantes, ses secrets de famille, ses tirades grandiloquentes et désespérées. Il est la première graine d’avant bagne de l’œuvre future de DOSTOÏEVSKI, les ingrédients sont rassemblés pour que le résultat soit grandiose. Mais l’affaire du cercle Pétrachevski passe par là. Accusé de complot, DOSTOÏEVSKI est arrêté puis emprisonné. Au moment d’être abattu par le peloton d’exécution, il obtient une grâce, commuée en travaux forcés. Finalement libéré, il devient simple soldat jusqu’en 1859. En 1849 il a laissé « Nétotchka Nezvanova » inachevé. Il ne le terminera jamais. Mieux : ses notes, plans, idées se perdront. Nous ne connaîtrons jamais la tournure qu’aurait dû prendre l’histoire, d’autant qu’un autre DOSTOÏEVSKI, transformé, métamorphosé, voir le jour à partir de 1859.

Il indéniable que DOSTOÏEVSKI était un sale type. Et pourtant il est difficile de le conduire au bûcher tant son œuvre magistrale contient de surprises. Il fait partie de ces écrivains que l’on condamne avec des états d’âmes, lui « pardonnant » même – et avec honte - certains de ses excès tant la richesse de l’œuvre paraît un don inestimable. Ici par exemple, si DOSTOÏEVSKI développe déjà l’un de ses thèmes, l’humiliation et l’offense, il fait preuve d’un modernisme surprenant : 1849, en plein Empire russe, un auteur a le culot de présenter une idylle choquante dans la société d’alors, celle de deux très jeunes filles, attirées, amoureuses, passionnées l’une de l’autre. Les baisers, les caresses, les regards furtifs. Sans impudeur, avec un profond respect pour ses deux protagonistes, DOSTOÏEVSKI se fait novateur, ouvert. « Elle m’embrassait comme une folle, m’embrassait le visage, les yeux, les lèvres, le cou, les mains ; elle sanglotait comme dans une crise de nerfs ; je me serrais le plus fort possible dans ses bras, et nous étions dans une étreinte douce, heureuse, comme des amis, comme des amants qui se retrouvent après une longue séparation ».

La dernière grande scène du livre regroupe trois personnes qui, sur un malentendu, s’insultent, se méprisent, les paroles vont très loin. Ici on perçoit sans aucun doute possible le futur DOSTOÏEVSKI, celui qui fera parler ses créations littéraires, qui leur fera même dire ce que lui-même n’aurait jamais défendu. Ce DOSTOÏEVSKI qui n’hésite pas à mettre les mains dans le cambouis, mettant en œuvre sujets brûlants ou tabous, déconstruisant les codes de la littérature, dépeignant des scènes suffocantes, étouffantes, souffrant autant que ses personnages, tombant souvent malade en pleine rédaction de ses romans.

Celui-ci possède parfois un ton tout ce qu’il y a de féministe. Si ses personnages féminins, quoique encore à l’état d’ébauche sont aboutis, certains de leurs discours sont une charge virulente contre la domination masculine, la virilité, l’impossibilité pour la femme de vivre de ses envies ni de revendiquer ses convictions. Pour tout ceci, « Nétotchka Nezvanova » est un roman moderne qui est loin d’être anodin dans l’œuvre de DOSTOÏEVSKI.

« Nétotchka Nezvanova » ne fut jamais terminé, donc. Certaines des questions que l’on se pose durant la lecture n’auront aucune réponse. Pourtant il reste une curiosité pour ces quelques scènes d’anthologie, que DOSTOÏEVSKI, les remodelant, en changeant l’aspect des personnages, proposera par la suite dans son œuvre, exception faite des scènes d’amour entre femmes, scènes qu’il n’évoquera plus par la suite si ma mémoire est bonne. Ce roman est aussi un tour de force d’avant-garde avec cette attirance lesbienne, celle de ces deux beaux personnages de Nétotchka et de Katia. Il est une vraie entrée dans son univers par son inventivité, par le choix des thèmes. La traduction de André MARKOWICZ renforce la puissance du texte, les images, le climat tendu à l’extrême. « Nétotchka Nezvanova » était la seule œuvre fictionnelle de l’auteur qui manquait encore à mon arc après pourtant 20 ans de « Dostoïevskite aiguë ». Il est loin de se placer parmi les plus mauvais ouvrages de DOSTOÏEVSKI, il en est même une pierre angulaire originale à découvrir pour son audace.

 (Warren Bismuth)



dimanche 27 novembre 2022

Panaït ISTRATI « Tsatsa-Minnka »

 


Ce mois-ci dans le challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, le thème laconique mais ô combien précis est « Titre-prénom ». Après avoir longtemps tergiversé quant à mon choix, j’ai fait à nouveau appel à ma botte secrète, Panaït ISTRATI, ce qui n’est pas un hasard, et je m’en explique dans la présente chronique.

Écrit entre juillet et août 1930, « Tsatsa-Minka » est un petit chef d’œuvre du genre, un de plus dans la déconcertante œuvre de Panaït ISTRATI. Il dévoile une facette supplémentaire et inattendue du talent et de la pensée de l’auteur.

Entre la rivière Sereth et le fleuve Danube tout au nord de la Roumanie et non loin de l’Ukraine, un peuple paysan vit au rythme des saisons. Des parcours sans histoires où coule un quotidien réglé, entre joie et souffrance. Un jeune homme loqueteux vient demander la main de la fille du pope Alexe prénommée Minnka (« Elle s’appelait Minnka. Mais, dans l’Embouchure, les cadets ne peuvent pas appeler les femmes aînées simplement par leur prénom. Aussi, nous leur disons : tsatsa. Et quand nous voulons les caresser : tsatsika. (Aux hommes : néné, ou : nénika). Là-bas, ces termes sont pleins de tendresse »), alors qu’un âne disparaît et que le frère de Minnka est chargé de le retrouver.

Dans ce roman pourtant bref, ISTRATI fait preuve d’audace : s’il portraitise la vie et les coutumes de la paysannerie d’autrefois, il rajoute des touches originales et modernes. Ainsi, Catherine, la sœur du pope Alexe, est de 30 ans sa cadette et n’est pas avare en remarques féministes, qui d’ailleurs rejaillissent sur Minnka. Les tâches des femmes dans cette société sont traitées apparemment sans prise de position, et pourtant les caractères des deux protagonistes évoquées ci-dessus s’affirment pour devenir gênants dans un monde rural encore quasi féodal.

En exergue de ce conte social humaniste et dissident, des histoires d’amour, mais retournées comme un gant au fil de l’histoire. Certes Minnka a connu le bonheur avec un homme riche, mais désormais il la répugne. Quant au prétendant, il lorgne également du côté de la manne financière. Minnka se révolte.

Parallèlement, la vie calme des villageois est soudain bousculée par une subite montée des eaux du Sereth et du Danube, peut-être les plus belles pages de ce roman dans une apocalypse contenue où la nature se rebelle (elle aussi !) et prend une apparence humaine : « La place qu’occupaient les eaux était un cul-de-sac vaste de cent kilomètres carrés environ, c’est-à-dire tout le lit millénaire du Sereth, qui forme son embouchure. Mais, dans ce lit béant, encombrant, l’existence des eaux était précaire : trop d’obstacles humains et point de mouvement. Elles n’y pouvaient que croupir, à la longue, ce que les eaux n’aiment pas. Elles aiment la vivante glissade entre deux berges toujours nouvelles et sous des cieux toujours frais. Or, ici, elles se trouvaient dans une fosse pleine de maisons, d’écuries et de latrines, qui leur restaient dans la gorge. Aussi, la mortelle tristesse aquatique les gagna, dès qu’elles ne se sentirent plus poussées en avant. Elles bâillaient au ciel et au soleil, avec une gueule large de cent kilomètres carrés. Elles ne pouvaient plus digérer ce qu’on leur avait fourré dans le ventre et commençaient à avoir des renvois qui s’exprimaient par des millions de bulles blanchâtres dont leur surface se couvrait chaque jour davantage ».

Au sein du village, une sorte d’épicerie boutique « trouve-tout » se dresse, les habitants viennent y chercher compagnie et nourriture, mais pas seulement, car elle est un lieu de vie, d’échanges parfois virulents. Mais ISTRATI développe son tableau toujours un peu plus, détaillant la faune, du plus gros mammifère au plus petit insecte vivant dans cette région. Il se fait amoureux de la nature, cette nature qui semble ne plus supporter la cupidité de l’Homme. Il se fait porte-parole de la cause non-humaine.

« Tsatsa-Minnka » est une œuvre singulière, où l’amour côtoie la détestation de l’arrivisme, le déchaînement de phénomènes naturels. Et puis forcément ces figures magistrales de miséreux (ces « Mendiants et orgueilleux » aurait dit COSSERY). Elle est aussi le combat de femmes contre la domination masculine et plus globalement contre le patriarcat séculaire. La figure de Tsatsa-Minnka est puissante, bienveillante mais déterminée à ne pas se laisser outrager par l’Homme, une héroïne témoignant d’une grande force psychologique. Si elle est le titre de ce roman, ce n’est pas un hasard. Petit jeu : scrutez bien les titres de romans donnés par des hommes à des prénoms de femmes : ne sont-elles pas souvent des êtres sans grande envergure, en tout cas loin d’être émancipées et décisionnaires ? ISTRATI prend ce constat à témoin pour proposer un contre-pied habile, tout en véhiculant ses idéaux de sobriété volontaire dont le but ultime est la Liberté. Un peu comme son cher et tendre KAZANTZAKI, mais sans Dieu.

ISTRATI est l’un de ces rares romanciers qui vécurent jusqu’à l’écorchure les histoires qu’ils narraient, il revendiqua jusqu’au dernier moment sa non appartenance à quoi que ce soit. Il fut censuré, abandonné des siens, mais mourût sans avoir eu à se compromettre, un cas isolé dans la littérature du XXe siècle.

Si c’est précisément ce titre que je présente aujourd’hui, c’est parce que, hormis dans les œuvres complètes ou semi-complètes de l’auteur, il n’a jamais été publié depuis… 1931, date de sa sortie. Écrit en français, comme toutes les fictions de l’auteur roumain. Mais voilà que très récemment Wikisource propose l’intégralité de ce texte, avec un lien en PDF ou Epub. Et bien sûr l’occasion inespérée de le découvrir, non plus au milieu du reste des œuvres, et dans une taille de caractères tellement serrée que les yeux en souffrent, mais de manière confortable, numérique, sans avoir à lutter contre la migraine. Tout ISTRATI me semble nécessaire, mais ce titre, l’un des seuls à ne pas appartenir à la saga « Adrien Zograffi » (avec cependant une poignée d'autres), est une palette exquise d’images variées, magnifiées par cette écriture simple (ISTRATI a appris, en autodidacte, la langue française sur le tard) mais prenante, emplie d’humour, qui fait de l’auteur l’un des plus grands conteurs du XXe siècle. Et son engagement perpétuel ajoute une révolte présente à chaque page, le combat littéraire et politique d’un pur, d’un juste.

« Ouvre à l’homme la perspective de l’enrichissement, et son âme est perdue ».

Lien pour télécharger gratuitement ce roman dans le format désiré :

https://fr.m.wikisource.org/wiki/Tsatsa-Minnka

 (Warren Bismuth)



mercredi 23 novembre 2022

RODOLPHE & MAUCLER « Simenon le roman d’une vie »

 


Comme son titre l’indique, ce roman graphique propose une biographie de Georges SIMENON, de sa jeunesse à Liège jusqu’à son arrivée à Paris et ses premiers succès littéraires.

Enfant, SIMENON dévore les romans classiques malgré l’hostilité évidente de sa mère, femme autoritaire et injuste, lui préférant le cadet, Christian. Père présent et bienveillant, mais effacé par le caractère volcanique de sa femme, catholique pratiquante. Bien vite le jeune Georges est attiré par les femmes, obsession qui le poursuivra toute sa vie.

Tout d’abord enfant de chœur, SIMENON signe ensuite ses premiers contrats professionnels : apprenti pâtissier puis libraire. Mais à chaque fois il est congédié. Le tournant se situe avec ce poste décroché comme journaliste à la gazette de Liège, célèbre quotidien local de tendance catholique. Très vite le jeune Georges apprécie les faits divers et les affaires de meurtres, comme il apprécie la proximité des prostituées, une drogue qui là encore ne le quittera pas.

Il participe à des fêtes arrosées, bien sûr entouré de femmes qu’il désire. Il fait la connaissance de Tigy qui finit par devenir sa femme. Une femme qui doit accepter un ménage à trois ainsi que les écarts sentimentaux et sexuels de son mari, notamment avec Joséphine BAKER.

La mort de son père laisse un vide. Cet homme pourtant si souvent discret et insignifiant lui a permis en un sens de se sentir homme. C’est à cette période qu’il accomplit son service militaire, mais un projet le taraude : écrire des romans. Le premier d’entre eux est rédigé en septembre 1920 et s’intitule « Au pont des arches » (SIMENON a alors 17 ans). Il est publié sous pseudonyme : Georges Sim. De là s’amorce une boulimie d’écriture, près de 200 romans et nouvelles en une dizaine d’années (!), principalement érotiques ou légers, toujours publiés sous divers pseudonymes, dans des journaux et gazettes, avant les années 30. En aparté, notons que sous son vrai nom, SIMENON publiera à peu près autant de romans et nouvelles.

Afin de rencontrer le succès, il s’installe à Paris, où il fréquente les milieux littéraires, ponctue ses affinités de bamboches sévères. En 1929 il achète le bateau « L’ostrogoth » qui va lui permettre de connaître la vie sur l’eau, un autre quotidien, qui par ailleurs va influencer une partie de son œuvre future (il s’imagine en digne héritier de Joseph CONRAD). Lors d’un voyage en Hollande à bord de son bateau, il crée le personnage de Maigret, puis organise à Paris le désormais célèbre bal anthropométrique afin de faire connaître « son » commissaire. C’est sur cette note pleine d’espoir que s’achève la BD.

Les couleurs surannées des illustrations de Christian MAUCLER portent cette biographie de manière éclatante. Quant au texte de RODOLPHE, il est simple et concis, sans jamais se perdre dans des détails superflus, il va droit au but afin de faire partager cette tranche de vie, laissant l’écrivain en devenir à l’aube de ses 30 ans. Les fans de SIMENON y trouveront largement leur compte. Cette BD vient de sortir aux éditions Philéas, elle est à déguster tranquillement, près d’une source de chaleur.

https://www.editis.com/maisons/phileas-2/

 (Warren Bismuth)

dimanche 20 novembre 2022

Fiodor SOLOGOUB « Un petit homme »

 


Parfois, rarement toutefois, la forme d’un livre épouse son fond à la perfection, avec une recherche de l’esthétique tendant à l’exercice de voltige. C’est précisément le cas ici avec cette nouvelle de Fiodor SOLOGOUB (1863-1927) où le format du livre rend un hommage visuel courageux et ambitieux.

Explication : cette nouvelle de quelques dizaines de pages met en scène un fonctionnaire russe sans envergure, Saranine, petit homme chétif et maigre, époux d’Aglaïa, grande femme forte voire grosse qui lui fait physiquement de l’ombre. Saranine le vit mal et rencontre un arménien dont le pouvoir est de posséder une potion ayant le don de faire rapetisser les êtres. Il va tester cette mixture sur Aglaïa.

Seulement voilà, au moment d’ingurgiter le liquide dilué dans un verre d’eau, Aglaïa échange les récipients et c’est Saranine qui vide le verre renfermant la potion. Il commence à rapetisser, toujours un peu plus…

Si SOLOGOUB propose ici une nouvelle fortement empreinte de fantastique, dans la droite lignée de certains formats équivalents de GOGOL (je pense au « Nez », au « Manteau », au « Portrait » notamment), c’est pourtant une allégorie, le texte étant une charge contre la cupidité de l’élévation sociale, l’antisémitisme (par le personnage de l’arménien), dénonce le carriérisme (SOLOGOUB avait une dent contre le fonctionnariat). C’est un rire nerveux qui se déclenche dans le lectorat devant certaines scènes burlesques ou grotesques, tellement il est évident que le fond du discours est virulent et dénonciateur, pointant du doigt une frange privilégiée et pourtant prétendument apathique de la société.


« Entre deux réverbères, il subissait une singulière transformation. Dans l’obscurité, il grandissait, et plus il s’éloignait de la lumière, plus sa silhouette devenait gigantesque. Parfois, Saranine avait l’impression que la pointe de son couvre-chef montait plus haut que les maisons, dans le ciel nébuleux. En se rapprochant de la clarté, il rétrécissait, jusqu’à retrouver ses dimensions d’origine et son allure de marchand oriental ». Satire sociétale poussée à son paroxysme, « Un petit homme » est de ces textes brefs qui apportent une force originale grandissant la diversité de la littérature. La traduction signée Christine ZEYTOUNIAN-BELOÜS est un exemple dans son genre.

Maintenant, place à l’objet. Première originalité : la pagination est à rebours, le texte commence à la page 53 pour se terminer dans une minuscule page 2. Car en même temps que Saranine rapetisse, les pages rétrécissent. Et dès qu’il s’agit d’orienter le cadre sur Saranine, la taille de caractères elle aussi s’étiole, devenant minuscule et à peine lisible, alors que celle-ci devient énorme lorsqu’elle évoque l’imposante Aglaïa ou la fait parler. Farce tragique, « Un petit homme » est, dans ce format, magnifié par l’inventive mise en page. Il apparaît que ce texte n’avait été qu’une fois disponible en France, dans le recueil de nouvelles « La lumière et les ombres » aux éditions Noir sur Blanc en 2002. Le voilà seul pour la première fois, grâce aux inventives éditions Tendance négative, et croyez-moi c’est un grand texte de littérature russe, il en a toute l’atmosphère requise.


La postface, dressant une palpitante mais courte biographie de SOLOGOUB, est quant à elle paginée en négatif (de – 1 à – 10). Elle nous apprend que cet auteur a connu un destin similaire à celui de grands noms de la littérature russe des XIXe et XXe siècles. De son vrai nom TETERNIKOV, Fiodor SOLOGOUB devient célèbre en Russie grâce à des récits pessimistes mettant en scène de petits fonctionnaires inutiles dont l’ambition est impulsée par le pouvoir de Nicolas II. Soutenant la révolution russe de 1905, il devient pourtant rapidement un farouche adversaire de celle de 1917. Censuré, empêché d’écrire à sa guise, il demande en 1919, en compagnie de sa femme, l’exil au gouvernement. Sans nouvelle pendant deux ans, il reçoit cependant une réponse positive. Sa femme se suicide… deux jours avant leur départ effectif. Fou de douleur, SOLOGOUB reste en Russie qui devient l’U.R.S.S. Méprisé, oublié, il s’y éteint en 1927. Son œuvre la plus célèbre reste le roman « Un démon de petit envergure » (également connu sous le titre « Le démon mesquin ») qu’il mit dix ans à écrire, entre 1892 et 1902.

Cette éblouissante version de « Un petit homme » est due aux éditions Tendance Négative qui poussent toujours plus loin l’originalité et font que l’on ne lit pas leurs publications de la même façon que toute autre. Elles restituent de manière à la fois ludique et troublante un texte ici oublié. Grand tour de force pour un objet resplendissant que l’on peut offrir tout en se faisant plaisir pour la beauté de la chose. Bravo et merci !

https://www.tendancenegative.org/

(Warren Bismuth)

dimanche 13 novembre 2022

Iouri RIABINKINE « Le siège de Leningrad »

 


Sous-titrée « Journal d’un adolescent (1941-1942) » et traduite du russe par Marina BOBROVA, la publication de ce journal de guerre semble tenir du miracle puisque retrouvée dans des conditions rocambolesques.

Le siège de la ville de Leningrad (redevenue depuis Saint Pétersbourg) par les allemands commence le 22 juin 1941. C’est ce même jour que le jeune Iouri RIABINKINE, pas encore 16 ans, s’attache à la rédaction d’un journal dans lequel il compte énumérer les événements en cours dans cette ville où il habite. Ce qui est frappant au premier abord, c’est l’aisance avec laquelle cet adolescent utilise sa plume, adroitement, en des tournures de phrases stylées. Mais le fond du discours est bien sûr ailleurs.

Le jeune Iouri vit l’occupation allemande de l’intérieur. Malgré sa pleurésie, il est réquisitionné pour prendre part à la construction d’ouvrages défensifs dans une ville où la vie semble subitement en suspens. La rentrée des classes ne s’effectue d’ailleurs pas ce 1er septembre 1941 (elle aura lieu deux mois plus tard). Leningrad, alors sixième plus grande ville du monde, semble coupée du monde, et Iouri tente, avec sa famille, notamment sa mère et sa sœur Irina, de survivre. Le mot n’est pas trop fort, puisque la ville est frappée de plein fouet par la famine, le rationnement drastique des denrées alimentaires. Iouri doit aller faire la queue dans le froid, devant les magasins, pour obtenir, parfois en vain, des vivres. « Je vais résumer ce que m’a appris le mois de novembre, et comparer le 30 novembre avec le 30 octobre. Avant tout, en novembre, c’était la rentrée des classes, mais le contexte a brisé toutes mes aspirations à étudier. J’ai donc arrêté l’école pour me consacrer à la corvée quotidienne des files d’attente. Tous mes idéaux ont été immédiatement remplacés par des préoccupations matérielles. Pendant tout le mois, le besoin fondamental est resté le même : la nourriture ».

Tout d’abord combatif mais lucide (« Cette guerre est pour nous, dans doute, la plus difficile et la plus dangereuse. Ça nous coûte cher de la gagner »), Iouri se fait rapidement plus sombre, inquiet en l’avenir, jusqu’à envisager sa propre mort ainsi que celle de ses proches. Pourtant, il lutte sur le terrain, fait part de ses exploits par écrit, à savoir par exemple des bombes « éteintes » par ses propres mains. Parfois, il se fait stratège militaire, développe la technique qu’il faudrait, selon lui, adopter pour repousser l’ennemi. À ce propos, jamais il n’utilise le mot « nazi », nommant simplement l’occupant par le terme « Allemand », plus rarement par celui de « fasciste ».

Iouri fête (si tant est qu’il soit possible de fêter quelque chose en pleins bombardements et tirs quotidiens) ses 16 ans en plein chaos. Il souhaiterait en cadeau pouvoir mieux dormir et surtout s’alimenter convenablement. Le manque de nourriture se fait obsession, il lui arrive même de subtiliser des morceaux de rations destinées à sa mère ou sa sœur. Dans ce journal d’un quotidien en tant de guerre, Iouri appréhende l’éventuelle utilisation prochaine de l’arme chimique, tout en attendant avec espoir mais fébrilité une future évacuation de la population civile. « Qui suis-je devenu ? Je sens que, pour redevenir comme avant, il me faut de l’espoir, la certitude que ma famille et moi serons évacués demain ou après-demain ; ça me suffirait, mais ça n’aura pas lieu ».

Ce journal est passionnant par bien des aspects : tout d’abord écrit par un adolescent, sans recul, au jour le jour, il peut se voir comme un écho au Journal d’Anne Frank. Mais c’est aussi un « gamin » féru d’arts qui fait part de ses émotions, y compris culturelles. Au milieu de la guerre, des explosions, de la famine qui se généralise, il trouve le moyen de lire, mieux : de se rendre au cinéma ou au théâtre. Pour finir il est par certains aspects visionnaire.

Les dernières pages de ce carnet nous laissent entrevoir un Iouri désabusé, désenchanté, qui entrevoit l’imminence de sa mort prochaine, l’imagine même comme un espoir, peut-être le seul souhaitable. La toute dernière phrase est même laissée en suspens (« Et maintenant je, je, je… ») comme si Iouri était alors tué « en direct » durant la rédaction de ce carnet. Ces dernières lignes sont datées du 6 janvier 1942, c’est ici que la trace de Iouri se perd.

En fait, il fut démontré longtemps après les faits qu’il existait un autre carnet, qui faisait suite à ce présent volume. Jamais pourtant il n’a été retrouvé. Si je parle en exergue de miracle concernant ce carnet récupéré, c’est qu’il le fut dans des conditions singulières. C’était tout d’abord un instituteur qui le possédait (pourquoi ? Depuis quand ? Le mystère restera à jamais entier). Conduit dans un hôpital, il le confia alors à une infirmière qui l’a gardé durant des décennies dans sa famille avant de le restituer à la sœur de Iouri, Irina, survivante des atrocités.

Tout ceci nous est conté dans une longue, lumineuse et palpitante préface signée Sarah GRUSZKA, presque aussi précieuse que les carnets, puisqu’elle explique tout ce qui peut être aujourd’hui explicable, dont la propre mort de Iouri. En effet, et malgré des suppositions, jamais il n’avait été trouvé trace du décès du jeune garçon. Avait-il survécu à la guerre ? Ce n’est qu’en mars 2021 que le verdict tomba : Iouri est décédé en 1942, quelques semaines seulement après avoir achevé la rédaction de ce premier carnet ici déterré.

Ce journal a été rendu public en 1970 pour une première publication au début des années 80. De ce siège qui dura deux ans et demi et fit plus d’un million de morts civils, ce témoignage en direct résonne comme un don, un cadeau rare au cœur de la guerre, de surcroît écrit par un jeune homme qui ne participe pas directement au carnage mais le perçoit chaque jour avec ses yeux d’enfant, enfant par ailleurs d’une grande maturité, et qui semble être même devenu adulte durant les six mois de rédaction quasi quotidienne de ce journal qui vient juste de paraître aux superbes éditions des Syrtes, spécialistes en littérature et histoire russes. Ce témoignage est d’une valeur inestimable et doit être lu comme tel. Ce jeune homme, Iouri, c’est celui que l’on distingue sur la magnifique photo de couverture de l’ouvrage, entouré de ses semblables, son visage poupin sublimé par la lumière.

https://editions-syrtes.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 6 novembre 2022

Rick BASS « Les derniers grizzlys »

 


On pourrait y voir une sorte de triangle amoureux littéraire entre trois écrivains majeurs des Etats-Unis, du moins un triangle où l’amitié tisse des liens indéfectibles. On peut y voir aussi une série, une saga littéraire, involontaire, indirecte et pourtant évidente dans ses ramifications.

Edward ABBEY avait commis deux romans - « Le gang de la clé à molette » qui eut pour suite « Le retour du gang » -, dont le héros, un certain George Hayduke, est directement inspiré d’un proche de ABBEY et lui-même écrivain à ses heures perdues : Doug PEACOCK. Puis ce même PEACOCK écrit le somptueux « Une guerre dans la tête » (devenu récemment en version poche « Marcher vers l’horizon »), qui est en partie une biographie de Edward ABBEY. Doug PEACOCK revenant brièvement sur son amitié avec ABBEY dans « Mes années grizzly », ouvrage dans lequel il fait part de sa passion pour les grizzlys qu’il observe six mois de l’année depuis longtemps.

En 2010 sort chez Gallmeister « Les années grizzlys » de Rick BASS. S’il y est bien sûr question de ce gros ours fascinant, BASS met également en scène la silhouette de l’un de ses amis qui lui a beaucoup appris sur le sujet : Doug PEACOCK. On peut même y voir comme une esquisse de biographie tendre mais sans fioritures (ah ! le caractère volcanique de Doug !). La boucle littéraire est bouclée et ce pentagone livresque pourrait presque ne faire qu’un unique gros volume.

Dans cet essai dynamique et profondément ancré dans la tradition pour la défense de la nature sauvage et en particulier des ours grizzlys, on apprend beaucoup de choses. Déjà, que sieur PEACOCK est un expert en mycologie en plus d’être un spécialiste des grizzlys. Puis grâce aux recherches incessantes de BASS et de ses amis, le quotidien des grizzlys nous est en partie révélé.

Mais l’utilité de ce livre est ailleurs. Officiellement, le dernier grizzly a été abattu dans le Colorado à la fin des années 70. Mais BASS et quelques autres – dont PEACOCK - sont persuadés que ce mammifère subsiste dans certains coins reculés. Il faut à tout prix démontrer que le grizzly n’a pas disparu, afin de le protéger, notamment de son prédateur principal : l’homme. « Une politique non interventionniste contribuerait plus efficacement que n’importe quelle autre à la préservation des grizzlys. Si nous trouvons les ours – quand nous les trouverons -, nous devrons faire demi-tour et nous en aller. Nous devrons leur laisser le plus d’espace et le plus de calme possibles autour de leur territoire, et puis retenir notre souffle en espérant qu’ils s’en sortiront, qu’ils arriveront à survivre et à se reproduire, comme lorsqu’on place des brindilles sur des braises pour essayer d’en tirer des flammes ».

BASS dresse le bilan ainsi que l’historique des derniers grizzlys sur le territoire du Colorado ou à proximité, pointe d’un doigt révolté l’acharnement humain, tout en précisant avec méticulosité le mode et les lieux de vie de ce gros ours noir. Le récit est passionnant de bout en bout, fascinant. BASS observe les mammifères au plus près, avec ce diable de boule de nerfs de PEACOCK à ses côtés, qui le guide, le conseille, s’emporte contre la connerie humaine.

Un travail de fourmi s’offre à la joyeuse équipe : retrouver des preuves de l’existence du grizzly, fussent-elles minimes : des poils dans des barbelés, ou même dans les excréments des ursidés, méthode ancestrale mais qui a fait ses preuves. Le héros de ce livre se nomme cependant Grands espaces, que l’auteur dépeint avec maestria.

Le texte se fait prophétie : « Si nous parvenons à modifier nos comportements à l’égard de la terre, tous les autres abus de pouvoir dans la société laisseront apparaître qu’ils obéissent à un même schéma, qu’ils suivent un modèle commun, que nous pourrons alors réorienter ». Car dans ces recherches, c’est une partie de la survie de l’humanité qui se joue, ni plus ni moins.

BASS voit en la prolifération des cerfs un danger imminent pour l’équilibre de l’écosystème. Il s’en explique. Il offre une philosophie fort convaincante des bienfaits de la marche à pied en solitaire : « J’aime marcher seul. C’est aussi différent de la marche avec un ami que, disons, soulever des rochers est différent de soulever des haltères. On pense à de tout autres choses. Votre propre rythme et le rythme du jour ne sont plus les mêmes. Marcher seul me donne le sentiment d’être « ailleurs », comme détaché. Et j’aime la façon dont une belle journée s’étire en longueur quand on en dispose pour soi seul. On peut y gravir la pente la plus raide à son propre rythme ». Car BASS aime être seul, lui réfugié au fond de la vallée du Yaak dans le Montana avec toute sa petite famille, a pourtant besoin d’encore plus de solitude. Pour méditer, envisager des actions de protection.

Dans ce récit la présence de ABBEY, quoique furtive, est bien réelle. ABBEY apparaît comme le grand-père spirituel de toute cette génération d’écrivain écolo-radicaux des grands espaces, ces têtes brûlées qui n’hésitent pas à se mettre en danger pour nous rapporter ne serait-ce que par des indices minimes (mais ô combien indispensables !) d’une forme de vie dans la nature, ils sont des princes de l’environnement. Un livre militant comme celui-ci vient à point nommé dans un monde où l’on se sent désunis devant la catastrophe environnementale en cours. Livre salutaire donc, accessible, distillant des pointes d’humour, mais qui est surtout une ode à la nature toute puissante, un hommage immense. Il me paraît nécessaire de le lire peu avant ou peu après « Mes années grizzly » de PEACOCK car ils peuvent être vus comme des frères jumeaux littéraires, et aucune phrase, aucune ligne de ces deux ouvrages n’est superficielle. « Les derniers grizzlys » est sorti chez Gallmeister en 2010.

« Nous avons vécu dans les villes. Mais c’est ici, dans les montagnes que nous voulons être. Circuler parmi des étrangers et passer notre temps avec du béton sous les pieds alors qu’il ne nous reste peut-être plus que quelques années ne nous semble pas une perspective attrayante ».

https://gallmeister.fr/

 (Warren Bismuth)

mercredi 2 novembre 2022

José MORELLA « West end »

 


Un livre ambitieux : plus de 350 pages retraçant des destins sur plusieurs périodes historiques de l’Espagne. Le narrateur se prénomme José, comme l’auteur, il y aurait comme un petit goût d’autofiction, non ? Quoi qu’il en soit, il s’intéresse à la figure défunte de son grand-père Nicomedes Miranda. Aidé par sa mère notamment, la fille de Nicomedes, José va tenter de reconstituer par petits bouts une vie accomplie au centre de la folie.

Le pépé est né peu avant la première guerre mondiale, se marie l’année même de la fin de la seconde. Mais ce Nicomedes n’est pas le seul personnage tutélaire de ce roman varié, charpenté et excellemment mis en scène. Car avec l’intérêt que lui porte José, ce dernier ne peut que digresser sur ses propres souvenirs ou sa propre expérience de vie, ce qui fait du texte une sorte de destins croisés de plusieurs membres d’une même famille à des périodes différentes du XXe siècle, où vient s’ajouter celui de la grand-mère, Mamacarmen, sage-femme réputée, faisant en sorte que plusieurs générations se répondent. C’est cette mère-grand qui donne la vie. Mais l’image principale en filigrane est peut-être celle d’une île espagnole, Ibiza, à l’est de la métropole. Rarement dans la littérature de traduction francophone Ibiza est évoquée, rarement elle se pare dans un costume réel et palpable.

C’est plus d'un demi-siècle d’histoire espagnole par le prisme de la famille de José qui est ici recueilli par ce narrateur moteur d’une mémoire collective et familiale, mais c’est plus précisément une tragédie qui est ici dépeinte. Il sera bien brièvement question du tourisme sur l’île se développant dans les années 70, le récit posant bien vite son objectif principal quelques décennies plus tôt, la fin des années 30 pour être précis, et ce curieux docteur Vallejo NÁJERA, bras droit du général FRANCO. Et là le récit bascule. Car en discutant avec sa mère, José apprend que Nicomedes était diagnostiqué fou, aussi il souhaiterait en savoir plus sur les causes de cette folie.

C’est ce NÁJERA qui a développé les hôpitaux psychiatriques en Espagne, un peu avant la deuxième guerre mondiale. Les internés l’étaient souvent sur des motifs politiques, notamment pour « marxisme », « gauchisme » ou « communisme ». Le but : emprisonner les opposants à FRANCO, leurs tests sociologiques sont en rapport avec leur appartenance politique, ce qui signifie que tout est biaisé dès le début, et que les fous ne sont peut-être pas toujours ceux que l’on croit, pour les raisons que l’on croit. En résumé : le marxisme est désigné comme une maladie mentale.

Dans une parodie de psychanalyse, l’Espagne plonge dans la folie, entraînant avec elle Ibiza. Mais le récit est aussi l’occasion pour l’auteur de se faire guide touristique d’Ibiza, nous faisant découvrir le quartier du West end. Pour tourner ces pages où le destin familial s’imbrique dans l’Histoire nationale et où les dialogues mêmes sont incorporés sans distinction dans le corps du texte, MORELLA s’appuie non seulement sur les mémoires individuelles et collectives, mais aussi sur des photographies d’époque, qui souvent parlent bien plus que ce que l’on pourrait imaginer. Des photos qui révèlent des secrets, mais qui permettent aussi au narrateur de supposer, de conjecturer le passé.

L’Espagne est un pays singulier où plusieurs langues cohabitent sans toujours bien se comprendre. Le narrateur continue d’explorer, déterrant des fragments de vies volés au passé, faisant resurgir des scènes simples et délicates malgré les drames : « C’était une fourgonnette, pas un camion, mais ma mère l’appelait le camion des gitans. Certains samedis soirs il allait et s’arrêtait de rue en rue. Les gitans ouvraient les portes à l’arrière et des marchandises de toutes sortes faisaient leur apparition. Melons, chemises, jeans, téléviseurs, plantes, ampoules, tapis, sacs de pommes de terre. Nous étions pas mal de voisins et quelques enfants à descendre dans la rue. Certains pour acheter, d’autres seulement pour regarder. Dans ce commerce humble et spontané, dépourvu de normes fiscales ou légales, on pouvait voir quel genre de peuple était le nôtre. Comment nous éprouvions à doses minuscules une infinité de choses. Liberté, risque, méfiance, danger, haine, camaraderie, orgueil, rancune, amour ».

La mère commence peu à peu à se dérider dans ses évocations du passé, à devenir plus prolixe et précise dans ses souvenirs, racontant la vie d’avant avec des mots et expressions du temps d’avant, relatant avec pudeur la rencontre de Mamacarmen et de Nicomedes, et tant d’autres petites touches du quotidien. Quant au narrateur, malgré l’image négative de son grand-père qui lui est renvoyée, il tente de comprendre et défend toujours son aïeul par-delà l’Histoire, il se plonge dans des témoignages du temps jadis sur la trépanation, ses causes et ses effets, car ce récit se fait de plus en plus psychanalytique voire psychiatrique, au fur et à mesure que l’auteur développe son scénario et ses convictions : « C’est peut-être ça, le propre d’une dictature. Non seulement ne pas jouir de notre liberté, mais nous rendre aussi très difficile la possibilité de partager avec d’autres à quel point elle nous manque. Ne laisser aucune trace, ne laisser aucun souvenir ».

Ce roman ample aborde de nombreux sujets cliniques comme scientifiques, il se fait même guide anthropologique : « Le passage de quatre à deux pattes avait également réduit notre connexion avec la Terre et la nature. Nous ne regardions plus la Terre de face, et c’est la raison pour laquelle nous avons oublié qu’elle nous donne tout ce qu’elle a et qu’il faut la respecter ».

Ce texte dense sans aucun temps mort où plane sans cesse le spectre de la folie vient de sortir aux éditions Signes et balises, il est traduit par Maïra MUCHNIK. Loin de la rentrée littéraire, cette foire aux bestiaux, il se glisse dans le paysage de l’édition indépendante engagée sans avoir à rougir, bien au contraire. Il est un texte aux multiples facettes, jamais ne mollissant et toujours se recréant par la diversité de ses sujets. Il est l’une des belles surprises de cette année 2022, ne passez pas à côté, d’autant que c’est la toute première fois que cet auteur est traduit en France, la cerise sur le gâteau étant cette superbe couverture tête-bêche, comme représentante d'une folie supplémentaire.

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)