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dimanche 29 décembre 2024

Coups de cœur Des Livres Rances 2024

 


Cette année m’a paru assez singulière dans mon activité lectorale. En effet, je suis beaucoup revenu sur des auteurs déjà lus et relus, la plupart ayant déjà quitté ce vieux monde fou. J’ai parfois évolué par cycles d’auteurs ou de thèmes, peut-être jusqu’à l’obsession. C’est ainsi que j’ai pu lire tout au long de l’année 17 romans de Jean Meckert (dont je suis ponctuellement revenu ici par le biais de chroniques), auteur qui restera en ce qui me concerne comme celui de l’année 2024 bien que décédé en 1995. J’ai, bien entendu et comme chaque année, poursuivi mon exploration de l’œuvre de Georges Simenon, une quinzaine de titres à mon actif cette fois-ci. J’ai comblé mon retard sur la série policière de Craig Johnson mettant en scène le shérif Walt Longmire, et seul le volume paru cette année me reste à découvrir.

Maxime Gorki fut lui aussi copieusement représenté (5 lectures) ainsi que Rick Bass (même bilan), tandis que le centenaire de la mort de Franz Kafka battait son plein (4 lectures). Rien de bien neuf me direz-vous à juste titre ! Mais justement, 2024 fut aussi l’année où j’ai reçu le plus de « matériel promotionnel » (que cette expression est laide !), environ 35 titres, soit plus de deux par mois, ce qui est à la fois énorme et inespéré (je rappelle que je suis toujours seul dans la vie du blog). J’en profite pour remercier chaleureusement les éditrices et éditeurs, autrices et auteurs qui, par leur confiance (souvent renouvelée), font que ce blog existe toujours après ses près de huit ans d’existence. Merci du fond du cœur !

Déception en poursuivant la série polar de James Crumley et son détective Milodragovitch. Une fois passée la bonne surprise sur l’ambiance et le style, ce désagréable sentiment de lire à chaque fois le même bouquin, et cette grande difficulté pour clore une série de pourtant seulement 4 titres. C’est ce qui m’a fait renoncer à terminer la mini-série sur son autre détective C.W. Sughrue, composée pourtant elle aussi de 4 titres. Décrochage sans remords peu avant la ligne d’arrivée avec 3 titres lus (dont un, particulièrement décevant, mettant en scène ses deux détectives et présent en doublon sur les deux séries en troisième tome pour chacune).

Ma participation au challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » fut totale et j’ai pu présenter au moins un titre par thème, ce dont je me réjouis. Mes amitiés à Moka et Fanny, merci pour votre travail acharné. La vraie nouveauté de l’année fut ma participation au challenge annuel (un thème spécifique à développer sur toute une année civile) du blog Book’ing sur le thème « Monde ouvrier et mondes du travail » pour lequel j’ai présenté 9 titres, en attendant le sujet de 2025 ! Merci à Ingrid.

Encore une centaine de chroniques ajoutées cette année, c’est beaucoup, j’en suis conscient, mais peut-être suis-je en somme une sorte de Stakhanoviste du clavier ? Le mois de décembre a vu se succéder les chroniques à un rythme plus soutenu. La raison en est simple : j’avais trop de billets en attente dans le « réservoir » de mon ordinateur (travaillant parfois des week-ends entiers sur leur rédaction) et je fus tout simplement submergé par mon propre flux. Aussi décidai-je en accord avec moi-même et après délibération d’augmenter la régularité des chroniques, passant de deux (depuis maintenant plusieurs mois) à trois par semaine sur une période ponctuelle, s’étendant en l’occurrence sur un mois. Je ne ferai aucun pronostic pour l’année 2025, ayant échoué à ce jeu lors des années précédentes. Mais dans mon for intérieur, je souhaiterais une fois de plus ralentir le rythme, mais rien n’est moins sûr, étant donné la fréquence des chroniques depuis août 2017, date de création du blog. Plus de 830 ont été mises en ligne à ce jour, c’est dire l’ampleur du labeur !

Quoi qu’il en soit, et c’est ce que vous attendez depuis le début de ce médiocre article rébarbatif, voici venir le temps, non pas des rires et des chants, mais du bilan Coups de cœur de livres parus en 2024, toujours par ordre d’apparition sur le blog, avec à nouveau et comme l’an passé 13 élus, toujours dans un souci d’équité (aucun éditeur ni auteur n’est représenté deux fois) et de variété, avec du roman, du théâtre, de la poésie, de la nouvelle, du documentaire. Merci pour votre fidélité, votre enthousiasme, votre intérêt, sans vous Des Livres Rances n’existerait pas.

*** Coups de cœur 2024 ***

Jean Meckert "Théâtre en trois volumes" éditions Joseph K.

 


Jacques Josse " Trop épris de solitude" éditions Le Réalgar

 


Charlotte Delbo "Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants et autres poèmes" éditions de Minuit

 


Esther Bol "Crime #AlwaysArmUkraine" éditions L'espace d'un Instant

 


Rika Benveniste "Louna" éditions Signes et Balises

 


Eve S. Philomène "Comme une fougère" éditions Le Ver à Soie

 


James Welch "L'hiver dans le sang" réédition Le Livre de poche

 


Ron Rash "Réveiller les morts" éditions Corlevour

 


Jack London "Les mains de Midas" éditions Tendance Négative

 


Geneviève Brisac "Anna Akhmatova, portrait" éditions Seghers

 


Marion Dacko & Arnaud Pocris "Les Gergoviotes, des étudiants en résistance" Presses Universitaires Blaise-Pascal

 


Charlotte Monégier "Ne t'inquiète pas des tempêtes" éditions Calmann Levy

 


Gaston Couté "La chanson d'un gâs qu'a mal tourné" éditions Wallâda (réédition)

 


Le dessin illustrant ce palmarès vous est une fois de plus offert par LN. Un immense merci à elle !

 (Warren Bismuth)

dimanche 27 octobre 2024

Jack LONDON « Les mains de Midas »

 


Pour le mois en cours du défi « Les classiques c’est fantastique », nos blogueuses préférées de Au milieu des livres et Mes pages versicolores nous ont concoctés une apaisante entrée dans l’automne avec ce thème réchauffant : Chair de poule. Après moult tergiversations, c’est le hasard qui a guidé le choix de DLR, avec cette étrange nouveauté, cette énième réédition pour mieux dire, de la nouvelle « Les mains de Midas » de Jack London.

Cette nouvelle fut déjà éditée en France un certain nombre de fois, souvent avec des titres différents, qui ont d’ailleurs plus ou moins à voir avec le titre original : « The minions of Midas ». Quelques exemples : « Les favoris de Midas », « Les morts concentriques », « Coup pour coup » ou encore « Les suppôts de Midas ». Jusqu’à ce « Les mains de Midas » qui vient de paraître aux éditions Tendance Négative. Avec cet éditeur, on sait d’avance que l’on va plonger dans une lecture déroutante et originale à partir d’un vieux texte classique pourtant déjà maintes fois revisité, expérimenter une lecture immersive au cœur du texte par la forme même du livre.

Un magnat du tramway, le milliardaire Eben Hale est un jour d’août 1899 victime d’un chantage fort curieux : une société secrète de prolétaires intellectuels, « Les mains de Midas », lui réclame une ahurissante rançon de 20 millions de dollars afin qu’il partage ses biens avec le prolétariat. Sans ça, l’organisation abattra un être innocent chaque semaine. Eben Hale ne prend pas la menace au sérieux. Cependant des assassinats se succèdent dans la ville et finissent même par s’étendre à tout le pays, allant finalement jusqu’à toucher des proches du baron de la finance qui a pourtant tout mis en œuvre pour débusquer les coupables.

« Les mieux armés pour survivre sont ceux qui détiennent le pouvoir intellectuel et commercial ». Un bras de fer s’amorce ente Hale et les mains de Midas, une guerre des nerfs orchestrée par les lettres de l’organisation qui fait part dans ses missives du prochain assassinat, en fait déjà en cours à chaque fois. Le bras droit de Hale, Wade Atsheler, raconte chaque épisode en direct tandis que le lectorat sent couler la sueur sur son front tellement l’ambiance est angoissante et tendue. Atsheler se suicide après son témoignage, la nouvelle commence d’ailleurs par cette mort.

« Les mains de Midas » est peut-être un texte à part dans l’œuvre multiforme de Jack London. Dans une atmosphère gothique, entre polar et science fiction avec un air de Jack l’éventreur, l’auteur évolue avec une grande dextérité, empruntant à de nombreux courants littéraires en seulement quelques dizaines de pages. Nous retenons notre souffle en « décachetant » chaque lettre de l’organisation secrète, nous doutant bien que les propos seront encore plus péremptoires que dans la précédente. La tension est à son comble, les exécutions s’intensifient et les rebondissements s’accumulent. « Mais s’il luttait bec et ongles, Mr Hale ne pouvait laver ses mains de tout le sang qui les entachait. Même s’il n’était pas techniquement un meurtrier, même si aucun jury de pairs ne l’aurait jamais condamné, il n’en restait pas moins qu’il était responsable de chaque mort ».

Il est difficile de trancher sur le fait que ce texte est propagandiste ou non, s’il est un vrai texte prolétarien ou bien une vaste farce de science fiction. Puisque c’est London, on aurait tendance à ranger sa nouvelle du côté de la littérature prolétarienne, mais rien n’est moins sûr. On peut aussi le voir comme une critique du mouvement nihiliste alors en vogue en Russie, teinté de syndicalisme radical : « Nous sommes l’inévitable. Nous sommes l’apogée du mal social et industriel. Nous nous retournons contre la société qui nous a créés. Nous sommes les échecs réussis du siècle, les plaies d’une civilisation dégradée. Nous sommes les créatures d’une sélection sociale perverse. Nous opposons la force à la force. Seuls les forts survivront. Nous croyons en la survie des plus aptes. Vous avez écrasé vos esclaves du salaire dans la fange et vous vous êtes maintenus. Les capitaines de guerre, sous vos ordres, ont abattu comme des chiens vos employés dans des grèves sanglantes sans fin ». C’est donc clairement un texte pouvant se lire à divers niveaux, sur différentes échelles. D’autant qu’ici l’éditeur en pimente un peu plus la lecture.

En effet, la version ici proposée par les éditions Tendance Négative est une petite bombe. Explications : cet éditeur est connu pour reprendre un texte classique en augmentant la sensation de lecture par des trouvailles visuelles et esthétiques en rapport avec le texte. Ici par exemple, rien que le format du livre nous met sur la voie : petit carnet de croquis avec reliure en haut qui permet de lire en verticale, page paire en haut, de haut en bas donc, comme on peut lire un cahier intime par exemple. Et puis ces différentes polices de caractères imprimées en rouge sang sur un papier grisâtre. Manuscrite pour commencer, où un narrateur nous apprend le suicide de Atsheler. Puis la confession de ce dernier, en lettres typographiques. Récit lui-même interrompu par les missives des « Mains de Midas » (police de caractère différente, marges visibles et délimitées, logo en-tête).


Plus fort encore : les coupures de journaux commentant les premiers morts sont intégrées dans le texte, comme dans un vieux fanzine des années 80 et, comble de l’originalité, deux publicités sont incorporées et ne doivent rien au hasard. « The minions of Midas » est une nouvelle apparue pour la première fois dans un numéro du magazine  étatsunien Pearson’s en mai 1901. L’éditeur l’a retrouvé, et exhume une reproduction de deux des publicités présentent dans ce numéro. C’est ce qu’on appelle la passion et le souci du détail.


Un souci du détail résidant aussi dans la longue postface, passionnante et aussi longue que la nouvelle. Une ébauche du parcours de Jack London est mise à jour, avec cette information : l’auteur est né la même année que le Socialist Labor Party, historiquement premier parti socialiste étatsunien, en 1876, et Jack London en sera plus tard un militant. Le travail de traduction de Marine Boutroue ainsi que ses choix de mots retenus sont  consignés dans ce « carnet » se terminant par sa postface. D’ailleurs, dans le texte même, certains mots sont biffés, comme dans un brouillon, la traductrice cherchant à nous faire percevoir qu’un mot aurait pu être choisi mais qu’un autre parut alors plus judicieux. Hommage est rendu au formidable travail de graphisme de Clément Buée tandis que la préface est assurée par Romain Huret. Gros travail d’équipe en somme.


Puisqu’il faut bien pousser le vice jusqu’à son paroxysme, dans la nouvelle de Jack London, la police est impuissance à coincer les coupables, cette organisation prolétarienne. Aussi, Tendance Négative choisit de joindre ce texte à sa toute petite collection Que fait la police ?, dont le nom lui-même est un jeu de mots puisque la police évoquée est celle de caractères, les textes de l’éditeur jouant beaucoup avec cet outil. Et dont le slogan est tout trouvé : « Police partout, Arial nulle part ». Cette petite perle est sortie en 2024. Bref achetez ce petit bouquin, il en vaut vraiment la peine.

PS. : les quelques photos illustrant cette chronique sont extraites du catalogue des éditions Tendance Négative.

https://www.tendancenegative.org/

 (Warren Bismuth)



dimanche 20 novembre 2022

Fiodor SOLOGOUB « Un petit homme »

 


Parfois, rarement toutefois, la forme d’un livre épouse son fond à la perfection, avec une recherche de l’esthétique tendant à l’exercice de voltige. C’est précisément le cas ici avec cette nouvelle de Fiodor SOLOGOUB (1863-1927) où le format du livre rend un hommage visuel courageux et ambitieux.

Explication : cette nouvelle de quelques dizaines de pages met en scène un fonctionnaire russe sans envergure, Saranine, petit homme chétif et maigre, époux d’Aglaïa, grande femme forte voire grosse qui lui fait physiquement de l’ombre. Saranine le vit mal et rencontre un arménien dont le pouvoir est de posséder une potion ayant le don de faire rapetisser les êtres. Il va tester cette mixture sur Aglaïa.

Seulement voilà, au moment d’ingurgiter le liquide dilué dans un verre d’eau, Aglaïa échange les récipients et c’est Saranine qui vide le verre renfermant la potion. Il commence à rapetisser, toujours un peu plus…

Si SOLOGOUB propose ici une nouvelle fortement empreinte de fantastique, dans la droite lignée de certains formats équivalents de GOGOL (je pense au « Nez », au « Manteau », au « Portrait » notamment), c’est pourtant une allégorie, le texte étant une charge contre la cupidité de l’élévation sociale, l’antisémitisme (par le personnage de l’arménien), dénonce le carriérisme (SOLOGOUB avait une dent contre le fonctionnariat). C’est un rire nerveux qui se déclenche dans le lectorat devant certaines scènes burlesques ou grotesques, tellement il est évident que le fond du discours est virulent et dénonciateur, pointant du doigt une frange privilégiée et pourtant prétendument apathique de la société.


« Entre deux réverbères, il subissait une singulière transformation. Dans l’obscurité, il grandissait, et plus il s’éloignait de la lumière, plus sa silhouette devenait gigantesque. Parfois, Saranine avait l’impression que la pointe de son couvre-chef montait plus haut que les maisons, dans le ciel nébuleux. En se rapprochant de la clarté, il rétrécissait, jusqu’à retrouver ses dimensions d’origine et son allure de marchand oriental ». Satire sociétale poussée à son paroxysme, « Un petit homme » est de ces textes brefs qui apportent une force originale grandissant la diversité de la littérature. La traduction signée Christine ZEYTOUNIAN-BELOÜS est un exemple dans son genre.

Maintenant, place à l’objet. Première originalité : la pagination est à rebours, le texte commence à la page 53 pour se terminer dans une minuscule page 2. Car en même temps que Saranine rapetisse, les pages rétrécissent. Et dès qu’il s’agit d’orienter le cadre sur Saranine, la taille de caractères elle aussi s’étiole, devenant minuscule et à peine lisible, alors que celle-ci devient énorme lorsqu’elle évoque l’imposante Aglaïa ou la fait parler. Farce tragique, « Un petit homme » est, dans ce format, magnifié par l’inventive mise en page. Il apparaît que ce texte n’avait été qu’une fois disponible en France, dans le recueil de nouvelles « La lumière et les ombres » aux éditions Noir sur Blanc en 2002. Le voilà seul pour la première fois, grâce aux inventives éditions Tendance négative, et croyez-moi c’est un grand texte de littérature russe, il en a toute l’atmosphère requise.


La postface, dressant une palpitante mais courte biographie de SOLOGOUB, est quant à elle paginée en négatif (de – 1 à – 10). Elle nous apprend que cet auteur a connu un destin similaire à celui de grands noms de la littérature russe des XIXe et XXe siècles. De son vrai nom TETERNIKOV, Fiodor SOLOGOUB devient célèbre en Russie grâce à des récits pessimistes mettant en scène de petits fonctionnaires inutiles dont l’ambition est impulsée par le pouvoir de Nicolas II. Soutenant la révolution russe de 1905, il devient pourtant rapidement un farouche adversaire de celle de 1917. Censuré, empêché d’écrire à sa guise, il demande en 1919, en compagnie de sa femme, l’exil au gouvernement. Sans nouvelle pendant deux ans, il reçoit cependant une réponse positive. Sa femme se suicide… deux jours avant leur départ effectif. Fou de douleur, SOLOGOUB reste en Russie qui devient l’U.R.S.S. Méprisé, oublié, il s’y éteint en 1927. Son œuvre la plus célèbre reste le roman « Un démon de petit envergure » (également connu sous le titre « Le démon mesquin ») qu’il mit dix ans à écrire, entre 1892 et 1902.

Cette éblouissante version de « Un petit homme » est due aux éditions Tendance Négative qui poussent toujours plus loin l’originalité et font que l’on ne lit pas leurs publications de la même façon que toute autre. Elles restituent de manière à la fois ludique et troublante un texte ici oublié. Grand tour de force pour un objet resplendissant que l’on peut offrir tout en se faisant plaisir pour la beauté de la chose. Bravo et merci !

https://www.tendancenegative.org/

(Warren Bismuth)

dimanche 7 mars 2021

Guy de MAUPASSANT « Le horla »

 


S’il est inutile de revenir sur cette longue nouvelle où un homme entre peu à peu dans la démence au quotidien, nouvelle très connue et par ailleurs extrêmement bien construite dans une ambiance gothique et terrifiante à la manière d’Edgar Allan POE, il est en revanche intéressant de s’arrêter quelque peu sur cette curieuse édition de Tendance Négative parue en 2019.

Il existe deux textes originaux du « Horla », c’est le second, celui de 1887, qui a été ici retenu. « Le horla » est habité d’une atmosphère de folie, embrouillée, embrumée, qui va crescendo. Les éditions Tendance Négative désirait mettre en valeur cette montée en puissance vers la perte de repères et de cohérence. Et force est de reconnaître que l’objet proposé est à la hauteur.

Cette édition est basée sur les sensations visuelles : une page imprimée, certes, mais précédée à chaque fois de deux feuilles de calques, ce qui donne une page de texte d’aspect classique mais imprimée sur trois pages. Le début de la nouvelle étant sans aspérités, les calques sont sobres : découpages plus ou moins en paragraphes, de manière équilibrée. Pour la lecture, ce choix s’avère déconcertant : il faut attendre d’avoir lu toute la page, c’est-à-dire les deux claques plus la page papier imprimée, pour tourner ensuite trois pages d’un coup.

La présentation du livre l’annonce bien : « Utiliser des claques pour matérialiser cet être transparent et son influence nous est apparu comme une évidence. Cette matière brouille la lecture comme le Horla brouille la vision du narrateur. Les paragraphes, les phrases et les mots s’éparpillent au rythme des angoisses du personnage. Les calques, qui fonctionnent ici par paires, permettent aussi de renforcer l’hypothèse de son probable dédoublement de personnalité ».

 


Ce qui est imprimé sur la page papier étant précédé de deux calques, la lecture de cette troisième feuille est moins aisée, plus floue, ceci revêt une certaine importance lorsque le récit se faisant plus angoissant, l’impression des mots se fait plus « explosée », ne suit plus de logique, présente une certaine confusion, comme dans le cerveau malade du personnage central du « Horla ». La lecture devient hachée, déconstruite, des gouttes de sueur semblent se former sur nos fronts, la vue semble se brouiller, les images s’obscurcir. La tête finit par tourner, et l’on se sent au cœur même de cette nouvelle teintée de fantastique et d’épouvante.

Tendance Négative est une minuscule maison d’édition : cinq titres classiques visuellement revisités à leur catalogue à ce jour. Cette édition moderne permet d’appréhender « Le horla » d’un œil nouveau et d’éveiller des sens parfois en veille lors d’une lecture. Pour redécouvrir ce texte incontournable, rien de tel qu’une parution qui le met en valeur. Et c’est une très originale idée de cadeau, dont je fus par ailleurs l’heureux bénéficiaire.

https://www.tendancenegative.org/

(Warren Bismuth)