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dimanche 27 octobre 2024

Jack LONDON « Les mains de Midas »

 


Pour le mois en cours du défi « Les classiques c’est fantastique », nos blogueuses préférées de Au milieu des livres et Mes pages versicolores nous ont concoctés une apaisante entrée dans l’automne avec ce thème réchauffant : Chair de poule. Après moult tergiversations, c’est le hasard qui a guidé le choix de DLR, avec cette étrange nouveauté, cette énième réédition pour mieux dire, de la nouvelle « Les mains de Midas » de Jack London.

Cette nouvelle fut déjà éditée en France un certain nombre de fois, souvent avec des titres différents, qui ont d’ailleurs plus ou moins à voir avec le titre original : « The minions of Midas ». Quelques exemples : « Les favoris de Midas », « Les morts concentriques », « Coup pour coup » ou encore « Les suppôts de Midas ». Jusqu’à ce « Les mains de Midas » qui vient de paraître aux éditions Tendance Négative. Avec cet éditeur, on sait d’avance que l’on va plonger dans une lecture déroutante et originale à partir d’un vieux texte classique pourtant déjà maintes fois revisité, expérimenter une lecture immersive au cœur du texte par la forme même du livre.

Un magnat du tramway, le milliardaire Eben Hale est un jour d’août 1899 victime d’un chantage fort curieux : une société secrète de prolétaires intellectuels, « Les mains de Midas », lui réclame une ahurissante rançon de 20 millions de dollars afin qu’il partage ses biens avec le prolétariat. Sans ça, l’organisation abattra un être innocent chaque semaine. Eben Hale ne prend pas la menace au sérieux. Cependant des assassinats se succèdent dans la ville et finissent même par s’étendre à tout le pays, allant finalement jusqu’à toucher des proches du baron de la finance qui a pourtant tout mis en œuvre pour débusquer les coupables.

« Les mieux armés pour survivre sont ceux qui détiennent le pouvoir intellectuel et commercial ». Un bras de fer s’amorce ente Hale et les mains de Midas, une guerre des nerfs orchestrée par les lettres de l’organisation qui fait part dans ses missives du prochain assassinat, en fait déjà en cours à chaque fois. Le bras droit de Hale, Wade Atsheler, raconte chaque épisode en direct tandis que le lectorat sent couler la sueur sur son front tellement l’ambiance est angoissante et tendue. Atsheler se suicide après son témoignage, la nouvelle commence d’ailleurs par cette mort.

« Les mains de Midas » est peut-être un texte à part dans l’œuvre multiforme de Jack London. Dans une atmosphère gothique, entre polar et science fiction avec un air de Jack l’éventreur, l’auteur évolue avec une grande dextérité, empruntant à de nombreux courants littéraires en seulement quelques dizaines de pages. Nous retenons notre souffle en « décachetant » chaque lettre de l’organisation secrète, nous doutant bien que les propos seront encore plus péremptoires que dans la précédente. La tension est à son comble, les exécutions s’intensifient et les rebondissements s’accumulent. « Mais s’il luttait bec et ongles, Mr Hale ne pouvait laver ses mains de tout le sang qui les entachait. Même s’il n’était pas techniquement un meurtrier, même si aucun jury de pairs ne l’aurait jamais condamné, il n’en restait pas moins qu’il était responsable de chaque mort ».

Il est difficile de trancher sur le fait que ce texte est propagandiste ou non, s’il est un vrai texte prolétarien ou bien une vaste farce de science fiction. Puisque c’est London, on aurait tendance à ranger sa nouvelle du côté de la littérature prolétarienne, mais rien n’est moins sûr. On peut aussi le voir comme une critique du mouvement nihiliste alors en vogue en Russie, teinté de syndicalisme radical : « Nous sommes l’inévitable. Nous sommes l’apogée du mal social et industriel. Nous nous retournons contre la société qui nous a créés. Nous sommes les échecs réussis du siècle, les plaies d’une civilisation dégradée. Nous sommes les créatures d’une sélection sociale perverse. Nous opposons la force à la force. Seuls les forts survivront. Nous croyons en la survie des plus aptes. Vous avez écrasé vos esclaves du salaire dans la fange et vous vous êtes maintenus. Les capitaines de guerre, sous vos ordres, ont abattu comme des chiens vos employés dans des grèves sanglantes sans fin ». C’est donc clairement un texte pouvant se lire à divers niveaux, sur différentes échelles. D’autant qu’ici l’éditeur en pimente un peu plus la lecture.

En effet, la version ici proposée par les éditions Tendance Négative est une petite bombe. Explications : cet éditeur est connu pour reprendre un texte classique en augmentant la sensation de lecture par des trouvailles visuelles et esthétiques en rapport avec le texte. Ici par exemple, rien que le format du livre nous met sur la voie : petit carnet de croquis avec reliure en haut qui permet de lire en verticale, page paire en haut, de haut en bas donc, comme on peut lire un cahier intime par exemple. Et puis ces différentes polices de caractères imprimées en rouge sang sur un papier grisâtre. Manuscrite pour commencer, où un narrateur nous apprend le suicide de Atsheler. Puis la confession de ce dernier, en lettres typographiques. Récit lui-même interrompu par les missives des « Mains de Midas » (police de caractère différente, marges visibles et délimitées, logo en-tête).


Plus fort encore : les coupures de journaux commentant les premiers morts sont intégrées dans le texte, comme dans un vieux fanzine des années 80 et, comble de l’originalité, deux publicités sont incorporées et ne doivent rien au hasard. « The minions of Midas » est une nouvelle apparue pour la première fois dans un numéro du magazine  étatsunien Pearson’s en mai 1901. L’éditeur l’a retrouvé, et exhume une reproduction de deux des publicités présentent dans ce numéro. C’est ce qu’on appelle la passion et le souci du détail.


Un souci du détail résidant aussi dans la longue postface, passionnante et aussi longue que la nouvelle. Une ébauche du parcours de Jack London est mise à jour, avec cette information : l’auteur est né la même année que le Socialist Labor Party, historiquement premier parti socialiste étatsunien, en 1876, et Jack London en sera plus tard un militant. Le travail de traduction de Marine Boutroue ainsi que ses choix de mots retenus sont  consignés dans ce « carnet » se terminant par sa postface. D’ailleurs, dans le texte même, certains mots sont biffés, comme dans un brouillon, la traductrice cherchant à nous faire percevoir qu’un mot aurait pu être choisi mais qu’un autre parut alors plus judicieux. Hommage est rendu au formidable travail de graphisme de Clément Buée tandis que la préface est assurée par Romain Huret. Gros travail d’équipe en somme.


Puisqu’il faut bien pousser le vice jusqu’à son paroxysme, dans la nouvelle de Jack London, la police est impuissance à coincer les coupables, cette organisation prolétarienne. Aussi, Tendance Négative choisit de joindre ce texte à sa toute petite collection Que fait la police ?, dont le nom lui-même est un jeu de mots puisque la police évoquée est celle de caractères, les textes de l’éditeur jouant beaucoup avec cet outil. Et dont le slogan est tout trouvé : « Police partout, Arial nulle part ». Cette petite perle est sortie en 2024. Bref achetez ce petit bouquin, il en vaut vraiment la peine.

PS. : les quelques photos illustrant cette chronique sont extraites du catalogue des éditions Tendance Négative.

https://www.tendancenegative.org/

 (Warren Bismuth)



2 commentaires:

  1. Quel tour de force éditorial ! Le concept m'intrigue particulièrement et je pense que lire London est toujours une très bonne idée ! Merci pour cette chronique passionnante et pour ta participation !

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  2. Virginie Vertigo28 octobre 2024 à 03:37

    Je ne connaissais pas du tout cette nouvelle de London. Le changement de titre n'a pas dû aider à le populariser d'autant plus que cette nouvelle est à part de la production habituelle de London (même si on retrouve le thème prolétaire).
    Merci pour la découverte. La nouvelle édition donne envie d'acheter le livre.

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