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dimanche 29 novembre 2020

Jacques JOSSE « Vision claire d’un semblant d’absence au monde »

 


En 2003 paraissait aux éditions Apogée un recueil de poèmes de Jacques JOSSE, réédition d’un livre de 1998 (aux éditions Paroles d’aube) mais augmenté de quelques textes. Le patchwork continue à s’accroître avec cette nouvelle édition chez Le Réalgar, encore complétée de deux petits recueils : « Au célibataire, retour des champs » (originellement paru en 2015 aux éditions Le Phare du Cousseix) et « Des solitudes » (en 2000 aux Cahiers Blanc Silex).

Jacques JOSSE est ce magicien des mots et des images. Son univers est à la fois restreint et immense : instantanés sur de petites gens, bretons notamment, mais nous pourrions les croiser au détour d’un bistrot un peu partout sur terre, ces invisibles qui pourtant font le Monde.

À partir de faits divers souvent tragiques (assassinats, suicides, accidents), Jacques JOSSE reconstitue par sa poésie méticuleuse une société défigurée, des destins amputés. Ce conteur de solitudes observe dans la brume, sous le crachin ses égaux, et partant du pire, il en restitue le meilleur, ou le plus vrai.

« ici / quand / un homme / se mouche / dans un verre de bière / on entend rouler / des paquets de mer / sous sa langue / il évite le regard / de celui qui sait / tout sur sa croix / derrière le zinc ».

La nature est représentée, sans jouer un rôle actif, mais elle est là, dans sa superbe, servant de décor, plantée comme le sont tous ces arbres dans les campagnes bretonnes. Elle est témoin des drames, des regards, des remords, sur fond d’alcool, de tabac, d’abus en tous genres. Les images sont toujours saisissantes : « Le fossoyeur officie. Pas à la petite cuiller mais à l’aide d’une pelle il décolle la langue chargée des morts ».

La langue de JOSSE est sonore, à la fois radieuse et inquiétante. Elle transporte, embarque, parfois jusqu’à un port mais jamais sur un bateau. Ici elle percute par de brefs textes, la plupart en vers, très peu en prose, mais tous, en très peu de mots, nous mettent dans l’ambiance, nous permettent de nous imprégner du climat. Écriture épurée ou plus un cheveu ne dépasse, elle est d’une rare concision, elle bouleverse.

« J’ouvre le livre, / un peu comme / on ouvre une fenêtre / pour découvrir, dès l’aube, / un fragment du paysage. / Alors je bénis le jour. / Personne ne me voit. Je parle. / Je donne du pain aux morts. / Et je jette les dernières étoiles / au fond du puits ».

Un court détour par le Cambodge, puis retour en Bretagne où des gueules cassées taiseuses semblent échappées d’un Musée de la Trogne local.

L’œuvre de Jacques JOSSE est un Grand Livre des Morts, une Anthologie des Trépassés. Elle est à lire lentement, en arrêtant notre regard pour mieux fermer les yeux et imaginer. Il est un ténor de notre littérature contemporaine. Dans ce recueil, l’évolution de son travail d’écriture au fil des ans est très visible. De vers tout d’abord choisis finit par s’évader une prose libre, de plus en plus présente dans son oeuvre à partir de l’année 2000 environ.

Cette petite perle est à commander d’urgence aux éditions Le Réalgar (collection L’Orpiment), où l’auteur a par ailleurs déjà publié plusieurs livres, qui sont eux aussi à découvrir et à faire circuler.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

vendredi 27 novembre 2020

Henrik REHR & Chantal VAN DEN HEUVEL « Léon & Sofia Tolstoï »

 


Pour cette ambitieuse biographie du grand Léon TOLSTOÏ (1828-1910), les auteurs se sont centrés sur la relation à géométrie variable entre l’écrivain et sa femme Sofia. Car c’est aussi à travers Sofia que TOLTOÏ put devenir ce monstre sacré. C’est notamment elle qui relut, corrigea et recopia les grands romans de TOLSTOÏ.

BD éblouissante revenant sur la jeunesse tumultueuse et arrogante de l’écrivain, les femmes, les fêtes, l’alcool dans le monde aristocratique russe. Il devient propriétaire terrien et n’est guère tendre avec ses serfs. La relation avec Sofia devient sérieuse, mais c’est pourtant sa sœur que le comte visait.

Sur proposition de son frère, TOLSTOÏ va participer à la guerre dans le Caucase puis en Crimée. Parallèlement il écrit ses souvenirs de jeunesse. Il revient de la guerre métamorphosé, se lie d’amitié avec TOURGUENIEV bien que leur relation soit volcanique. TOLSTOÏ s’intéresse à la doctrine anarchiste de PROUDHON tout en se retirant dans sa résidence bourgeoise de Iasnaïa Poliana. C’est là que ses relations avec Sofia se compliquent.

TOLSTOÏ fut un homme de l’excès, y compris dans son amour pour Sofia. Excessif également dans sa croyance chrétienne lorsqu’il a une cinquantaine d’années, foi d’où il finira par tirer une « nouvelle religion » : le tolstoïsme. Il se met à rédiger ceux qui deviendront ses futurs chefs d’œuvre. C’est Sofia qui porte son travail, par ses appréciations, ses corrections, ses encouragements.

Cependant TOLSTOÏ se détache de plus en plus de sa femme. Il souhaite libérer le peuple, le pousser coûte que coûte vers l’indépendance et l’émancipation, qui passent par la foi, encore et toujours. À sa demande, son œuvre tombe dans le domaine public, Sofia est furieuse, d’autant qu’ils ont 13 enfants à nourrir. Sofia qui elle-même commence à regarder ailleurs, jusqu’à sa rencontre avec un pianiste, alors que son Léon de mari s’entiche d’un certain TCHERTKHOV, qui deviendra son maître à penser et aura une forte emprise sur TOLSTOÏ.

Dans cette BD lumineuse, tous les grands traits de la vie de TOLSTOÏ sont abordés, mais ceux de Sofia également : son incompréhension aux décisions de son mari, son abnégation devant leurs enfants, mais aussi son âme de femme qui se révolte devant le caractère parfois misogyne de l’écrivain, un TOLSTOÏ par ailleurs fort jaloux qui écrit « La sonate à Kreutzer » en référence à un professeur de piano de sa femme, professeur que TOLSTOÏ imagine dans un bien autre rôle.

C’est cette « Sonate à Kreutzer » qui met le feu aux poudres dans le couple. Sofia prend les armes de son mari et lui répond par un livre. Ce sera « À qui la faute ? » (j’y reviendrai très prochainement). Dès lors, la guerre est déclarée. Les auteurs de cette BD n’oublient pas la fin pathétique, à la fois du couple et bien sûr la mort de TOLSTOÏ, s’éteignant en 1910 dans une gare perdue, à 82 ans, alors qu’il fuit définitivement sa femme.

La vie de TOLSTOÏ fut un ensemble de rebondissements, de nouvelles pensées, de chefs d’œuvre littéraires. Mais il ne faut jamais oublier l’intime. Le moins que l’on puisse dire, c’est que celui du grand écrivain fut d’une rare complexité. Cette BD donne fort justement la parole à Sofia, cette sorte d’oubliée, de sacrifiée de l’histoire, une femme en retrait qui pourtant finit par s’affirmer. Sa figure rythme la présente biographie.

Dans une mise en page classique et sobre, les dessins font l’effet d’une gifle. Une couleur principale de fond qui change selon la période évoquée, mais surtout une succession de vignettes détaillées qui retranscrivent judicieusement l’ambiance de la Russie profonde de la fin du XIXe siècle. Les personnages sont expressifs et le rythme général assez rapide. Une BD qui, pas si curieusement que cela, donne envie de se repencher sur l’œuvre de TOLSTOÏ, mais aussi sur ce « À qui la faute ? » intrigant, écrit de la main de Sofia. C’est sorti en 2020 chez Futuropolis, pensez à vos cadeaux de Noël (pub gratuite)…

http://www.futuropolis.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 25 novembre 2020

Kaouther ADIMI « Les petits de Décembre »

 


Dans le quartier Dely Brahim de l’ouest d’Alger de nos jours se trouve un terrain d’un hectare et demi servant d’aire de jeu à de jeunes désargentés. Des enfants d’une dizaine d’années y jouent au foot avec pas grand-chose, pour se rassembler, discuter, faire du sport ensemble. Seulement le terrain appartient au ministère de la défense algérienne et les militaires veulent le récupérer pour y construire des résidences. En effet, le quartier a été créé en 1987 par ce même ministère qui avait alors distribué des lots aux militaires.

Mohamed et Cherif sont deux anciens militaires aujourd’hui engagés en politique du côté de l’opposition, bien que Cherif soit un militant plus réticent car il occupe un poste en communication. Mais l’une des figures de ce quartier de la cité du 11-Décembre 1960 de Dely Brahim se prénomme Adila, elle a combattu pour l’indépendance pendant la guerre de libération. Femme engagée et dissidente, elle paraît influente et crainte.

Un bras de fer s’annonce entre les gamins de la cité et les militaires qui veulent récupérer le terrain, le tout sur fond de corruption dirigée par les responsables locaux, chefs des magouilles et distributeurs des rôles à jouer dans cette affaire. La révolte du quartier semble imminente : « A-t-on jamais vu en Algérie des généraux se montrer bienveillants à l’égard  d’une révolte ? ».

Cette révolte gronde, elle est celle de la jeunesse algérienne contre un pouvoir miné par les pots-de-vin. Quelques drames ne vont pas tarder à se jouer avec des scènes que l’on croirait issues du passé : « Tiens, mouche-toi dans cette feuille de papier, il n’y a rien d’autre. C’est bon, tu t’es calmé ? On peut reprendre ? Allez, raconte, qui vous a prévenus tes copains et toi que les généraux étaient là ? Vous étiez dans le coin ? ».

Tout est permis dans un pays en déliquescence, et le pouvoir joue avec les moyens techniques mis à sa disposition : « On va faire comme d’habitude : création de milliers de faux comptes pour attaquer ceux qui diffusent, faire croire que c’est une fausse vidéo ». Tous les coups sont permis. Mais contre toute attente, ce sont les militaires qui finissent pas reculer…

Ces gamins du quartier représentent l’avenir de l’Algérie, les militaires le présent et la grand-mère Adila le passé. Cette dernière tient un carnet de souvenirs, historiques et politiques, du premier village algérien colonisé par les français en 1832 jusqu’à l’indépendance et même au-delà, des petites touches peintes pour comprendre l’histoire de l’Algérie. Ce carnet est sans doute le point culminant, les moments les plus poignants de ce roman par ailleurs fort et très bien mené. Les personnages sont bien campés, l’écriture alerte, et l’aspect historique très présent et raconté de manière concernée.

Kaouther ADIMI est une jeune romancière algérienne qui n’en est pourtant pas à son coup d’essai. Son univers est certes politique, mais aussi intimiste, proche du peuple. ADIMI s’engage dans ce livre de 2019 contre la corruption du pouvoir algérien, de la première à la dernière phrase qui d’ailleurs résonne comme un avertissement : « Nos pieds sont enfoncés dans la boue. Nous ne bougerons pas ».

(Warren Bismuth)

dimanche 22 novembre 2020

Raymond PENBLANC « Une ronde de nuit »

 


C’est en traversant une ville qu’il a bien connue 25 ans plus tôt que le narrateur de ce nouveau roman de Raymond PENBLANC se voit revenir en pensée dans son adolescence. Tout d’abord il se perd dans la ville métamorphosée, puis fait connaissance avec un homme de 20 ans son benjamin dans un restaurant où il a échoué : Simon, cet inconnu qui semble être le double physique du narrateur et qui ne tardera pas à se comporter agressivement.

Simon entreprend une conversation avec le narrateur, celle-ci d’ailleurs surtout monologuée, qui fait rejaillir des situations anciennes à un interlocuteur propulsé à la période de sa jeunesse chaotique, violente, faite de sexe peu glamour, de bastons, d’alcool, d’intimidations et règlements de comptes. Et puis la figure de son ami Berg surgit, un camarade mort à l’âge de 20 ans.

Le narrateur arpente la ville comme il l’a arpentée jadis, et les images remontent encore dans un dédale structurel et de lieu : son statut d’enfant de choeur, le lycée, les bringues, les femmes, les errances, les embrouilles, etc. Chaque recoin de la ville semble être hanté par un épisode de jeunesse. Puis dans le présent, apparition d’une organiste qui va jouer un rôle essentiel.

Cette ronde de nuit pourrait être lue comme un condensé de la carrière littéraire de Raymond PENBLANC, tant les thèmes qui lui sont chers prennent encore ici une place de choix : description d’une ville et de ses merveilles architecturales, notamment religieuses, rôle de la peinture artistique (lire « L’âge de pierre »), errances, souvenirs de jeunesse (voir notamment « Phénix ») et de la musique classique, violence, érotisme, désir de renaissance, rôle de l’art, évolution urbaine (« L’âge de pierre »). Sans oublier une forte âpreté générale : « Il ne veut pas emprunter le chemin de plus en plus étroit et escarpé de la vie. Il ne veut pas d’une épouse, d’une maison, d’un métier. Il ne veut pas d’une canne, d’une barbe blanche, d’un grabat puant, il ne veut pas de ces mots qu’on s’arrache, de ces syllabes qui se télescopent et s’engluent sous la langue, de ce goût du sang dans la bouche, de cette urine le long des cuisses, de ces diarrhées qu’un sphincter mou ne retient plus ».

Mais dans ce roman, l’auteur semble avoir repris également d’anciennes scènes, ici remises au goût du jour : les graffitis éphémères de palissades (« L’âge de pierre »), la femme organiste qui pourrait bien tout faire basculer (« Miroir des aigles »), la figure de RIMBAUD aperçue lors d’une promenade (« L’égyptienne »), jusqu’à la ville arpentée qui pourrait bien être Aix-en-Provence (« Miroir des aigles » également). L’humour est présent, à petites doses injectées au détour d’une phrase.

Les scènes pouvant être pourtant considérées comme futiles sont très réussies : « Il devait être sept heures. Sept heures du soir sur une plage en fin d’été, et à cette heure ne venaient se baigner que ceux qui avaient choisi de se soustraire à l’humanité moutonnière, sinon à l’humanité tout court. Comme souvent à cette époque, le garçon était seul ; c’est donc en solitaire qu’il avait passé l’après-midi à écumer les rochers découverts par la marée basse. Sa pêche ne comptant qu’une douzaine de crabes verts, il les avait rejetés à la mer l’un après l’autre, testant au passage la qualité de leurs réflexes et la robustesse de leurs pinces, ne gardant qu’une poignée de petites galets blancs très lisses pour la décoration de son aquarium ».

Les (très) longues phrases se succèdent dans une écriture classique, poétique comme rugueuse, mais toujours précise, les monologues de Simon imbriqués dans la narration par des italiques, le style possédant sa propre identité très marquée, les indices distillés également. Le roman vient de sortir aux éditions Le Réalgar, maison à soutenir en ces temps de disette généralisée.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

vendredi 20 novembre 2020

MERALLI & DELOUPY « Algériennes 1954-1962 »

 


Au menu du jour une BD historique retraçant le combat des femmes algériennes indépendantistes durant la guerre d’Algérie. Le personnage fil rouge de ce récit est une jeune femme dont le père a participé en tant qu’appelé sur le front.

 

La trame est classique : cette jeune femme va être amenée à s’intéresser à cette guerre par le biais de sa propre mère qui lui donne l’adresse de l’une de ses amies ayant combattu sur place, de l’autre côté de la Méditerranée. D’après ce témoignage crucial, elle décide de se rendre à Alger afin d’obtenir des renseignements complémentaires. C’est au mémorial du martyr que ses yeux croisent une photo représentant trois combattantes algériennes, les Moudjahidates. Troublée, elle va mener une enquête afin de retrouver les trois femmes de la photographie.

 

Les vieilles militantes vont parler. De la scolarité en Algérie avant le déclenchement des hostilités en 1954, où les autochtones sont maltraités, l’impossibilité de revendiquer son appartenance à l’Algérie, les inégalités criantes, l’implantation très solide du colon comme être supérieur, les premiers attentats, la peur qui monte, et puis l’inéluctable.

 

L’implantation du F.L.N. est bien réelle dans les rues algériennes, l’animosité avec les colons devient générale. Guerre, tortures, emprisonnements sommaires, formations de collectifs clandestins d’indépendance, avant la folie collective de l’année 1961.

 

Les témoignages de femmes recueillis des décennies plus tard n’ont rien perdu de leur hargne de jadis, rien n’est oublié, et tout est loin d’être pardonné. Les parcours de ces femmes furent variés après la déclaration d’indépendance, il n’en est pas moins vrai qu’elles combattirent au sein d’un mouvement qui fut en quelque sorte leur famille politique.

 

Les couleurs des vignettes sont très sobres, fond grisâtre et appuis sur des tons ocres, rougeâtres ou bleuâtres. Superbes dessins de DELOUPY, à la fois dépouillés et concis, retenus en couleurs. L’aspect historique du scénario de MERALLI est, derrière les balises datées concernant la guerre d’Algérie, assez original, puisqu’il y est question des femmes combattantes aux côtes des indépendantistes, thème rarement traité par les arts. Ne pas oublier qu’à l’instar de leurs camarades hommes, elles furent torturées, emprisonnées, abattues, mais aussi violées, dégradées et humiliées.

 

BD au sujet fort, elle est parue en 2018, et elle vaut bien que l’on y jette un œil plus qu’attentif.

 (Warren Bismuth)

mercredi 18 novembre 2020

Olga TOKARCZUK « Histoires bizarroïdes »

 


Ce recueil du prix Nobel de littérature 2018 renferme 11 nouvelles, pas toutes inédites, puisque sur le blog avait déjà été présenté « Les enfants verts », nouvelle parue à l’origine chez La Contre Allée en 2018, et présente ici de manière légèrement remodelée.

Olga TOKARCZUK semble s’amuser à brouiller les pistes tout au long de ces récits, tour à tour mystérieux voire gothiques, puis dystopiques, futuristes, s’appuyant sur une science à venir poussée et basés sur des recherches en cours. Seule la nouvelle « Les enfants verts » se déroule dans un lointain passé, en l’occurrence le moyen-âge.

La plupart de ces textes sont brefs, parfois quelques pages seulement, seules les deux dernières nouvelles sont construites comme de petits romans. Toutes sont destinées à faire peur, mais pas gratuitement, puisque l’âme humaine y est scrutée avec force détails, elles forcent la réflexion, dans une écriture ronde et ciselée. Une ambiance très XIXe siècle peut se dégager d’un récit, puis tout à coup climat d’anticipation avec des humanoïdes pouvant s’avérer effrayants.

Le talent réside bien dans la variété des récits. La quatrième de couverture intrigue en annonçant un monde entre Edgar Allan POE et la série « Black Mirror », ceci semble pour le moins saugrenu, et pourtant ces références sont diablement pertinentes. Il est en effet impossible de ne pas songer à l’une ou l’autre au cours de la lecture. En effet, ces nouvelles forment un tout, que l’on pourrait désigner comme l’évolution humaine au fil des derniers siècles, et ce jusque dans un futur plus ou moins proche.

Derrière cette atmosphère mystérieuse, inquiétante voire angoissante ressortent quelques facéties, des drôleries qui ne sont pas des blagues de potache mais s’intègrent harmonieusement, formant un tout très homogène. À noter cette splendide couverture qui donne le ton.

Les nouvelles futuristes sont teintées de science-fiction, appuyées par les technologies actuelles et les possibilités de leur avancée prochaine, y compris concernant les pertes de liberté individuelle. C’est sorti dernièrement aux éditions Noir sur blanc, qui ont fait paraître par ailleurs d’autres livres d’Olga TOKARCZUK. Traduction du polonais par Maryla LAURENT.

« Le monde sauvage. Sans êtres humains. Nous ne pouvons pas le voir car nous sommes des humains. Nous avons choisi de nous en distancier et, désormais, pour y revenir, nous devons changer. On ne peut pas voir ce dont on est exclu. Nous sommes prisonniers de nous-mêmes. C’est un paradoxe. Une perspective de recherche intéressante, mais également une erreur fatale de l’évolution : l’homme ne voit jamais que lui-même ».

http://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 15 novembre 2020

Jacques BAUJARD « Panaït Istrati, l’amitié vagabonde »

 


Une biographie de Panaït ISTRATI ne se prend pas à la légère. Surtout lorsque celle-ci, sortie en 2015 aux éditions Transboréal, est palpitante de bout en bout. La vie se présente mal pour le futur grand écrivain roumain né Gherasim ISTRATI en 1884, dont le père contrebandier décède alors qu’il n’a que neuf mois. Jeunesse marquée par la violence et ses premiers émois avec l’esprit révolutionnaire. Son « baptême » sera une manifestation en janvier 1905 en soutien aux travailleurs russes.

ISTRATI vagabonde entre 1907 et 1913 en Orient. Puis il écrit des articles militants et devient secrétaire du syndicat des ouvriers du port de Braïla, une petite ville qui va beaucoup compter dans son oeuvre future.

Panaït se marie une première fois en 1915, mais seulement 10 mois plus tard il s’enfuit du domicile conjugal et de Roumanie, où il ne reviendra qu’en 1925. Dès 1916 il apprend le français. Pacifiste convaincu, il s’installe tout d’abord en Suisse, pays neutre durant la première guerre mondiale, il y est travailleur itinérant. Il en repart en 1920, tuberculeux. Entre temps, il avait fait publier son premier article en français à propos de Tolstoï et du bolchevisme. À la même période sa chère mère décède.

Le tournant de sa vie se situe en 1921. Désespéré, il tente de se suicider en se tranchant la gorge avec une lame de rasoir. Cependant, il survit, mais lorsqu’il était entre la vie et la mort, une lettre trouvée sur lui et adressée à l’écrivain Romain ROLLAND, alors adulé, est transmise à son destinataire. ROLLAND entre alors en contact avec le jeune Panaït, une amitié de plusieurs années vient de naître. Mais pas seulement.

ROLLAND, confiant en le talent du roumain, lui conseille d’écrire. « Cette œuvre s’imposera par la violence du cœur ». Des livres, des romans, dans lesquels il déploierait avec sa verve un univers brossant un portrait de son parcours et de ce qui l’entoure. Ce qu’il fait. Lui et ROLLAND se rencontrent pour la première fois en 1922.

ISTRATI n’écrira plus qu’en français. C’est en 1923 que paraît son premier roman, « Kyra kyralina », très bien reçu par la critique. ISTRATI se remarie en 1924, mais là encore c’est un cuisant échec. L’écrivain vagabond vit enfin en partie de sa plume. Celui qui a jusqu’alors exercé tant de métiers, dont celui notamment de peintre en bâtiment, semble enfin avoir trouvé sa voie. Il rencontre Joseph KESSEL qui deviendra son ami.

Nouveau tournant : en 1927, ISTRATI est invité à Moscou pour célébrer le dixième anniversaire de la révolution d’octobre. Enthousiaste et plutôt admiratif du régime en place en Russie, il s’y rend. L’année suivante, il part en voyage en Russie pour 16 mois. Là-bas il déchante rapidement en observant la réalité du bolchevisme. Rencontre avec l’auteur grec Nikos KAZANTZAKI qui l’impressionne grandement (il lui rappelle son ami Mikhaïl qu’il immortalisa dans plusieurs de ses romans) et deviendra un proche. C’est en 1929 qu’il publie « vers l’autre flamme », violent pamphlet contre le pouvoir soviétique. C’est alors que non seulement il est lâché par ses amis – dont Romain ROLLAND – mais doit affronter des attaques incessantes des camarades communistes, notamment les agressions écrites à répétition de l’écrivain Henri BARBUSSE. Le but est de faire taire ISTRATI. Mieux : faire en sorte qu’il n’a jamais existé en tant qu’écrivain. Le verdict est sévère : tout le milieu littéraire l’abandonne.

ISTRATI est alors isolé. Il ne peut plus voyager, se fait refouler de nombreux pays pour lesquels il représente désormais un danger. Il se commettra même dans un journal tendancieux, mais en tant qu’homme libre n’ayant de compte à rendre à personne.

« N’adhérer à rien, c’est ne pas mettre un seul genou à terre. N’adhérer à rien, c’est laisser au loin les fausses consolations du monde. N’adhérer à rien, c’est prendre son courage à deux mains et faire un pas de côté. La vie, avant tout ».

Troisième et dernier mariage en 1932 avant un retour définitif en Roumaine en 1934 pour y mourir. Ironie de l’histoire : en revenant chez lui à Braïla, il constate que sa maison a été transformée… en musée Panaït ISTRATI ! En effet, tout le monde le croyait mort. Il préfère en rire et chercher une autre demeure à Bucarest. Il semble d’ailleurs que le musée soit toujours en activité de nos jours.

ISTRATI s’éteint le 16 avril 1935, oublié et malheureux. Victime d’une véritable entreprise de démolition, c’est au moment où il sera célèbre qu’il lui deviendra horriblement difficile de s’exprimer par sa plume.

Heureusement, des décennies après sa disparition, des voix s’élèveront pour rendre justice et réhabiliter ISTRATI. Il peut être vu aujourd’hui comme l’écrivain vagabond et rebelle par excellence, anarchiste sans doctrine, libre-penseur et réel conteur d’exception. Auteur d’une quinzaine de courts romans, son univers d’errances libertaires teintées d’atmosphère de contes persans le rend unique et reconnaissable. Merci à Jacques BAUJARD, de la librairie parisienne Quilombo, de nous avoir fait partager ce voyage avec l’un des plus grands.

À 20 ans, Panaït ISTRATI écrivait : « Dans ce mouvement, j’ai toujours été un dilettante chaud, parfois impétueux. Pour moi, toute la vie se résume dans le mot sentiment. Aussi ne me suis-je attaché qu’aux seuls militants qui faisaient de l’amitié la plus vivante des religions. De la doctrine, je m’en moque ». Il s’y tiendra jusqu’au bout.

http://transboreal.fr/

(Warren Bismuth)

vendredi 13 novembre 2020

CHRISTIN & VERDIER « Orwell »

 


Cette BD parue en 2019 aux éditions Dargaud est ambitieuse et époustouflante. Elle retrace la vie de George ORWELL, le célèbre écrivain anglais du XXe siècle, né en Inde en 1903 dans une famille bourgeoise. En 150 pages, son parcours est rapporté, principalement en noir et blanc, avec de superbes dessins réalistes.

De sa jeunesse en Birmanie bercée par les auteurs classiques, en passant par sa participation aux forces de l’ordre colonial en Birmanie, sa difficile scolarité en Angleterre dans une école stricte, son retour en Inde, ses divers métiers exercés, ses escapades miséreuses à Londres et à Paris de 1927 à 1929 (il en tirera un livre « Dans la dèche à Londres et à Paris »), la vie de cet Eric BLAIR qui prendra le pseudonyme de George ORWELL (du nom d’un cours d’eau) est méticuleusement évoquée.

Déçu par son roman « Une fille de pasteur », il persiste à écrire. Il se rend dans une Espagne en pleine guerre civile dès 1936 en tant que journaliste. Il soutient (par défaut ?) le POUM. Cette expérience le marque à vie, elle est gravée dans le marbre avec le récit « Hommage à la Catalogne ». Cette partie de sa vie est longuement développée dans le présent ouvrage.

ORWELL est atteint de pneumonie qui se transforme en tuberculose. Il publie « La ferme des animaux » en 1945 qui deviendra l’un de ses plus grands succès. Politiquement il se situe plutôt dans la mouvance anarchiste conservatrice.

La BD fait la part belle à l’ORWELL intime, sa vie de famille, ses passions, ses sorties en barque. Mais il tousse abondamment et doit se ménager. Sa femme décède. La BD se referme avec « 1984 », le chef d’œuvre paru en 1949 de l’écrivain qui meurt peu après.

Sacré travail esthétique que ce roman graphique ! Dessins précis et profonds, rythme soutenu, les vignettes s’enchaînent rapidement. À noter la participation de André JUILLARD, Olivier BALEZ, Manu LARCENET, BLUTCH, Juanjo GUARNIDO et Enki BILAL qui chacun offre entre une et quatre planches couleurs du format du livre. Cette BD est une manière sûre d’entrer en contact avec l’univers d’ORWELL, mais aussi de pénétrer dans son intimité. Premiers pas avant d’aller plus loin dans son œuvre, ou tout simplement pour le plaisir.

(Warren Bismuth)

lundi 9 novembre 2020

Pierre BARRAULT « Catastrophes »

 


Ce petit livre de 120 pages est bien plus complexe qu’il pourrait paraître. 63 séquences, qui vont d’une demie à quelques pages, se succédant sans répit. Dans ces séquences, des actions vécues par le narrateur, souvent au côté de Claire (qui va pourtant disparaître puis réapparaître, à Strasbourg, bref). Enfin, vécues, rien n’est moins sûr, une partie pouvant se présenter sous forme de rêves ou de pressentiments, voire de manière moins rationnelle.

 

Des textes à première vue absurdes voire improbables ou surréalistes, seulement identifiables après une trop forte consommation de psychotropes, à l’image de la couverture, le fameux animal-bogue.

 

Il est question de portes qui s’ouvrent, se referment, de transports en commun ou non, de corps démembrés, de baignoires qui se remplissent toutes seules sans ensuite pouvoir se vider, des situations impossibles mais burlesques. Car Pierre BARRAULT n’a pas oublié de se munir d’une bonne boîte à humour. Les dialogues entre le narrateur et Claire sont très drôles et vifs. La « toute petite fille » qui les accompagne reste quant à elle muette.

 

Certains éléments présents dans une séquence réapparaissent dans d’autres, ce qui est vrai aussi pour quelques personnages ou leurs vêtements. Des personnages qui ne se trouvent jamais où ils devraient être, dans des situations impossibles, des détails sans queue ni tête, sans explication, pour des postures parfois beckettiennes. « Je suis dans la rue et ma jambe droite remonte la rue sur le trottoir de droite tandis que ma jambe gauche la descend sur le trottoir de gauche. À mi-chemin entre ma jambe droite et ma jambe gauche, donc au milieu de la chaussée, mes bras font de grands moulinets, mes poings gigantesques défoncent les parebrises et écrasent les automobilistes à l’intérieur de leurs véhicules ».

 

En fait seule la version officielle ne peut se permettre d’envisager une explication quelconque. Celle de l’auteur tient de la physique quantique en mode gaz hilarants, de trous noirs farceurs, d’espaces-temps libres. Et là tout devient possible. Si l’on ne se trouve pas à un endroit au moment où l’on croit, mais plus tôt, ou plus tard, ou sous une autre forme, alors tout peut être réécrit. C’est ce s’amuse à faire Pierre BARRAULT dans un récit vitaminé et haletant, qui déconstruit les codes du genre. C’est grâce à ce subterfuge qu’il lui est notamment possible de dialoguer avec Patrick Mc GOOHAN dans la plus kafkaïenne des séries : « Le prisonnier ». Ceci jusqu’à la « Catastrophe ultraviolette ».

 

« Claire me montre les photos qu’elle a prises lors de la visite de notre futur appartement, puis elle déclare que nous mettrons le canapé là, ou plutôt ici, et la bibliothèque ici, contre le mur du fond. Je l’arrête immédiatement : on ne peut pas mettre la bibliothèque contre le mur du fond puisqu’il y a déjà l’agent immobilier. Mais Claire lève les yeux d’un air agacé et me répond qu’il va dégager. Alors c’est jouable… ».

 

Livre inclassable et maudit puisque ajourné en mars dernier pour cause de confinement, et peinant à sortir aujourd’hui pour cause de reconfinement, jamais une « Catastrophe » n’aura aussi bien porté son nom, à moins que là aussi, la physique quantique ait agi d’une manière discrète mais efficace. Ce texte est cependant disponible chez Quidam éditeur qui vient de le faire paraître.

http://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

samedi 7 novembre 2020

Jeton NEZIRAJ « Vol au-dessus du théâtre du Kosovo… »

 


La case ci-dessus ne permet pas d’écrire le titre de ce livre en entier. En effet, en se fiant à la couverture, il faudrait rajouter le titre de la seconde pièce, « Une pièce de théâtre avec quatre acteurs, avec quelques cochons, vaches, chevaux, avec un Premier ministre, une vache Milka, des inspecteurs locaux et internationaux ».

Ce recueil de deux pièces de théâtre contemporain signées Jeton NEZIRAJ, auteur dramatique kosovar est, comme il nous y a par ailleurs habitué, déboussolant. La première de 2012 met en scène sur 19 séquences une poignée de personnes qui vont devoir jouer une pièce au Théâtre National du Kosovo le jour de l’indépendance du pays. Une pièce dans la pièce donc. Or, la date cette indépendance n’est pas connue, tandis que le technicien du théâtre voudrait en profiter pour réaliser son rêve : construire un avion destiné à faire le tour du monde.

La pièce devrait entre autres reprendre le discours du Premier ministre accompagnant la commémoration de l’indépendance. Or, le discours lui non plus n’est pas connu. Alors que faire ? « Je veux que ce discours soit intégré à la pièce. De cette manière, il fera partie de… Vous savez, ce fameux discours de Martin Luther King ? Ce sont les artistes qui ont rendu ce discours célèbre ».

D’autant que le discours en question semble imminent et que la troupe n’est toujours pas prête pour une pièce qui devra durer deux heures tout de même. Le metteur en scène est de plus en plus nerveux et anxieux, le travail artistique à accomplir semblant irréalisable. Le but de la pièce consiste en effet à décrire un événement qui n’a pas encore eu lieu.

De plus, tout se complique lorsque le secrétaire général du ministère de la culture demande d’apporter au texte de la pièce en préparation des correctifs, biffer des mots ou bouts de phrases, en rajouter. Le metteur en scène est près d’exploser.

Une question s’impose d’elle-même : doit-on inclure le discours du premier ministre dans la pièce puisque l’élu refuse pour l’instant de le prononcer ? « Le jour où la première fois on a joué Guillaume Tell en Allemagne a été proclamé fête nationale. La même chose peut se produire avec cette pièce. On s’en souviendra à chaque commémoration de l’Indépendance. Au fil des ans, les gens ne saurons plus si la pièce a été montée à cause de l’Indépendance ou si l’Indépendance a été proclamée à cause du spectacle ».

Pièce jouée à 100 à l’heure, elle est dissidente et cynique, avec un humour que ne renierait pas le théâtre de l’absurde. Derrière cet imbroglio, c’est bien une pièce engagée politiquement présentée ici, mais traitée de manière hilarante.

La seconde pièce, dont je ne vous ferai pas l’affront de retaper le titre, fut écrite en 2016 et se base sur le même fait historique : l’indépendance du Kosovo. Mais ici de très nombreux acteurs vont se succéder. Acteurs ? Pas toujours, puisque vont notamment parler une vache, un taureau, un cochon, un cheval, un bouc, sans oublier la souris, la brebis et la fameuse vache Milka.

En plus de tout cela viennent un boucher propriétaire d’une boucherie-abattoir, sa femme militante ainsi que plusieurs inspecteurs. Pour les animaux, il y est question de leurs prochaines techniques d’abattage que ne manquera pas d’imposer l’Union européenne. Pour le boucher et sa femme, le but premier est la survie car les nouvelles règles en vigueur pourraient s’annoncer draconiennes et impossibles à tenir sans crever.

La Serbie pourrait ravir la place du Kosovo en sien de l’Union européenne, l’occasion pour les personnages de se questionner sur le départ du Royaume-Uni de cette belle et grande famille européenne.

Une partie de la pièce se découpe comme un roman, sans l’identité des protagonistes qui dialoguent. KAFKA et autre BECKETT ne sont pas loin, ce théâtre de l’absurde joue dans la cour des grands jusqu’à la dernière page en forme de poème : « … Europe, ouvre-nous ta porte / Ne nous laisse pas dehors / Dans ton sein reprends-nous / Car nous en avons assez bavé / Nous avons eu assez peur comme ça / Nous en restons là / Nous y mettons fin, car nous sommes fatigués / Et si jamais la pièce ne vous a pas plu / Allez à Bruxelles, allez vous plaindre / Allez vous plaindre ».

Ces deux pièces viennent de paraître aux éditions L’espace d’un Instant. Traduites de d’albanais par Sébastien GRICOURT et Evelyne NOYGUES, elles valent largement le détour. Le même Jeton NEZIRAJ, qui devient par ailleurs un habitué du blog grâce aux quelques publications sorties chez L’espace d’un Instant, revient très bientôt chez le même éditeur avec « Bordel Balkans » et « Cinq saisons » en un volume.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

vendredi 6 novembre 2020

Aurélien DUCOUDRAY & Jeff POURQUIÉ « La troisième population »

 


Une BD reportage sur un lieu symbolique de la psychiatrie française : la clinique de La Chesnaie dans le Loir-et-Cher. Établissement unique et renommé, il accueille à ciel ouvert un public en particulier névrotique ou psychotique. L’originalité de La Chesnaie est que les patients gravitent dans une sorte d’autogestion : ils participent à la vie du lieu de manière active, mais exercent toutes les missions par un système de rotation des tâches. Il en est de même pour le personnel hospitalier.

Au cœur du Loir-et-Cher, La Chesnay se dresse sur un terrain assez privilégié : grande surface de nature où les patients peuvent se promener en toute liberté. Les deux auteurs de cette BD ont donc décidé de s’immerger afin de raconter ce qu’ils y ont vu, entendu. Et c’est foutrement instructif. Retour sur l’historique du lieu, de sa gestation à son ouverture en 1956.

De leur séjour dans cet établissement, les auteurs en ramènent des émotions qu’il font partager : des moments d’inquiétude, mais aussi beaucoup de fou rires, les rencontres, les échanges, c’est toujours très humain et non jugeant. Discussions avec le personnel médical, et en fin de volume avec le créateur du lieu !

Mais pourquoi ce titre ? « La première population c’est les patients, la deuxième population, c’est les moniteurs et les médecins, et la troisième c’est tous les extérieurs qui viennent à La Chesnaie pour donner quelque chose aux première et deuxième populations ». Modèle du genre, La Chesnaie est aujourd’hui réputée pour sa grande liberté, son humanisme et l’originalité de sa démarche. Haut lieu de la psychiatrie, il est un exemple concret de l’accompagnement psy en autonomie partielle.

Responsabiliser les malades est l’un des leitmotivs très ancré dans l’institut, ce sont par exemple eux qui distribuent les médicaments à leurs collègues de cure. Le but est de faire ressentir aux patients leur enfermement comme naturel, comme une simple vie en communauté.

Les couleurs de cette BD sont variées, tantôt pastel, tantôt noir et blanc, avec quelques pointes dans les couleurs franchement agressives. Tout dépend bien sûr de l’anecdote contée. L’atmosphère reste feutrée, intimiste, même si les patients peuvent aller se balader à l’extérieur des espaces délimités, même en ville, bien que celle-ci soit très loin d’être une mégalopole.

À titre personnel, ce petit coup de cœur fut aussi influencé par le fait que je connais très bien les environs de La Chesnaie, qu’ils me sont (Loir et) chers, et que je retrouve dans cette BD, cachée entre les bulles, un peu de cette vie de la région Centre, y compris le supermarché du coin.

C’est sorti en 2018 chez les toujours inspirés Futuropolis, ça se déguste tranquillement, avec en ligne de mire le travail psychiatrique original fourni dans un lieu devenu mythique.

http://www.futuropolis.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 4 novembre 2020

Adeline BALDACCHINO & Edouard JOURDAIN « Le testament du banquier anarchiste »

 


Ce curieux roman hybride se permet bien des libertés ! Comme son nom l’indique il s’appuie en trame de fond sur le texte dynamite « Le banquier anarchiste » écrit en 1922 par Fernando PESSOA, le poète portugais. Il l’analyse, mais a en plus le culot d’imaginer une rencontre de nos jours sur la terrasse d’un café entre les auteurs du présent livre et LE banquier anarchiste, qui développe un peu plus l’idéologie politique qu’il a commencé à mener dans le roman de PESSOA.

 

Les rencontres ente les auteurs et le banquier se tiennent chaque jour sur cette terrasse durant une semaine. Plus qu’une interview du banquier, il s’agit d’échanges de réflexions politiques, historiques et philosophiques, qui pleuvent et argumentent les thèses. Adeline et Edouard, les deux interlocuteurs du banquier, le questionnent à propos de plusieurs idées couchées sur papier en 1922, mais font part de leurs propres convictions.

 

Beaucoup de sujets actuels défilent en ces pages, jamais traités à la légère, et souvent avec une grande pertinence. Des points de vue de PESSOA, du moins de son banquier, sont validés, d’autres débattus. Le fond de ce livre est très pacifiste mais offensif, il ouvre des horizons, entre action collective ciblée et efforts individuels isolés.

 

Il est aussi guide historique, faisant allusion à de nombreuses dates qui ont pu marquer le mouvement anarchiste, en plus de l’analyse actuelle d’événements historiques majeurs. Le débat est foisonnant autour de l’histoire de la démocratie, ses conséquences, son présent et son avenir. Beaucoup de thèmes sont abordés sans ton professoral, mais laissant ouvertes les solutions possibles ou envisagées.

 

Bien sûr, ce fameux banquier croisé vers 2019 par les auteurs aurait au minimum 120 ans de nos jours, donc un secret se cache derrière cette exceptionnelle longévité. Car ce banquier anarchiste dont nous ne connaîtrons pas l’identité a été de tous les fronts, a connu par exemple des figures majeures de l’anarchisme des arts, comme ORWELL ou ISTRATI, ceux de la politique comme Nestor MAKHNO, raconte sa vision des combats du XXe siècle, qu’il soient en U.R.S.S., en Espagne en France ou ailleurs.

 

Les références égrenées dans ce faux roman sont très nombreuses et ont besoin d’être digérées une à une. Le récit est un peu construit à la manière de « La mémoire des vaincus » de Michel RAGON (auquel il fait d’ailleurs référence), souvenirs d’un homme qui a été durant sa vie de toutes les luttes.

 

« Il ne s’agit pas de consacrer sa vie à la politique, ce serait épuisant et nous passerions à côté de choses plus ou moins importantes. Non, il s’agit seulement de donner la capacité aux individus de s’occuper de politique quand ils le souhaitent. De parier sur le fait que s’ils ont le pouvoir, ils s’investiront davantage ».

 

Sorte de pamphlet contre la violence, il en développe ses arguments : « Le pouvoir est démuni devant ceux qui lui opposent une résistance active non violente : il ne peut plus justifier de les réprimer. C’est ce qui a permis des révolutions démocratiques en Europe de l’Est ou en Afrique du Sud, dans les dernières décennies. Voyez-vous, j’ai réalisé que le propre de l’anarchisme n’est pas seulement de lutter contre le pouvoir autoritaire de l’État mais… Contre le pouvoir autoritaire en général ! Or, qu’est-ce que la violence, si ce n’est le pouvoir autoritaire par excellence ? La lutte contre la domination étant une affaire de culture et d’éducation, il est nécessaire de lutter au maximum contre cette violence qui peut contaminer toute société, y compris celle qui se réclamerait de l’anarchisme ».

 

Ce « testament » laisse des portes ouvertes, il n’est ni figé ni péremptoire, c’est ce qui en fait indéniablement sa force. Il est sorti en 2020 aux éditions Libertalia, et même si l’on s’en tenait là, ce serait un ouvrage à lire d’urgence, mais si j’ajoute que l’intégralité du bref roman de Fernando PESSOA « Le banquier anarchiste » qui a servi de support à ce livre est ici proposé en intégralité, quelle sera votre réaction ? Et pourtant oui, cet extraordinaire texte est offert en fin de volume.

 

« Le banquier anarchiste » de PESSOA a donc été écrit en 1922, fort de seulement quelques dizaines de pages, cependant suffisantes pour admirer la puissance du poète. Contrairement à son petit enfant de 2020 présenté ci-dessus, il est plus un monologue qu’un dialogue entre interlocuteurs. Le banquier y raconte brièvement sa jeunesse ouvrière, son goût pour la culture, son envie de monter en grade. Il se fait tour à tour philosophe, sociologue, historien.

 

Le banquier possède un ennemi : les fictions sociales. Pour les combattre il ne croit pas au collectif en tant que force politique, dans lequel il voit une certaine tyrannie (il s’en explique fort judicieusement), il revendique plutôt une somme d’individualismes sincères et quotidiens. Il est contre la révolution car il ne voit en elle qu’une future dictature militaire, une dictature révolutionnaire, il se fait visionnaire : « Qu’a-t-elle engendré, la Révolution française ? Napoléon et son despotisme militaire. Et vous verrez ce qu’engendrera la Révolution russe : quelque chose qui retardera de plusieurs dizaines d’années l’accomplissement de la société libre ». Il croit en revanche à la révolution sociale de tous les jours.

 

Le banquier s’entretien sur l’égoïsme (qu’il ne faut surtout, mais alors surtout pas confondre avec l’individualisme), a horreur de ce qu’il appelle la « théorie du secours » où un être va en aider un autre en lui prodiguant par exemple force conseils qui en fait ne font que pointer les limites de la personne aidée, ne pas lui laisser la marge de manœuvre suffisante à son épanouissement, et accessoirement la prendre pour un être inférieur incapable de décider seul. Le banquier n’est jamais vraiment tendre avec ses semblables et l’un de ses leitmotiv est « Travailler tous dans le même but mais séparément ». On pourrait y ajouter sans grand risque de se tromper : combattre non pas les capitalistes mais le capital. Car le banquier préfère s’attaquer aux institutions, puisque les humains sont interchangeables.

 

Mettre en place une société anarchiste ? « On peut admettre que le système anarchiste est réalisable et douter qu’il le soit d’un coup – c’est-à-dire qu’on puisse passer de la société bourgeoise à la société libre sans qu’il y ait un ou plusieurs stades ou régimes intermédiaires. Celui qui émet une telle objection considère bonne – et réalisable – la société anarchiste, mais il a l’impression qu’il doit y avoir un quelconque stade transitoire ente la société bourgeoise et celle-ci ».

 

Le banquier anarchiste est un texte bref et résolument corrosif, dans lequel il nous semble que tout est dit, de manière intemporelle, le genre de textes qui fait date, qui s’impose au-delà de l’Histoire. Merci aux éditions Libertalia pour l’avoir rendu à nouveau facilement accessible.

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 1 novembre 2020

Nikos KAVVADIAS « Nous avons la mer, le vin et les couleurs »

 


Extraites d’une correspondance inédite en français étalée sur 40 ans, ces 131 lettres signées Nikos KAVVADIAS, romancier et poète grec (1910-1975), mais aussi et peut-être surtout marin sont destinées à ses proches, de quoi entrer dans l’intimité d’un écrivain qui a passé la majeure partie de sa vie en mer, loin des siens, matelot puis télégraphiste à partir de 1939.

KAVVADIAS a laissé peu de publications, ce livre est donc une espèce de petit trésor pour qui s’intéresse à cet auteur, mais plus largement à la littérature grecque du XXe siècle.

Qu’il s’adresse par ces lettres à sa famille ou à ses amis, KAVVADIAS est un homme complexe : tantôt apparemment satisfait de sa vie, voire fier de son parcours, tantôt accablé, se dévalorisant avec cynisme. Mais une chose est sûre : il ne pouvait vivre ailleurs que sur mer. Cependant jamais il n’oublie ses proches, qu’il couvre de cadeaux achetés dans divers ports du globe.

Dans cette correspondance sur papier libre ou cartes postales, il écrit de plusieurs coins de la planète : Royaume-Uni, France, Australie, Grèce bien sûr, Egypte, Yémen, Italie, Inde, Liban, Singapour, Belgique, Allemagne, Suède ou encore Chypre. Il raconte ce qu’il y voit, y entend, passe des coutumes locales dans les villes portuaires aux anecdotes vécues en mer ou non. Il s’y raconte aussi : son rapport à l’alcool, au tabac, au haschich, aux femmes (les prostituées surtout), son cœur qu’il parvient à considérer par moments comme asséché, son isolement, sa solitude même. Avec une pointe d’autocritique dure et violente pouvant laisser entrevoir un homme tourmenté : « Je ne me souviens jamais quand j’ai été heureux, amer ou affecté ».

Mobilisé au tout début de la deuxième guerre mondiale, KAVVADIAS, ce petit bonhomme d’un mètre cinquante-trois, entrera en résistance, sera incarcéré. La correspondance de cette période de guerre est moindre. « Mes journées s’écoulent de manière monotone, tantôt sentinelle, tantôt chef de chambrée, et parfois de faction à l’entrée du camp. Mais encore rien de concert pour ma démobilisation ».

KAVVADIAS est un amateur éclairé de peinture, il fait partager ses émotions par écrit et commente plusieurs tableaux dont certains sont ici reproduits en noir et blanc. Il se fait parfois nostalgique voire mélancolique : « Même les erreurs des autres me font vieillir ».

Les femmes, peut-être un péché, en tout cas un vice : « J’ai les mains affreusement sales. Les femmes que je vénère sont des femmes pour qui il n’existe ni ciel, ni horizon ». Et « ses » femmes, adorées : sa sœur Tzénia et sa nièce Elga auxquelles il écrit avec tendresse, affection et amour, lettres publiées ici. Il se dépeint comme un homme manquant de confiance en lui, mauvais écrivain aux sentiments bancals. Mais son humour est acéré.

La littérature prend une place non négligeable dans cette correspondance, ne serait-ce que parce qu’une partie est destinée à son ami de toujours, M. KARAGATSIS, lui-même écrivain, ainsi que d’autres lettres écrites à l’écrivain Startís TSÍRKAS. L’éditrice a eu la très bonne idée de faire paraître dans ce recueil dix lettres de KARAGATSIS à destination de KAVVADIAS. Concernant ce dernier, il est (très peu) question de son unique roman (disponible en France sous le titre « Le quart »), que l’auteur semble ici ne pas apprécier ou en tout cas mésestimer, critique (dirait-on) envers son œuvre, pourtant majeure.

Le titre du recueil est issu d’une lettre de KAVVADIAS. Dans ce volume, en plus des lettres écrites par KAVVADIAS, vous découvrirez une poignée de poèmes, une préface concise, précise et exemplaire d’Anne-Laure BRISAC (par ailleurs éditrice du présent ouvrage), quelques citations et notes, un glossaire, ainsi qu’un bref repère bibliographique. Les lettres sont traduites par Françoise BIENFAIT, les poèmes par Gilles ORTLIEB.

« La mousson a follement malmené le bastingage, la nuit dernière. Tu tiens dans ta main un mince rameau, une plume, du papier. À force de tempêtes et de saisons, te voila maintenant dépenaillé- Je voudrais te couvrir… mais tu glisses, je ne peux rien y faire »

Les éditions Signes et Balises d’Anne-Laure BRISAC donnent une place très particulière à Nikos KAVVADIAS dans leur catalogue. Écrivain peu connu en France, c’est pourtant déjà son second ouvrage à être présenté chez cette maison d’édition après « Journal d’un timonier et autres récits » (écrits de jeunesse, d’ailleurs assez magistraux) en 2018. Mais ce n’est pas tout. Prochainement sortira un recueil de poèmes du même KAVVADIAS, projet alléchant que l’on espère voir aboutir au plus vite. Merci à Signes et Balises pour sa confiance, sa complicité et sa remarquable et toujours pertinente ligne éditoriale.

https://signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)