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dimanche 1 novembre 2020

Nikos KAVVADIAS « Nous avons la mer, le vin et les couleurs »

 


Extraites d’une correspondance inédite en français étalée sur 40 ans, ces 131 lettres signées Nikos KAVVADIAS, romancier et poète grec (1910-1975), mais aussi et peut-être surtout marin sont destinées à ses proches, de quoi entrer dans l’intimité d’un écrivain qui a passé la majeure partie de sa vie en mer, loin des siens, matelot puis télégraphiste à partir de 1939.

KAVVADIAS a laissé peu de publications, ce livre est donc une espèce de petit trésor pour qui s’intéresse à cet auteur, mais plus largement à la littérature grecque du XXe siècle.

Qu’il s’adresse par ces lettres à sa famille ou à ses amis, KAVVADIAS est un homme complexe : tantôt apparemment satisfait de sa vie, voire fier de son parcours, tantôt accablé, se dévalorisant avec cynisme. Mais une chose est sûre : il ne pouvait vivre ailleurs que sur mer. Cependant jamais il n’oublie ses proches, qu’il couvre de cadeaux achetés dans divers ports du globe.

Dans cette correspondance sur papier libre ou cartes postales, il écrit de plusieurs coins de la planète : Royaume-Uni, France, Australie, Grèce bien sûr, Egypte, Yémen, Italie, Inde, Liban, Singapour, Belgique, Allemagne, Suède ou encore Chypre. Il raconte ce qu’il y voit, y entend, passe des coutumes locales dans les villes portuaires aux anecdotes vécues en mer ou non. Il s’y raconte aussi : son rapport à l’alcool, au tabac, au haschich, aux femmes (les prostituées surtout), son cœur qu’il parvient à considérer par moments comme asséché, son isolement, sa solitude même. Avec une pointe d’autocritique dure et violente pouvant laisser entrevoir un homme tourmenté : « Je ne me souviens jamais quand j’ai été heureux, amer ou affecté ».

Mobilisé au tout début de la deuxième guerre mondiale, KAVVADIAS, ce petit bonhomme d’un mètre cinquante-trois, entrera en résistance, sera incarcéré. La correspondance de cette période de guerre est moindre. « Mes journées s’écoulent de manière monotone, tantôt sentinelle, tantôt chef de chambrée, et parfois de faction à l’entrée du camp. Mais encore rien de concert pour ma démobilisation ».

KAVVADIAS est un amateur éclairé de peinture, il fait partager ses émotions par écrit et commente plusieurs tableaux dont certains sont ici reproduits en noir et blanc. Il se fait parfois nostalgique voire mélancolique : « Même les erreurs des autres me font vieillir ».

Les femmes, peut-être un péché, en tout cas un vice : « J’ai les mains affreusement sales. Les femmes que je vénère sont des femmes pour qui il n’existe ni ciel, ni horizon ». Et « ses » femmes, adorées : sa sœur Tzénia et sa nièce Elga auxquelles il écrit avec tendresse, affection et amour, lettres publiées ici. Il se dépeint comme un homme manquant de confiance en lui, mauvais écrivain aux sentiments bancals. Mais son humour est acéré.

La littérature prend une place non négligeable dans cette correspondance, ne serait-ce que parce qu’une partie est destinée à son ami de toujours, M. KARAGATSIS, lui-même écrivain, ainsi que d’autres lettres écrites à l’écrivain Startís TSÍRKAS. L’éditrice a eu la très bonne idée de faire paraître dans ce recueil dix lettres de KARAGATSIS à destination de KAVVADIAS. Concernant ce dernier, il est (très peu) question de son unique roman (disponible en France sous le titre « Le quart »), que l’auteur semble ici ne pas apprécier ou en tout cas mésestimer, critique (dirait-on) envers son œuvre, pourtant majeure.

Le titre du recueil est issu d’une lettre de KAVVADIAS. Dans ce volume, en plus des lettres écrites par KAVVADIAS, vous découvrirez une poignée de poèmes, une préface concise, précise et exemplaire d’Anne-Laure BRISAC (par ailleurs éditrice du présent ouvrage), quelques citations et notes, un glossaire, ainsi qu’un bref repère bibliographique. Les lettres sont traduites par Françoise BIENFAIT, les poèmes par Gilles ORTLIEB.

« La mousson a follement malmené le bastingage, la nuit dernière. Tu tiens dans ta main un mince rameau, une plume, du papier. À force de tempêtes et de saisons, te voila maintenant dépenaillé- Je voudrais te couvrir… mais tu glisses, je ne peux rien y faire »

Les éditions Signes et Balises d’Anne-Laure BRISAC donnent une place très particulière à Nikos KAVVADIAS dans leur catalogue. Écrivain peu connu en France, c’est pourtant déjà son second ouvrage à être présenté chez cette maison d’édition après « Journal d’un timonier et autres récits » (écrits de jeunesse, d’ailleurs assez magistraux) en 2018. Mais ce n’est pas tout. Prochainement sortira un recueil de poèmes du même KAVVADIAS, projet alléchant que l’on espère voir aboutir au plus vite. Merci à Signes et Balises pour sa confiance, sa complicité et sa remarquable et toujours pertinente ligne éditoriale.

https://signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

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