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lundi 24 décembre 2018

Jacques JOSSE « Lettre ouverte au grand-père capitaine »


Est-ce parce qu’il n’a pas connu ce grand-père décédé en 1951 à qui il s’adresse ici, que JOSSE, né en 1953, n’indique pas le nom de l’auteur sur la couverture ? Tel un anonyme qui viendrait retransmettre ce qu’il a entendu sortir des lèvres d’autres témoins, antérieurs. On se plaît à imaginer cette version, même si plus prosaïquement c’est en fait la forme générale de cette petite collection, couverture valable pour tous les auteurs qui y publient une lettre.

Cette lettre très courte donc – 20 pages, pas une de plus – peut être vue comme la suite de « Débarqué », sorti début 2018 chez La Contre Allée, elle peut même être considérée par ce mot un brin barbare de « préquelle », c’est-à-dire l’histoire survenue avant « Débarqué » mais sortie après : « Débarqué » est une biographie du père de l’auteur (nous l’avons déjà présentée dans nos colonnes) alors que la présente lettre est destinée au grand-père, le père du père de « Débarqué ». Ce récit qui vient tout juste de sortir a pourtant été écrit durant l’été 2017, donc possiblement avant ou même pendant « Débarqué », il serait intéressant de savoir quelle œuvre a précédé l’autre dans la chronologie d’écriture. Le « tu » répété au fil des pages fait de ce récit une mise en relation avec l’au-delà, à destination de l’aïeul et lui seul.

Quoi qu’il en soit, voici le capitaine, ce matelot clope au bec en permanence, briquet-tempête vissé dans une main, qui a écumé les mers, les océans, connu toutes sortes de rafiots, de tempêtes (justement) et de continents. Puis qui s’en est allé le 18 mars 1951 après une dernière quinte de toux, décès ajournant d’une année le mariage des futurs parents du petit Jacques, repoussant sans doute aussi sa propre naissance d’une année. Ce grand-père né en 1878, fascinant pour le père (qui lui restera sa vie à quai et voyagera dans sa tête), sorte de héros intime, brestois parti vers des cieux plus cléments en 1944 après le bombardement de la ville du Finistère.

Mais pourtant dès la fin des années 1910, le pépé avait abandonné les navigations au long cours, se rabattant sur le port de Brest. Puis ce sera celui de Saint Brieuc.

Comme toujours, de courtes anecdotes viennent ponctuer, baliser ce récit pour lequel JOSSE justifie ce besoin impérieux de l’avoir couché sur papier « En haute mer ou en escale dans l’un de ces ports où je pourrais tenter de t’adresser, en poste restante, cette lettre qui n’existe que pour garder une trace écrite de ton passage ici-bas et pour te dire, tout à la fois, ce que je te dois et combien reste fragile, mais ténu et tendu, le fil invisible qui nous relie ».

JOSSE a un besoin vital d’écrire sur les trépassés, ceux de Bretagne surtout : « Ces vies en morceaux, celles-ci comme tant d’autres, je ne peux m’empêcher de les ramener à la surface. Elles me façonnent. Elles m’aident à tenir. Me disent clairement d’où je viens ». Évoquer la mort sert de carburant de vie à l’auteur. Ces quelques pages intimistes, affectives, émouvantes, sont somptueuses. La langue, comme toujours, y est choyée, bichonnée. Ce petit livre, témoignage indirect et familial, à utiliser comme une bouée de sauvetage, est paru en cette toute fin d’année 2018 chez Le Réalgar de Saint Étienne. Il m’a été offert comme un cadeau, mais aussi un saint Graal.


(Warren Bismuth)

jeudi 20 décembre 2018

Éric VUILLARD « La bataille d’Occident »


VUILLARD n’a pas attendu le centenaire pour nous présenter « sa » première guerre mondiale qui sort dès 2012. Comme plus tard pour « l’ordre du jour » (Goncourt 2017), il creuse jusque dans les racines du mal, les tréfonds, les causes, la situation politique explosive. Retour sur 1870, l’humiliation française, et avant-goût militaire de ce que sera la suite, 1914. Pourtant les étoiles ne semblaient pas franchement alignées pour le déclenchement d’une bonne guerre (« Moi mon côlon celle que je préfère c’est la guerre de 14-18 » chantait BRASSENS) : « Ainsi, la France et la Russie devaient entrer chacune en guerre si et seulement si l’une d’elles était attaquée par l’Allemagne. La Grande-Bretagne assisterait la France si et seulement si les intérêts vitaux des deux nations étaient menacés. L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie feraient cause commune si et seulement si deux autres États attaquaient l’une d’elles ». Mais voilà, le sort s’acharne et toutes les conditions sont réunies pour que le Grand Brasier commence après une ultime étincelle du côté de Sarajavo (VUILLARD se plaît à rappeler que François-Ferdinand est assassiné quelques minutes après avoir lancé hors de son véhicule une bombe destinée à l’anéantir et blessant certains de sa garde rapprochée). On finit d’ailleurs rapidement par ne plus rien y comprendre : « Enfin, le 23 août (1914 nddlr) le Japon déclare la guerre à l’Allemagne, on ne sait plus pourquoi ». Comme son nom l’indique, la guerre mondiale implique des participants du monde entier.

Stratégies militaires, chiffres, le pilote-horloger VUILLARD sort son train d’atterrissage, rien n’est laissé au hasard, précision quasi maladive : le nombre de mois pour avancer de quelques mètres, le nombre de mois pour les reperdre, le nombre de morts à déplorer alors que les armées ont repris leur point de départ.  La preuve par l’absurde, pour dénoncer l’absurdité de la guerre. Car derrière le cynisme et le détachement apparemment, VUILLARD envoie dans les bronches un vrai texte antimilitariste, il annonce méticuleusement ses barèmes (grosse documentation, VUILLARD n’est pas un fantassin si j’ose m’exprimer ainsi), notamment les 27000 soldats tombés au champ d’honneur le seul jour du 22 août 1914, en faisant pour l’époque la date la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité.

Les chiffres accréditent une réalité pourtant déjà effrayante : les soldats, les canons, les obus, le poids même de ces obus, les avancées (en mètres parfois), les débandades (plus souvent en kilomètres), les travailleuses dans les confections d’armement, un monde dingue, déshumanisé file sous nos yeux. Et VUILLARD en rajoute : des chiffres, des anecdotes, il parvient, grâce un talent hors normes, à nous faire rire en pleine tranchée, au milieu du sang et des cadavres puants. Car VUILLARD ne filme pas l’apparent, il va faire glisser sa caméra derrière le talus, celui du fond, que personne ne voit, il s’y déroule souvent une action singulière, parfois drôle dans son horreur.

Les images, l’auteur les maîtrise d’une manière impressionnante : « Puis vient l’hiver. Le grand hiver très froid de toutes les guerres qui durent davantage qu’un été. Le grand hiver moderne des guerres durables. On récolta toutes les patates, toutes les noix et tous les champignons possibles. Les paniers furent très pleins. Les feuilles tombèrent sur les hommes tombés ».

VUILLARD ne raconte pas la fin de la guerre, il se focalise sur la première année, comme pour signifier que de toute façon tout a été du même acabit durant les trois années restantes, il ne tient pas à bégayer. Il ne parle pas de l’issue du conflit. Issue anecdotique ? Peut-être pas, mais pour lui le vaincu est l’humanisme, alors peu importe qui est le vainqueur.

L’auteur tient à nous faire partager le fait que nous venons d’entrer dans le nouveau siècle, avec 14 ans de retard, mais définitivement, un siècle fou, un monde assoiffé de haine, le nôtre. Il n’oubliera pas d’évoquer les Zeppelin, premiers signes de la guerre aérienne.

VUILLARD a sorti « La bataille d’Occident » la même année que « Congo ». Comment un homme peut faire paraître à quelques mois d’intervalle deux récits aussi puissants, aussi dantesque (il commettra plus tard les très forts « Tristesse de la terre » et « 14 juillet », et l’exceptionnel « L’ordre du jour ») ? Je crois que cela se nomme le talent. Il est immense chez VUILLARD. Et si je vous propose aujourd’hui cette petite chronique, ce n’est pas totalement anodin, c’est même une vraie mise en bouche, en condition : après quasiment deux années d’attente à ronger nos freins, VUILLARD se rappelle à notre bon souvenir et revient le 16 janvier 2019 avec « la guerre des pauvres ». L’obsession de la guerre, du détail dans la guerre. Nul doute que ce nouvel opus bousculera encore un peu plus les limites de la littérature. Nous serons sur le coup, nous ne pouvons pas faire moins.

(Warren Bismuth)

mercredi 19 décembre 2018

Marina TSVETAEVA « Mon frère féminin »


Réponse de la bergère à la bergère… Marina TSVETAEVA (dont l’orthographe du nom varie en fonction des éditions), répond, dans son court ouvrage à Natalie Clifford BARNEY qui publia « Pensées d’une amazone » en 1920. La réponse fut écrite en octobre 1932 et nous donne véritablement à réfléchir sur le féminisme. Marina TSVETAEVA, auteure et poétesse russe (1892-1941), au dur passé, a choisi le français comme langue d’écriture. Pourtant elle fait figure d’illustre inconnue dans l’hexagone, parfois même rejetée par le mouvement surréaliste qui a cours à ce moment-là.

L’ouvrage se présente comme un récit épistolaire dans lequel l’auteure s’adresse directement à Natalie Clifford BARNEY, par ce « Vous » tant empreint de respect qu’il ne s’écrit qu’avec une majuscule à l’initiale. Tout comme le motif de « l’Enfant », lui aussi magnifié tant il est désiré. « Mais l’autre, ce n’est pas être aimée en Enfant qu’elle veut, c’est un Enfant à aimer ».

TSVETAEVA met en avant la sororité, il ne s’agit pas de dénigrer l’ouvrage-cible, il s’agit de préciser cette « lacune, ce laissé en blanc, ce trou noir (…) l’Enfant». L’auteure nous conte la détresse d’un couple lesbien confronté au désir d’enfant sans homme, où avoir un enfant c’est avoir un avenir de couple, qu’elle oppose aux amants, eux mourant tels Roméo et Juliette, tragiquement. Avoir un enfant sans homme, cet ennemi, être légitime pour demander un enfant d’elle et de soi sans avoir besoin de lui : « Les unes commencent par aimer le donateur, les autres finissent par l’aimer, d’autres encore finissent par le subir, d’autres finissent par ne le subir plus ». Refus que l’un des corps ne soit souillé par la semence masculine.

Une réflexion bien en avance sur son temps si l’on considère le débat qui existe toujours au XXIè siècle concernant la PMA pour les couples homosexuels. L’adoption n’est pas une réponse pour TSVETAEVA, les liens de sang répondent à ce besoin impérieux d’obtenir l’image de celle que l’on aime, un prolongement de l’être adulé, « une petite toi à aimer ». Vouloir un enfant. En choisir le géniteur. Le choisir parmi une liste d’ennemis potentiels, parmi le masculin, l’autre, celui qui est en dehors des amours, qui n’a pas intérêt à entrer dans l’intime, dans la vie, ni trop près ni trop longtemps.

Pour l’auteure, c’est l’Enfant qui sauve l’homme, qui lui permet de changer de statut : d’être honni, fui, il devient être désiré, que l’on appelle de tous ses vœux, pour avoir accès à cet Enfant tant attendu. Il est aussi la perte du couple originel, de ces deux femmes, l’âgée et la jeune comme TSVETAEVA les désigne. L’âgée mourra seule de n’avoir pu combler le désir de la jeune qui sera partie avec l’homme et dont elle s’accommodera : « c’est (…) toute la chose qui est condamnée dans chaque cas d’amour entre femmes ».

Finalement, il n’y a pas plus contemporain que ce texte. Alors même que la maternité, dans les années 70, était largement décriée par les féministes de tout poil, elle est au centre de la réflexion de l’auteure. Au XXIème siècle encore, cette question est centrale : les mères ou les soupirantes maternelles côtoient les child free, ces dernières accusant les premières d’annihiler la cause féministe par des désirs paradoxaux de maternité, porte ouverte à la répression patriarcale.

Certaines vont se tourner vers Dieu, mais « Une fois pour toutes, Dieu n’a rien à voir dans l’amour charnel. Son nom, joint ou opposé à n’importe quel nom aimé, qu’il soit masculin ou féminin, sonne comme un sacrilège. Il y a des choses incommensurables : Christ et l’amour charnel. Dieu n’a rien à voir dans toutes ces misères, sinon pour nous en guérir. Il a dit une fois pour toutes : - Aimez-moi, l’Eternel. Hors cela – tout est vain. Pareillement, irrémédiablement vain. Par le fait même d’aimer un humain de cet amour-là, je trahis Celui qui pour moi et pour l’autre est mort sur la croix de l’autre amour ».

Lettre choc, à lire juste après « La femme brouillon » d’Amandine DHÉE dont la réédition en poche vient juste de sortir. En un sens ils se font écho, sont complémentaires. Le texte d’Amandine DHÉE parle du fait d’avoir un enfant alors que l’on ne sent pas la « fibre » d’être mère, celui de Marina TSVETAEVA traite du contraire : ne pas pouvoir être mère tout en le désirant intensément.

Avant l’heure, TSVETAEVA enfonce une porte fermée à double tour et nous donne à lire la seule chose que nous devons retenir, nouEs, féministes, engagées ou non, mères ou non, hétérosexuelles, bisexuelles, asexuelles, lesbiennes… toutes différentes dans nos désirs, NOS CORPS NOS CHOIX, pour les Siècles des Siècles. Amen.

(Emilia Sancti & Warren Bismuth)

dimanche 9 décembre 2018

Sophie G. LUCAS « Assommons les poètes !»


Un tout petit bouquin par le format (plus petit qu'un poche), par le nombre de pages (156, style aéré) pour de toutes petites chroniques, des tranches de vie aux anecdotes d'une poète en milieu parfois hostile. De souvenirs en coups de cœur en passant par les coups de gueule, une petite quarantaine d'aventures du quotidien, de pensées personnelles, d'hommages divers à la littérature (américaine surtout mais pas seulement), voilà un recueil qui fait du bien. Humour et révolte, deux termes que l'on ne devrait jamais dissocier.

Sophie G. LUCAS revient sur les ateliers d'écriture qu'elle anime, ses lectures à voix haute, son métier et sa passion de poète, ses déplacements, ses rencontres, mais aussi des réflexions sur les attentats islamistes, l'ascension du Front National. C'est lorsque l'auteure est en colère qu'elle résonne le mieux.

Petit condensé sur les attentats islamistes : « … je continuerai de ne pas vous appeler barbares mais assassins, je continuerai de penser que vous êtes des hommes, si ça me tue quand même, je continuerai d'ouvrir des livres pour comprendre comment nous avons pu en arriver là, je continuerai de ne pas hisser les couleurs du drapeau français comme je continuerai de ne pas chanter la Marseillaise ni d'aimer le mot patrie, mais je continuerai d'aimer là d'où je viens, là où je vis, ce foutu pays mal fichu, comme je continuerai de ne pas laisser mon pays à l'extrême droite, je continuerai de penser que votre truc n'a rien à voir avec la religion mais avec du fascisme... ». Justement sur le fascisme français bon teint ripoliné en façade « On se souvenait comme d'anciens combattants d'avoir été poursuivis à coups de matraque par le service d'ordre musclé du FN. Ces mêmes gens aux mêmes idées, il ne faut pas se leurrer, se dédiaboliser ne veut pas dire se renier, c'est juste se rendre présentable, ces mêmes gens donc, étaient en train de parader sur les petits écrans. Le dégoût ».

Les mots cognent, mais ils savent aussi émouvoir, faire rire (beaucoup), accrocher et envoûter. De simples petites pensées couchées sur du papier, le lecteur en retire une grande satisfaction, une joie et un bien-être. Maîtrise du verbe et invite au voyage car Sophie G. LUCAS se souvient aussi de la route, et le simple fait d'en parler semble lui rappeler qu'elle place très haut Jack KEROUAC. Récits d’une humaniste qui sait mordre et frapper par sa plume.

Ce petit médicament sans effets secondaires est sorti en 2018 aux Éditions de La Contre Allée et me paraît plus que recommandable pour soigner ce que vous avez.


(Warren Bismuth)

mercredi 5 décembre 2018

Léon TOLSTOÏ « Les insurgés »


« Les insurgés » n’est ni le titre d’un roman, ni celui de l’une des cinq nouvelles composant ce recueil, c’est en revanche le thème principal et commun de ces nouvelles, toutes écrites après 1900, exceptée la première, rédigée en 1862.

-         Les décembristes : ce n’est pas à proprement parler une nouvelle mais bel et bien les trois premiers chapitres d’un roman inachevé. Les décembristes furent les acteurs d’une tentative de coup d’État en 1825 en Russie, au mois de décembre (d’où leur nom). Le début du roman raconte le retour d’exil d’un décembriste en 1856, juste après le célèbre siège de Sébastopol durant la bataille de Crimée. Il est difficile de parler de trois chapitres d’un roman que TOLSTOÏ voulait long et épais. Sachez seulement qu’il abandonne rapidement le projet pour en attaquer un nouveau, sur des thèmes assez proches. Ce nouveau roman s’appellera « Guerre et paix ». Rien que ça. Il sera rédigé entre 1863 (juste après l’abandon des Décembristes) et 1869. Quant aux « Décembristes », TOLSTOÏ tentera bien de les reprendre à la fin des années 1870, mais en vain.

-         Après le bal : écrit en 1903, remarquablement « Maupassantien » (TOLSTOÏ avait lu et apprécié MAUPASSANT), sur le passage à tabac, la bastonnade pour être précis, d’un condamné, frappé par des verges de soldats. Courte nouvelle très efficace.

-         Pour quelle faute ? : écrit en 1906. Après une insurrection en 1830, un polonais est exilé en Sibérie. Là-bas il va tenter de s’évader. Récit âpre et sombre d’après une histoire vraie.

-         Le divin et l’humain : écrit entre 1903 et 1904. Sont ici décrites minutieusement trois morts à venir, toutes bien différentes, avec un fort accent religieux – pas seulement dans le titre -, c’est la période emplie de foi de l’auteur, foi qui ne le quittera plus jusqu’à sa mort en 1910.

-         Notes posthumes du starets Fiodor Kouzmitch : écrit en 1905, il se base également sur des faits réels, et non des moindres. Ce Kouzmitch a existé. Il a vécu en sorte d’ermite en Russie au XIXe siècle, mais serait en fait Alexandre 1er, si si, le tsar, officiellement mort en décembre 1825, en plein coup d’Etat décembriste, un tsar que le pouvoir dégoûtait, qui aurait voulu reprendre sa liberté en se faisant passer pour mort (TOLSTOÏ avance ici ce qu’il appelle des preuves). 1825, les décembristes, la boucle est bouclée. D’autant que cette dernière nouvelle est restée elle aussi inachevée, qu’elle aurait dû être le début d’un grand roman. À en lire les premières pages, il aurait pu devenir le chef d’œuvre de TOLSTOÏ, ce début est absolument remarquable.

Ces « Insurgés » me paraît intéressant à bien des égards : la variété des tableaux, les adaptations judicieuses de faits historiques, des biographies partielles. Mais aussi le fait que, hormis le premier récit, tout est écrit après 1900, peut-être la période la moins connue concernant les fictions de TOLSTOÏ, qui alors se consacrait surtout à des essais.

Ce recueil me paraît l’outil idéal pour découvrir la pensée complexe de TOLSTOÏ : à la fois historien des guerres, pamphlétaire, révolté, religieux, biographe, et bien sûr immense écrivain qui fait vibrer sa plume en nous transmettant ses connaissances. Ce présent recueil est peut-être le plus solide à conseiller (toutes les nouvelles sont de très grande qualité), le plus abouti, le plus intéressant. Posez-vous un moment, effeuillez ce volume, vous en ressortirez telle une fleur épanouie. La traduction et les notes de Michel AUCOUTURIER sont d’une qualité exceptionnelle et rendent cet ouvrage indispensable aux Tolstoïen.ne.s. Je reviendrai bientôt voir TOLSTOÏ, il me manque déjà.

(Warren Bismuth)

samedi 1 décembre 2018

Leonid ANDREIEV « Le gouverneur et autres nouvelles »


Nous vous avons déjà présenté l’immense ANDREIEV dans une précédente chronique, aussi venons-en directement à ce recueil de huit nouvelles, toutes écrites semble-t-il au tout début du XXe siècle. ANDREIEV (1971-1919) sait dépeindre de manière magistrale la Russie pauvre, celle qui souffre, la rurale surtout, peut-être un pont nécessaire entre DOSTOIEVSKI, TCHEKHOV et LESKOV.

De ces huit nouvelles, « Le gouverneur », la première, écrase les autres par sa force, sa puissance. Elle peut d’ailleurs être cataloguée comme roman (à ma connaissance, ANDREIEV n’a jamais écrit de « vrai » roman). Un gouverneur vient de donner l’ordre de tirer sur une manifestation de grévistes crève-la-faim. Bilan : 47 morts et de très nombreux blessés. Depuis il vit souvent cloîtré, près des siens, il sait qu’il va mourir assassiné, la question est juste de savoir à quel moment. Il est pris de cauchemars, de folie passagère, de paranoïa. Ce scénario est tiré d’une histoire vraie, le thème principal est la peine de mort : doit-on exécuter de sang froid un être, même s’il est coupable du meurtre de 47 personnes ? « On eût dit que l’antique loi du talion, elle-même, exigeant la mort pour châtier la mort, qui s’était endormie et semblait morte aux gens peu perspicaces, avait ouvert ses yeux froids, vu les hommes, les femmes, les enfants tués, et étendu sa main autoritaire et impitoyable sur la tête de l’assassin ». Une sorte d’attente insoutenable dans un couloir de la mort.

Dans les autres nouvelles, un chien abandonné, Koussaka, battu, montré en spectacle privé, rappelant un peu « Croc-Blanc » ou « L’appel de la forêt » de jack LONDON. Et cette dernière nouvelle « La vie est belle pour les ressuscités » où ANDREIEV nous fait parcourir un cimetière, y entend les morts. Ils sont vivants mais se taisent. Admirable écriture poétique, pleine de compassion mais mordante, ANDREIEV réussirait presque à nous faire aimer voire désirer la mort.

Comme souvent dans les recueils de nouvelles, certaines sont plus légères, plus futiles, mais le style est là, bien présent, très puissant. Totalement oublié puis ressuscité (lui aussi !) par les bons soins des Éditions Corti il y a quelques années (six volumes plein jusqu’à la gueule et constituant l’intégralité des écrits de l’auteur, le dernier étant une courte pièce de théâtre). Pour ne rien vous cacher, je ne les possède pas et me suis rabattu sur un ebook de « compilation » au prix défiant toute concurrence pour vous faire redécouvrir par le truchement de huit écrits cet écrivain génial mais sous-estimé, qui a la trempe des plus grands. Le présent recueil était également sorti en version papier en 1908, ce qui, vous en conviendrez, ne nous rajeunit guère. Peut-être qu’avec une certaine assiduité (et sans doute un portefeuille bien garni) vous aurez la chance de le dénicher.

Si la littérature russe vous passionne, tout d’abord je vous comprends et vous donne ma bénédiction, ensuite j’ajouterai qu’il faut avoir lu ANDREIEV pour bien goûter toute la quintessence de celle-ci.

(Warren Bismuth)

mercredi 28 novembre 2018

Agnès DESARTHE « La chance de leur vie »


Cette rentrée littéraire 2018 s’étire dans le temps… Agnès DESARTHE revient une nouvelle fois sur le devant de la scène, encore aux éditions de l’Olivier avec son nouveau roman « La chance de leur vie ».

DESARTHE dresse le portrait sans concession d’une famille parisienne qui choisit de s’expatrier aux Etats-Unis, sans le savoir, à la veille des attentats du 13 novembre 2015.

Le tableau est tellement simple, qu’au premier abord, tout semble banal (tristement banal ?) : un couple, Sylvie et Hector, ce dernier est un enseignant-chercheur à l’Université, manifestement sans grand génie, qui, face à « la chance de sa vie », emmène tout son foyer traverser l’océan pour atterrir à Earl University en Caroline du Nord. Ils embarquent avec leur fils unique, Lester (aka Absalom Absalom, figure biblique fils de David et aussi titre du roman de FAULKNER publié en 1936), 14 ans et manifestement occupé par autre chose que par son adolescence.

Le personnage de Sylvie est assez complexe et ne se dévoile qu’au fur et à mesure du récit : femme effacée au physique particulier, voire ingrat tant il semble être à l’opposé des diktats modernes, elle entretient ce côté terrien et primal qui lui valent de faire parfois tourner des têtes (je vous renvoie à la scène surréaliste avec son beau-père). La soixantaine bien tapée, elle a été mère sur le tard après avoir perdu un nouveau-né, bien plus jeune (mais l’âge de sa première grossesse n’est pas précisé). On pressent donc cette complexité, à plusieurs niveaux qui s’imbriquent les uns dans les autres.

Sylvie est une femme effacée, non par soumission ou par contrainte mais parce que c’est son caractère : elle n’est pas maîtresse de son foyer comme ça pourrait être entendu, les choses lui glissent dessus, elle subit, on a l’impression que tout lui échappe. Elle rationalise tout, jusqu’à ce qui pourrait être la mort de son couple. Cette petite bonne femme (je ne vois pas comment la qualifier autrement) rationalise et intellectualise tout ce qui se passe dans sa vie. Son arrivée dans une nouvelle communauté, son intégration nécessaire, ses nouveaux loisirs (la poterie), ses rapports avec les collègues de son mari (majoritairement féminins), ce qu’elle doit dire, ce qu’elle doit faire. Et c’est justement ce qui lui plaît, à Hector ! Pas très brillant, il peut compter sur le soutien inconditionnel de sa femme pour apporter la patine nécessaire à la valorisation de tous ses faits et gestes. Leur relation de couple se veut moderne : il y a autant de confiance que de coups de cœur épars sans que cela ne vienne remettre quoi que ce soit en question (je vous renvoie aux scènes entre Sylvie et son incroyable baby-sitter, et le coup d’œil de Lester en passant). Hector jouit, à son arrivée sur le continent américain, d’un coup de projecteur bienvenu qui lui permet d’enchaîner les conquêtes (pendant que Sylvie façonne des navets, des carottes en poterie, et même les vieilles chaussures de son mari, CQFD).

Et Lester ? Malgré son joli prénom anglais peu commun, cet ado préfère se faire appeler Absalom Absalom, fantaisie à laquelle ses parents finissent par se prêter sans trop se poser de questions, juste Sylvie qui tient à se faire appeler maman plutôt que par son prénom. Très fusionnelle avec son fils, elle s’inquiète quand même depuis qu’il est tout petit de ses intérêts spécifiques ou de ses comportements. Enfant qualifié de très intelligent, la surveillance de ses parents se relâche quand ils constatent que ce dernier arrive à s’intégrer dans son nouvel environnement. Fort d’un groupe de copains hétéroclite, priant pour le salut de l’âme de ses parents (je vous ai dit qu’il était gentiment chelou le môme), il s’évade faire on ne sait quoi en forêt. Tellement on ne sait quoi qu’il sera accusé d’avoir joué à touche pipi avec ses copines alors qu’il ne faisait que prêcher la bonne parole.

Le livre est drôle, certaines scènes surréalistes et le caractère de Sylvie y est pour beaucoup. Ses rapports avec les autres expats ou les locaux, sont truculents (Mister Black et ses contacts farfelus). Le moment où elle pressent l’infidélité de son mari est à crever de rire puisque sa panne de machine à laver est provoquée par l’accumulation de préservatifs usagés dans la pompe à eau, qu’elle regarde nager au fond de sa bassine, pas vraiment émue.

L’ouvrage est vraiment centré sur Sylvie, ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, ce qu’elle vit. Son parcours, finalement pas si transparent ni rectiligne, est émaillé par la douleur que l’on pressent être une véritable première épreuve pour son couple, qui est la perte de l’enfant, quelques heures après sa naissance (une petite fille). Ce fait est repris par Hector qui ne peut que constater que l’humeur de Sylvie n’a plus jamais été la même après ce dramatique événement (et on ne va pas la blâmer).

En toile de fond, les attentats du 13 novembre 2015 qui, eux, vont profondément affecter Lester, touché de plein fouet en apprenant que l’un de ses contacts a été mutilé. Cette violente révélation, faite de manière violente elle aussi, par les réseaux sociaux, vont forger son esprit et entraîner le rejet de tous ces médias de communication modernes tels que nous les connaissons et qui sont d’habitude si plébiscités par les nouvelles générations (et surtout indispensables). On note aussi les commentaires des autochtones sur les événements subits par l’hexagone et l’arrivée pressentie, voire attendue de Trump à la présidence des Etats-Unis.
Ce roman n’est pas un pavé, à peine plus de 300 pages et pourtant il est dense, très dense, il y aurait beaucoup plus à dire et à analyser que ce que je viens de faire fort modestement.

Auteure découverte récemment, toujours aux éditions de l’Olivier, avec « Une partie de chasse », chroniqué juste ici


DESARTHE est maîtresse dans la description des caractères. Les personnages ne sont pas forcément attachants mais ils sont minutieusement décrits, c’est du travail d’orfèvre.


(Emilia Sancti)

dimanche 25 novembre 2018

Jacques JOSSE « Comptoir des ombres »


Ce recueil de 2017 pourrait être vu comme une micro-anthologie du travail de Jacques JOSSE : des petites chroniques, de minuscules biographies sous forme de poésie en prose avec l’écriture unique, l’atmosphère singulière et toute délicate de l’auteur. Évocations intimes de personnages croisés ici et là, puis morts pour certains. Quelques repères dissimulés afin de dater l’action : les noms de coureurs du Tour de France, un titre de John Lee HOOKER, la mort d’Otis REDDING, un squat de Saint Brieuc (même si là il faut être un peu à la page de ce qui exista en collectif punk près du port du Légué au début du XXIe siècle), de petits indices, comme oubliés dans la marge puis incorporés.

Les poètes bien sûr, souvenirs encore brûlants, de références en hommages. Intrusion de la Beat Generation, celle qui a tant compté. Tout ceci distillé avec grâce au beau milieu du crachin, du bord de mer suintant ou au cœur d’un hameau, d’un village, de Saint Brieuc bien sûr. De tout petits textes, travaillés à l’équerre, rien ne doit dépasser, rien ne doit faire tache, imbrication au cordeau de mots qui se complètent, se répondent, précisent la pensée, guident sans s’emballer.

Les morts, les compagnons jamais oubliés, viennent boire un dernier verre avant que le cercueil se scelle définitivement, un puissant coup de marteau dans une mélancolie palpable sur le dernier clou, le plus dur à faire pénétrer, les morts continuant à soliloquer. Les figures bretonnes. Oh, pas les célébrités, mais ces petites gens qui ont permis l’image collective, attisé la mémoire, fleuri le souvenir. Chez JOSSE il y a d’ailleurs plus de morts que de vivants puisque c’est bien la mémoire qui est à l’œuvre, une œuvre à part qui sait pourtant se faire intemporelle jusqu’à ce qu’un macchabée surgisse de la brume, clopin-clopant, pour une dernière bordée frisant l’excellence.

En fin de volume, une dizaine de pages, le poète de la nostalgie interviewé par Malek ABBOU. Le travail d’écriture de Jacques JOSSE, c’est encore bien un certain JOSSE Jacques qui en parle le mieux : « La plupart de ceux qui circulent dans mes textes sont des naufragés, des perdants, des exclus, des cabossés de la vie… Mais aucun d’entre eux ne courbe l’échine. Ils n’acceptent pas leur condition. Ils se battent avec leurs moyens. Ils résistent. Ils ont leur dignité ». Ou encore « Être en position de narrateur. Évoquer quelques épisodes de la vie des autres. Qui peuvent souvent croiser et s’entremêler à la mienne. Mais ce sont eux qui suscitent le texte. D’où ce besoin de rester en retrait, à bricoler dans l’arrière-boutique. J’ai du mal avec le « je ». On est soi-même et autre en même temps. Plusieurs en un ».

Tout est dit, tout l’univers de JOSSE est dans ces quelques réflexions. On ressort toujours d’un bouquin de JOSSE totalement bouleversés, ensuqués (sans doute les effluves de l’eau-de-vie, mais possiblement aussi le tangage des vieux navires sur une mer capricieuse, le roulis) mais apaisés. On laisse au vestiaire notre colère après la vie, on croit donner la main à ces accidentés du parcours de vie, on les laisse à regret avec une certaine amertume au fond de la gorge. Un bon cidre fera disparaître cette sensation. D’autant que JOSSE a beaucoup écrit de ces petits bouquins nécessaires, là aussi il distillé ses mots un peu partout chez des petits éditeurs, il nous reste la matière, et c’est bien ceci qui nous rend sereins. D’ailleurs c’est la deuxième fois en quelques mois que je lisais le présent ouvrage.

Le livre est accompagné d’une très jolie préface de Michel DUGUÉ et de photographies pleine page de Michel THAMIN, du noir et blanc, prisme sur le détail, rappelant l’écriture de JOSSE, une écriture d’une rare sensualité, suavité d’un réalisme pur. Paru en 2017 chez Les hauts-Fonds. Et si sur ce blog on semble s’attarder beaucoup sur les livres de JOSSE, c’est parce qu’on les aime d’un amour peut-être effrayant mais d’un véritable amour libre donc partageur.


(Warren Bismuth)

Francette VIGNERON & Antoine QUARESMA « L’œil de tigre »


Drame en cinq actes, et pourtant ce n’est pas du théâtre mais bien une bande dessinée. Souvenez-vous du film controversé (souvent pour de très mauvaises raisons) de Henri-Georges CLOUZOT « Le corbeau », sorti en 1943, en pleine occupation nazie, sous contrôle de la Continentale. Bien. Il est la version fictionnelle d’une affaire réelle s’étant déroulée à Tulle, Corrèze, entre 1917 et 1922. Un corbeau y sévissait, envoyait des lettres anonymes incendiaires aux habitants de la paisible cité, des phrases vomies, pleines de haine, de délations, d’histoires de coucheries sordides. Tout le monde soupçonnant tout le monde, immense psychose chez les tullistes, tension permanente, irrationnelle. 110 lettres vont ainsi être expédiées en 5 ans, toutes plus violentes les unes que les autres, attisant la rumeur et le mal-être (n’oublions pas que l’affaire débute en pleine première guerre mondiale).

L’acte 1 est la présentation du film, recadré dans le contexte de l’époque. Suivent les actes 2 à 5 : l’affaire, la vraie, les lettres, les dictées organisées par le docteur Edmond LOCART, spécialiste graphologue (nouvelle science encore balbutiante), suicide par noyade raté pour une présumée coupable mais réussi pour sa mère, le dernier acte s’attardant sur le procès. Oui le procès, car quelqu’un est fortement soupçonné. En fin de volume des documents d’un grand intérêt : fac-similés, photos de Tulle à l’époque de l’affaire, coupures de journaux la relatant.

Mais attardons-nous un instant sur la forme : les vignettes sont tout simplement somptueuses. Tantôt grises, tantôt colorées à l’ancienne, il me semble que certaines sont exécutées à partir de photos retouchées par de la peinture, les architectures étant presque parfaites. Devant ces décors de fond, des personnages peints puis comme découpés et collés sur les photos, donnant un semblant de relief. Les bulles sont « old school », tapées à la machine, du pur « Times new roman », tantôt noir sur blanc tantôt le contraire. Quant à la couverture elle est souple, rendant un cachet supplémentaire de « vieille » BD.

Ces 50 pages passent à la vitesse de l’éclair tant le rythme est enlevé et le suspense bien mis en place. Qui est le véritable corbeau ? Mise en scène façon polar, aspect psychologique non oublié. Et bien sûr l’évident clin d’œil au magnifique travail de CLOUZOT. La documentation est sérieuse, le travail visuel impeccable et varié, c’est un gros coup de cœur que je vous présente ici, ne sous-estimez pas cette BD d’une grande classe.

Ah, il faut quand même que je vous précise qu’elle a été éditée fin 2017 chez une toute petite maison d’édition de Haute Corrèze (peut-être l’un des plus beaux paysages de France dans lequel il fait parfois bon vivre), Maïade, qui s’occupe pourtant le plus souvent de documentaires régionaux (très beaux aussi), parfois de romans mi historiques mi terroir. Allez voir ce catalogue, vraiment il vaut le coup d’oeil. Et cette BD est une pure merveille, tel un travail familial car, comme l’éditrice vivant en Corrèze, l’auteure parisienne a rejoint cette terre depuis longtemps. Quant au dessinateur il est briviste pur jus pour une réalisation locale. De plus les fêtes de Noël approchent, voici un petit cadeau très original. Vous aidez une éditrice, vous faites plaisir à un proche : « Quand on nous fait pas chier on se contente de joies simples ».


(Warren BISMUTH)

lundi 19 novembre 2018

Patrice PERNA & Nicolas OTERO « Morts par la France – Thiaroye 1944 »


Une histoire méconnue, particulièrement sordide, opaque et injuste, une page de l’Histoire de France, avec plein de tâches dessus, une page collée par le sang. Tout commence par l’enrôlement des tirailleurs sénégalais au sein de l’armée française au tout début des hostilités de la seconde guerre mondiale en 1940 afin de combattre l’ennemi nazi. Les soldats français (comprendre les blancs) prisonniers sont transférés dans des stalags en Allemagne. Les autres (comprendre les moins blancs, les basanés quoi) sont interdits de terres allemandes (noirs, ils ne sont pas des hommes) et rejoignent des « frontstalags », des camps d’internement dans des zones françaises occupées par l’armée allemande.

C’est en 1944 que les premiers frontstalags sont libérés après des années passées dans des conditions épouvantables pour des soldats sénégalais qui vont enfin pouvoir retourner chez eux, près des leurs. Mais une dette persiste : une solde non payée par la France aux soldats sénégalais (donc français), comme un salaire non versé aux tirailleurs. Pourtant les soldats blancs ont eu droit à ces émoluments. Malgré cet impayé les soldats sénégalais regagnent leur sol natal, certains en direction d’un camp de transit à Thiaroye. Là tout bascule, c’est le drame : l’armée française tire par rafales sur les soldats noirs. Version officielle : mutinerie, légitime défense, rébellion des soldats furieux que l’argent ne leur ait pas été versé.

Cette magnifique BD parue aux Arènes BD fait renaître ce fait divers de Thiaroye, mais en menant l’enquête par le biais d’Armelle MABON, une assistante sociale devenue historienne. Elle va déployer une énergie folle pour montrer que la version officielle ne tient pas, pas plus que le nombre de morts, fluctuant au cours des années, qui finit par se stabiliser à 70.

Ils seraient en fait des centaines à avoir été massacrés ce jour-là. Oui, massacrés, car selon pas mal de témoignages se recoupant, plus question de légitime défense puisqu’il n’y aurait eu aucune mutinerie de la part de la population indigène dans le camp de transit. Crime froid, sans concession. Meurtre raciste de masse. Mieux : certaines sources accusent de GAULLE comme le véritable commanditaire du massacre. Ces tirailleurs sénégalais qui ont combattu pour la liberté de la France, qui ont survécu à la bataille sur le front, au nazisme, aux conditions indécentes dans les camps de prisonniers, se font plomber en plein vol comme de vulgaires palombes une fois revenus sur leur terre natale. Gratuitement, comme ça, sans explication, sinon des théories oiseuses dédouanant l’armée française. Enfin, gratuitement, non, mais bien plutôt pour que l’armée française n’ait pas à leur verser leur solde.

Cette BD est forte en émotions, elle déconstruit patiemment, par petits bouts, la version officielle de cette tuerie. Par des témoignages précis et des documents encore visibles, elle réfute la thèse de cette bien pratique légitime défense contre un ennemi déchaîné. Et puisque le cynisme n’en est plus à cela près, sachez que sur les rares dossiers militaires retrouvés concernant les morts « mutinés », il est tamponné à l’encre rouge sang ces quelques mots : « N’a pas droit à la mention ‘Mort pour la France’ ». Jusqu’au bout. Humiliés.


(Warren BISMUTH)

dimanche 18 novembre 2018

Yves RAVEY « La fille de mon meilleur ami »


« La fille de mon meilleur ami » d’Yves RAVEY, cache bien son jeu. Rien, et certainement pas la quatrième de couverture, ne laisse présager ce qui va se nouer. Les 142 pages éditées par l’illustre Minuit, se laissent dévorer très vite.
William promet à son meilleur ami, Louis, mourant, de retrouver sa fille Mathilde dont il avait perdu la trace. Cette dernière a une drôle de vie : longtemps à l’hôpital psychiatrique, sous médication diverse et variée depuis, elle a perdu la garde de son fils, qu’elle ne doit plus approcher.
Cette dernière formule une requête à William : retrouver son fils, pour qu’elle puisse lui parler, elle en a le besoin impérieux. Soucieux de la voir retrouver un semblant de santé mentale dans ce brouillard chimique dans lequel elle semble vivre, William accepte. Les voilà dans un hôtel de province. Mathilde fume, fugue, va à la pharmacie munie de ses longues ordonnances et William mène l’enquête.
C’est à ce moment-là que le récit laisse une large place au personnage de William. Celui que l’on croit tout d’abord animé de bonté va se révéler étonnant et pas aussi clair qu’on aurait pu le croire au début du récit. Il va tenter de tirer son épingle du jeu, sur le dos de Mathilde et de son besoin de communiquer avec son fils, Roméo.
L’enquête de William va le mener jusqu’à une révolte syndicale, dans une usine Rhône-Poulenc, à la rencontre d’Anthony, trésorier du syndicat et ex-mari de Mathilde. La caisse de soutien dont il a la responsabilité va attirer la convoitise du finalement très peu recommandable William Bonnet… Sheila aussi, avec ses yeux incroyables, nouvelle épouse d’Anthony et belle-mère du petit Roméo n’est pas non plus toute blanche dans l’histoire. Et ne va pas passer inaperçue aux yeux de William.
Quid de Mathilde et de sa quête pour retrouver son fils ? Reléguées au second plan, instruments pour accomplir les volontés d’un William qui se révèle implacable manipulateur, noir, aussi noir que le roman dans son ensemble.
L’ambiance est serrée, ardue, cynique, noire (je me répète) et tout concourt à cette atmosphère étouffante. Une Mathilde complètement à côté de la plaque, à la poursuite de ce qu’elle a perdu, l’indifférence de son fils, Roméo, qui ne comprend rien, un couple étrange, Anthony et Sheila, quelque peu délaissée. Et un petit bandit de banlieue, William, qui sait très bien mener son monde.
A avaler d’une traite, comme un whisky sec. Après cette première lecture d’Yves RAVEY, je sors conquise. A l’avenir vous reverrez son nom sur ce blog, auteur prolixe, je n’ai que l’embarras du choix !
(Emilia Sancti)

« Ford Blanquefort – Même pas mort ! » Collectif


Un ouvrage collectif, un recueil, une compilation. Un peu plus de 80 pages avec comme point central l'usine Ford en Gironde, à Blanquefort, usine qui devrait fermer en 2019. Bon, certains pourront dire – avec raison - qu'une usine de fabrication de bagnoles qui ferme, c'est un peu la planète qui respire mieux, l'humain qui pollue moins. C'est un fait. N'empêche que 900 salariés devraient se retrouver sur le carreau direction Pôle Emploi, d'où cette mobilisation à laquelle Les Éditions Libertalia prennent plus que leur part en réalisant ce petit bouquin ou cette grosse brochure, c'est selon, qui vient juste de sortir et issu de diverses contributions.

L'un des buts du recueil est de se faire rencontrer deux mondes : le prolétariat et l'art. Ce sont ici les artistes qui font le premier pas, comme certains écrivains du XIXe siècle ou du début du XXe pouvaient le faire en France, en Europe, mais aussi aux États-Unis pour les plus célèbres. Ils offrent une matière première à réflexion, puisent dans leurs tripes pour proposer des textes de toutes formes. On y trouve aussi des personnages publics engagés.

À commencer par Philippe POUTOU et son discours énergique même s'il devrait réviser l'écriture inclusive qui pique un peu les yeux dans cet écrit. Puis Sorj CHALANDON, mon préféré du recueil (tiens donc ?) qui livre une nouvelle poignante très DAENINCKXienne, un texte de la chanteuse JULIETTE qui parle de la chanson en général dans la lutte y compris celle des classes, Serge HALIMI et sa plume toujours acérée prête à monter au créneau, Monique PINÇON-CHARLOT et Michel PINÇON pour qui les riches sont responsables des maux de la société.

Suivent des petits textes très bien sentis de la romancière Dominique MANOTTI, du romancier Laurent BINET, du tendre mais révolté comédien François MOREL. Passons sur le très (trop!) prévisible Didier SUPER (son discours provo facile peut finir par lasser et faire bailler) pour retrouver un texte très court de l'humoriste Guillaume MEURICE suivi de quelques pages du romancier Didier CASTINO. Hervé LE CORRE quant à lui propose une nouvelle assez proche de celle de CHALANDON dans l'esprit. Le volume se termine par une courte analyse lexicale de Philippe BLANCHET sur le langage utilisé par les médias locaux pour rendre compte de la lutte sociale à Blanquefort.

N'oublions pas le centre du volume : quelques pages drôles ou enragées de dessinateurs assez proches de la mouvance libertaire, tels FAUJOUR ou LASSERPE. Ils sont tout de même 17 crayonneux à participer à l'aventure, dont PLANTU.

Un petit objet qui fait chaud au cœur, tant on a le sentiment que les mobilisations actives contre l'ogre capitaliste tendent à se raréfier en ces temps où réussir peut être précisément écraser l'autre (la compétition, mère de tous les vices). Les artistes du présent recueil se sont mouillés, les mains enfouies bien profond dans l'encrier, pour en ressortir leurs mots propres sur un sujet collectif. Très belle initiative, très joli résultat, couverture toujours soignée, rouge et noire comme pour nous rappeler quelque chose.

http://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 11 novembre 2018

Nicolas DEBON « L’essai »


« L’essai », c’est le nom de cette petite communauté libertaire fondée à Aiglemont dans les Ardennes en 1903. Le créateur de cet espace de vie n’est autre que Jean-Charles Fortuné HENRY, frère d’Émile HENRY, ce dernier « célèbre » pour certains fameux attentats à Paris, notamment la bombe dans le café Le Terminus en 1894 (il sera guillotiné la même année). Le père, Fortuné HENRY, était aussi militant libertaire et avait participé à la Commune de Paris de 1871. Jean-Charles HENRY a donc en quelque sorte la révolte dans les fibres.

Cette BD de 2015 chez Dargaud reprend le fil de la brève existence de « L’essai », du choix de l’emplacement en 1903 à son abandon en 1909. Entre ces deux dates, construction des bâtiments, arrivée des premiers habitants, premières visites de personnes intéressées pour tenter la même aventure en d’autres endroits et venues s’informer, mise en place d’un jardin potager, les premières récoltes avec cette volonté de vivre au plus près de l’autosuffisance. La réaction des autochtones est assez signifiante : tout d’abord rétifs, ils se rapprochent de plus en plus de ce lieu un peu étonnant, original, s’y intéressent, et vont même jusqu’à donner des petits bouts d’un peu tout afin d’aider la communauté.

L’hiver ardennais est rigoureux et fait souffrir la colonie. Les premiers enfants sont toutefois accueillis, ils s’épanouissent de manière spectaculaire. Le hameau est clairement politique, avec ses slogans cloués sur les façades : « Le plus de bien-être au prix de la moindre souffrance possible » et autres « Nul ne peut être heureux tant qu’il y a un seul malheureux ». L’autogestion bat son plein, et ce petit écrin de verdure semble le paradis sur terre.

L’expérience est poussée encore plus loin. Malgré le manque d’argent, la communauté investit dans une imprimerie afin de tirer des brochures puis un journal hebdomadaire, Le Cubilot, qui paraît en 1906. C’est une époque de forte grogne ouvrière en France avec de nombreuses grèves organisées par un mouvement social puissant et des syndicats acharnés. Le Cubilot prend part à ces combats, à sa manière, en servant de passeur médiatique, mais aussi par le biais de la colonie qui cache des militants recherchés. Le ton du Cubilot est offensif, violent, il sera en quelque sorte le cercueil de la communauté.

Reste une aventure collectiviste hors du commun que je vous laisse découvrir dans cette très jolie BD aux dessins « old school » et aux paysages forestiers enivrants. En fin de volume, un petit dossier avec quelques photos splendides et un rapide résumé de ce que fut la colonie. « Tout ce que nous avons fait ici l’a été sans qu’un ordre soit donné. Nous vivons sans dieu, sans patrie, sans maître, libres avec la sensation de vivre ce que nous souhaiterions avoir vécu ». C’est ainsi que commence cette BD. Elle se terminera mal.

(Warren Bismuth)

jeudi 8 novembre 2018

Daniel de ROULET « Dix petites anarchistes »


Le roman des utopies, de la liberté et l’évasion. Oh mais c’est un peu court jeune homme ! Alors, reprenons. Des jeunes filles ont grandi à St Imier, dans le Jura suisse rural en plein XIXe siècle. Si St Imier est une petite ville dont la spécialité (à venir) est l’horlogerie (ce qui aura son importance plus tard dans le récit), c’est aussi une sorte de bastion révolutionnaire anarchisant. C’est d’ailleurs là que se tient le congrès de la fondation de l’Internationale Antiautoritaire en réponse à la première internationale (où les anarchistes ont été écartés) en septembre 1872.

Un précédent, un fait divers, avait eu lieu en 1851 où un médecin juif allemand, pourtant soutenu par les habitants, avait été forcé de quitter la ville. En une période où l’Homme est tout puissant (mais cela a-t-il réellement changé ? Sans doute un peu, mais le chemin est encore long) et seul a le droit de vote (« Quand le vote ne plaît pas à l’autorité il est cassé »), dix femmes anarchistes décident de changer leur destin pourtant tout tracé.

Dans une région où le cours d’eau s’appelle la Suze (c’est bien là que ce sera inventé le célèbre apéritif avant d’être repris et labellisé en France), on ne peut qu’anticiper une bonne histoire. Elle l’est. À cette époque, l’émigration de citoyens suisses pour d’autres contrées est massive. Aussi, en 1873, huit dames et neuf enfants dont certains en bas âge mettent les voiles au propre comme au figuré, puisque ayant atteint Brest, elles s’embarquent sur un navire à destination de la Patagonie. Sur ce bateau, plusieurs centaines de Communards encagés, les révolutionnaires défaits du Paris insurgé de 1871, déportés vers la Nouvelle Calédonie. C’est en leur compagnie qu’elles vont effectué la longue traversée.

Mais pourquoi huit dames alors que je vous ai parlé de dix ? Car deux d’entre elles avaient déjà tenté l’aventure et sont mortes du côté du Chili. Le rafiot se nomme La Virginie, et si ce nom ne vous parle pas, sachez que c’est celui sur lequel étaient effectivement embarqués les Communards, dont une certaine Louise Michel ou autres Nathalie LEMEL et Henri ROCHEFORT. Nos dissidentes vont faire la causerie avec la grande Louise, qui apparaît dans ce livre telle qu’elle semble avoir été. À St Imier, elles avaient vu, entendu de brillants orateurs anarchistes, dont BAKOUNINE et un jeune prodige : Errico MALATESTA. MALATESTA prend d’ailleurs une place prépondérante dans cette épopée résolument anarchiste et féministe.

Dans un roman d’abord picaresque mais où la tragédie arrive au galop, le rendant de plus en plus sombre, le lecteur va croiser par exemple le pauvre peuple Mapuche massacré, un Chili corrompu, mais aussi l’archipel de Juan Fernandez, oui celui de Robinson Crusoé, le vrai, enfin plutôt celui dont la destinée d’un naufragé a inspiré Daniel DEFOE pour son célèbre bouquin. Là les rescapées (vous verrez que ces femmes disparaissent une à une tout au court du récit) vont vivre l’expérience de l’autogestion antiautoritaire, libre de toute hiérarchie, de tout matérialisme, mettant en pratique pour certaines l’amour libre. Le ton est léger, simple mais direct comme un coup de trique : « Quand les conservateurs se sentent menacés, ils s’allient à leurs anciens ennemis pour réprimer les insurgés au nom de la république ».

L’utopie devient concrète et quotidienne « On a refusé d’un commun accord de mettre en place la moindre ébauche d’organisation économique, ni hiérarchie, ni direction, ni spécialisation des tâches. On vit sans aucun pacte, aucun code moral. Le ou la première éveillé secoue les autres, l’appétit seul appelle au réfectoire, la passion au travail, le sommeil au repos. C’est l’anarchie à l’état pur ».

De nombreux drames viennent jalonner ce récit foisonnant mené à distance par un MALATESTA combatif et plus que jamais actif. De dix femmes, il n’en restera aucune. Cela ne vous rappelle rien ? Si, bien sûr, « Dix petits nègres » d’Agatha CHRISTIE, qui sert de trame au présent roman, avec la comptine qui va avec. Sans être un polar, ce roman peut en effet être considéré comme la version libertaire et insurgée des « Dix petits nègres ». Un bouquin à la fois très accessible et parfaitement documenté qui nous rappelle une période révolue riche en actions politiques. C’est très vite lu pour un moment tout à fait instructif. Sorti en cette rentrée 2018 aux Éditions BUCHET/CHASTEL. ROULET a abondamment écrit, je le découvre pourtant sur ce roman vendant du rêve et se terminant à Montevideo, livre qui m’a fait une très forte impression.


(Warren Bismuth)

mercredi 7 novembre 2018

Hans LIMON « Poéticide »


On nous prévoit un carnage, des têtes vont tomber, celles des poètes surtout ! Hans LIMON n’y va pas par quatre chemins, le sang va couler, des comptes vont se régler. L’auteur s’appuie sur des œuvres existantes qu’il se propose de réécrire, de réinterpréter. Figure de poète maudit, 100 % XXIe siècle, il quitte le mythe du XIXe romantique où l’on se déclamait des vers en se suçant généreusement la langue.

Mélange des genres : prose, poésie, théâtre. La forme classique du poème peut côtoyer le langage injurieux, trivial, finalement ordurier parfois. Oeuvre très riche qui s’adresse à un public averti (AZERTY écrirait l’auteur) par justement cette mixité toute particulière teintée de références littéraires. Le niveau d’écriture est haut, brillant, bouillant, peut se faire vindicatif dans cette forêt référencée de mots au vocabulaire recherché. Pour ne rien gâter LIMON sort son joker : l’humour, oui ces teintes dévastatrices, la dérision, la moquerie, ça part dans tous les sens, truculence nous voilà !

Un exercice de style de haut vol, car même si le lecteur doit par contrainte rester passif, il se régale là où LIMON semble s’amuser passionnément. Le Monsieur gère la fougère ! Cette fougère épaisse derrière laquelle se trouvent des troncs d’arbres sur lesquels viennent s’inviter tour à tour PESSOA, ARTAUD, BAUDELAIRE, RIMBAUD, VERLAINE, SHAKESPEARE, HUGO, RILKE, VILLON, MOREAU bien sûr. « Bien sûr » parce que dans cette nouvelle collection « Les Indociles » de chez Quidam Éditeur, c’est bien marcel MOREAU qui en avait essuyé les plâtres il y a seulement quelques semaines avec la réédition de « À dos de dieu », un texte de 1980. Pour LIMON, MOREAU est le plus grand, le rescapé d’une épidémie, le miraculé du génocide poétissier. Oui, permettons-nous poétissier, car LIMON ne se prive pas pour nous délivrer des néologismes, souvent très drôles d’ailleurs, parfois en forme de jeux de mots inventifs. Car il est interdit de s’emmerder une seule seconde dans « Poéticide ». On y parle vrai, cru, on y agit cru, on y baise cru. Le poème écrit par l’auteur ne lui plaît pas ? Aucun problème, il le biffe. Si si, sur le livre, scratch, une rayure en guise de guillotine en travers de la page :

« - SHAKESPEARE : Pourquoi ces poèmes rayés ?
-         LE VIEIL HOMME : Le plaisir de laisser un indice ou deux sur la scène de crime. Et puis, je ne consens à boire ma soupe que si j’y ai préalablement craché un peu de bile, histoire de lui donner meilleurs goût et consistance ».

Certains vers, certaines phrases, certaines pages sentent le foutre :

« Un génie du coït
virtuose de la bite
une machine à orgasmes
distributeur de spasmes
un colossal jouisseur
qui burine jusqu’au cœur
une sommité du sexe
jamais à cours
jamais perplexe
un athlète endurci
caucasien
circassier circoncis »

Écrire par nécessité, par besoin vital, pas pour se vendre dans le métier ni faire de ronds de jambes aux puissants (tous les métiers possèdent leurs puissants) : « Ta Poésie, c’est de l’aber, du superflou, ta couille dans mon potage, la foudre sans orage ! Elle se vend, ta Poésie, elle se prostitue chaque année sur les places publiques ! Elle quémande les prix, les récompenses, les subventions, les caresses, les dessous de table ! Elle pue la pisse et la naphtaline ! ».

LIMON se veut libre de toute contrainte, de tout contrat. Il souhaiterait faire table rase du passé, occire à nouveau tous les poètes. Oui mais il y a MOREAU, ce MOREAU qui prend la plume, intervient en fin de texte, tapotant l’épaule de LIMON de sa vieille main tremblante, comme pour l’exhorter à continuer. Nous ressortons rassurés : aucun poète n’a été zigouillé en ces pages, la légende peut continuer de s’écrire, avec ou sans vers, théâtralement ou non. La vie en prose reprend son chemin. Il sera rocailleux mais mènera loin.


(Emilia Sancti & Warren Bismuth)