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jeudi 20 décembre 2018

Éric VUILLARD « La bataille d’Occident »


VUILLARD n’a pas attendu le centenaire pour nous présenter « sa » première guerre mondiale qui sort dès 2012. Comme plus tard pour « l’ordre du jour » (Goncourt 2017), il creuse jusque dans les racines du mal, les tréfonds, les causes, la situation politique explosive. Retour sur 1870, l’humiliation française, et avant-goût militaire de ce que sera la suite, 1914. Pourtant les étoiles ne semblaient pas franchement alignées pour le déclenchement d’une bonne guerre (« Moi mon côlon celle que je préfère c’est la guerre de 14-18 » chantait BRASSENS) : « Ainsi, la France et la Russie devaient entrer chacune en guerre si et seulement si l’une d’elles était attaquée par l’Allemagne. La Grande-Bretagne assisterait la France si et seulement si les intérêts vitaux des deux nations étaient menacés. L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie feraient cause commune si et seulement si deux autres États attaquaient l’une d’elles ». Mais voilà, le sort s’acharne et toutes les conditions sont réunies pour que le Grand Brasier commence après une ultime étincelle du côté de Sarajavo (VUILLARD se plaît à rappeler que François-Ferdinand est assassiné quelques minutes après avoir lancé hors de son véhicule une bombe destinée à l’anéantir et blessant certains de sa garde rapprochée). On finit d’ailleurs rapidement par ne plus rien y comprendre : « Enfin, le 23 août (1914 nddlr) le Japon déclare la guerre à l’Allemagne, on ne sait plus pourquoi ». Comme son nom l’indique, la guerre mondiale implique des participants du monde entier.

Stratégies militaires, chiffres, le pilote-horloger VUILLARD sort son train d’atterrissage, rien n’est laissé au hasard, précision quasi maladive : le nombre de mois pour avancer de quelques mètres, le nombre de mois pour les reperdre, le nombre de morts à déplorer alors que les armées ont repris leur point de départ.  La preuve par l’absurde, pour dénoncer l’absurdité de la guerre. Car derrière le cynisme et le détachement apparemment, VUILLARD envoie dans les bronches un vrai texte antimilitariste, il annonce méticuleusement ses barèmes (grosse documentation, VUILLARD n’est pas un fantassin si j’ose m’exprimer ainsi), notamment les 27000 soldats tombés au champ d’honneur le seul jour du 22 août 1914, en faisant pour l’époque la date la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité.

Les chiffres accréditent une réalité pourtant déjà effrayante : les soldats, les canons, les obus, le poids même de ces obus, les avancées (en mètres parfois), les débandades (plus souvent en kilomètres), les travailleuses dans les confections d’armement, un monde dingue, déshumanisé file sous nos yeux. Et VUILLARD en rajoute : des chiffres, des anecdotes, il parvient, grâce un talent hors normes, à nous faire rire en pleine tranchée, au milieu du sang et des cadavres puants. Car VUILLARD ne filme pas l’apparent, il va faire glisser sa caméra derrière le talus, celui du fond, que personne ne voit, il s’y déroule souvent une action singulière, parfois drôle dans son horreur.

Les images, l’auteur les maîtrise d’une manière impressionnante : « Puis vient l’hiver. Le grand hiver très froid de toutes les guerres qui durent davantage qu’un été. Le grand hiver moderne des guerres durables. On récolta toutes les patates, toutes les noix et tous les champignons possibles. Les paniers furent très pleins. Les feuilles tombèrent sur les hommes tombés ».

VUILLARD ne raconte pas la fin de la guerre, il se focalise sur la première année, comme pour signifier que de toute façon tout a été du même acabit durant les trois années restantes, il ne tient pas à bégayer. Il ne parle pas de l’issue du conflit. Issue anecdotique ? Peut-être pas, mais pour lui le vaincu est l’humanisme, alors peu importe qui est le vainqueur.

L’auteur tient à nous faire partager le fait que nous venons d’entrer dans le nouveau siècle, avec 14 ans de retard, mais définitivement, un siècle fou, un monde assoiffé de haine, le nôtre. Il n’oubliera pas d’évoquer les Zeppelin, premiers signes de la guerre aérienne.

VUILLARD a sorti « La bataille d’Occident » la même année que « Congo ». Comment un homme peut faire paraître à quelques mois d’intervalle deux récits aussi puissants, aussi dantesque (il commettra plus tard les très forts « Tristesse de la terre » et « 14 juillet », et l’exceptionnel « L’ordre du jour ») ? Je crois que cela se nomme le talent. Il est immense chez VUILLARD. Et si je vous propose aujourd’hui cette petite chronique, ce n’est pas totalement anodin, c’est même une vraie mise en bouche, en condition : après quasiment deux années d’attente à ronger nos freins, VUILLARD se rappelle à notre bon souvenir et revient le 16 janvier 2019 avec « la guerre des pauvres ». L’obsession de la guerre, du détail dans la guerre. Nul doute que ce nouvel opus bousculera encore un peu plus les limites de la littérature. Nous serons sur le coup, nous ne pouvons pas faire moins.

(Warren Bismuth)

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