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samedi 18 juillet 2020

Corinne MOREL DARLEUX « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce »


Pour cet essai sur l’effondrement, Corinne MOREL DARLEUX s’inspire du parcours sportif d’un certain Bernard MOITESSIER, plus précisément d’une course maritime en 1969, qu’il était en train de remporter, quand tout à coup, il décida non pas de se rendre au point d’arrivée, mais bien de continuer sa course, jusqu’à ce qu’il espèrait être la liberté, loin de toute entrave, loin des honneurs de la victoire. Perdre volontairement et avec panache semble être à la fois le leitmotiv du marin et celui du présent livre. L’autrice va en partie se baser sur un bouquin de MOITESSIER pour avancer ses réflexions.

 

Ces réflexions sont d’abord une analyse très pertinente du monde d’aujourd’hui : compétition/pollution, l’esprit collectif qui a échoué, d’où cette volonté de changer son quotidien à son petit niveau, là non plus sans entraves. Arrêter de croire que l’on va changer ce monde, mais se changer soi-même, du moins changer nos habitudes toxiques pour la planète.

 

La collapsologie : même si l’effondrement semble inexorable (oui, mais personne ne détient ni la date ni l’envergure de la catastrophe, n’en connaît même pas la potentielle imminence), pourquoi devrions-nous nous résoudre à consommer toujours plus, toujours de manière plus idiote, en « mettant le paquet » ? Dans ce texte, c’est bien de tout le contraire qu’il s’agit, avec des réflexions sur le refus de parvenir, la simplicité volontaire synonyme peut-être pas de bonheur absolu, mais en tout cas de satisfaction passagère, notamment par le refus de promotions professionnelles.

 

L’autrice ne défend pas le misérabilisme, mais bien la dignité : trouver le point d’achoppement entre consommation et respect de la planète, stopper la recherche de la reconnaissance tout en se fondant dans un tout, humblement, sans chercher l’exploit. « Et si l’optimisme m’a depuis longtemps quittée, sur la marche du monde comme sur la nature humaine, la réflexion m’oblige à continuer, à ne pas faire sécession. Non dans l’espoir de victoires futures, je ne crois plus aux actions déterminantes qui pourraient tout changer et je doute de plus en plus que nous soyons en mesure de redresser la situation, non, si je reste concentrée ce n’est plus dans l’objectif de gagner un jour. Pas que j’ai le moindre goût pour les batailles perdues d’avance ou pour la marginalité politique, mais la lucidité acquise au fil des ans, couplée à l’effondrement qui vient, me souffle qu’il est vain de prétendre changer le monde. Tout juste peut-on tenter d’en préserver la beauté, en gage de notre humanité. Avant d’avoir tout saccagé. S’il faut continuer c’est pour ça, pour la dignité du présent ».

 

Corinne MOREL DARLEUX défend avec force lucidité le sens du collectif et des responsabilités dans l’individualisme. « Le refus de parvenir, la frugalité choisie, la dignité que l’on ne place pas dans les colis piégés du système, sont autant de choix individuels qui vont de pair avec le développement d’outils collectifs d’émancipation et de solidarité. Pour qu’il y ait refus, il faut qu’il y ait possibilité ».

 

Dans ce récit ne sont pas oubliées certaines minorités qui ont révolutionné la société en son âme même quant au refus de parvenir. « J’aimerais réhabiliter la beautiful lose, cette lignée extravagante du panache mi-punk mi-rock’n’nroll que révèlent certains choix apparemment désastreux, guidés par la seule beauté du geste – ou par pure fantaisie élégante. Dans une société dominée par l’orthodoxie du mérite et de la réussite, la valeur de certains gestes d’honneur ou de pure classe a hélas dévissé ».

 

Devant un constat de l’échec collectif, l’humour n’est cependant pas jeté à la poubelle non recyclable : « Comment diable nous est venue l’idée d’aller puiser du pétrole sous terre pour le rejeter sous forme de plastique dans des océans qui en sont désormais confits ? D’assécher les sols qui pouvaient nous nourrir, pour alimenter nos voitures en carburant ? De couper les forêts qui nous faisaient respirer pour y planter de quoi remplir des pots de pâte à tartiner ? »

 

Ce combat de Corinne MOREL DARLEUX, ce livre dans lequel elle a mis ses tripes, c’est la somptueuse énergie du désespoir, celle qui pense que même si tout est trop tard, on n’a pas la date de l’ultimatum et que partant de là, loin de se laisser mourir en collaborant, on va tenter de résister. Attention, pas comme des héros, mais comme des anonymes, avec nos forces et nos limites.

 

« Loin d’étoiler la société, les exemples de gratuité du geste, de ‘faire sans dire’ débarrassés de la quête d’approbation, de séduction ou de promesses d’avenir, sont peu fréquents. On les trouve rarement dans les lieux les plus en vue de la société, davantage du côté des nouveaux espaces de luttes collectives plus ou moins clandestines que sont certains squats, réseaux d’aide aux réfugiés ou ZAD, dont les membres fuient comme la peste la célébrité. Ils gagnent dans l’anonymat revendiqué autant de temps et d’énergie qui ne sont pas gaspillés à communiquer, chercher à se faire un nom ou à se hisser de quelques pourcentages aux prochaines élections ». C’est alors que le chroniqueur ici présent, voulant donner envie au lectorat de lire ce petit livre, se rend compte qu’il ne va pas tarder à le citer en entier, et se dit que décidément, il va arrêter là son point de vue convaincu et élogieux pour permettre à son maigre public de se précipiter en librairie afin d’acquérir ce texte fondamental de la société de résistance du XXIe siècle en pays capitaliste. Bravo madame Corinne MOREL DARLEUX ! Ouvrage sorti en 2019 chez Libertalia, il lui suffit de quelques dizaines de pages pour aller à l’essentiel dans un monde fichu. Mais le bouquet final sera divin et coloré !

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

 


Russell BANKS « Amérique notre histoire »


Cet entretien de l’un des plus importants romanciers états-uniens contemporains a été réalisé en 2006 par Jean-Michel MEURICE. À noter qu’il existe une version DVD produite par Arte de cette interview couplée avec celle de Jim HARRISON. Pour l’heure et pour la version papier, seule celle de Russell BANKS est disponible, et elle est en tous points remarquable.

Comme son nom l’indique, ce livre est une histoire, celle de l’Amérique, des Etats-Unis devrait-on dire, racontée par le très talentueux et érudit auteur lui-même états-unien (mais en partie de sang canadien) Russell BANKS. Répondant aux questions de Jean-Michel MEURICE il dresse un portrait de l’Amérique depuis l’arrivée du Mayflower sur le continent. Chaque période importante de cette nation est brièvement analysée, avec bien sûr ces moments forts : guerres d’indépendance, de sécession, conquête de l’ouest, première et deuxième guerres mondiales, intervention en Irak, etc.

Russell BANKS précise l’influence de LA FAYETTE sur la future nation américaine, il fait d’ailleurs un parallèle à plusieurs reprises sur les interférences entre la France et les Etats-Unis tout au long de leur histoire, commune ou pas. Par exemple, pour BANKS c’est en effet d’Amérique que sont venues les idées principales de ce qui donnera la révolution française à partir de 1789.

BANKS revient aussi sur une histoire du racisme aux Etats-Unis, de l’immigration en de nombreuses vagues, massive et fondatrice du pays. Un point très pertinent : pour BANKS, aux U.S.A. seuls les cubains ne se sont pas assimilés au reste de la population car ils sont venus provisoirement se réfugier en attendant la mort de CASTRO. Ce dernier ayant depuis cette interview levé les bottines, qu’en est-il aujourd’hui (l’interview date de 2006) ? « Je ne voudrais pas paraître abusivement réducteur : mais dès qu’on soulève le couvercle de la société américaine pour regarder à l’intérieur, c’est la race qu’on aperçoit presque toujours. Elle se loge dans le centre obscur de notre nature conflictuelle. D’une certaine façon, nous sommes un peuple schizophrène : je ne veux pas dire que nous ayons une identité divisée, mais notre identité est si profondément contradictoire qu’elle s’annule d’elle-même. Nous sommes en guerre contre nous-mêmes. Ce qui explique, me semble-t-il, que nous partions si souvent en guerre contre les autres : afin d’éviter de nous en prendre à nous-mêmes ».

Pour BANKS, la conquête de l’ouest, tout en ayant tout l’air d’une colonisation, n’en est pas une car elle est interne à un seul pays, puis l’auteur développe son idée avec érudition et intelligence.

Les Etats-Unis ont toujours été motivés par leurs propres intérêts dans leurs relations internationales, qu’ils aient été interventionnistes ou isolationnistes, ce qui est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui. Mais BANKS montre que leurs interventions successives durant les deux guerres mondiales furent avant tout égoïstes, pour des intérêts tout personnels, exacerbant un nationalisme déjà fortement ancré et d’autant plus étonnant qu’il est issu de l’un des peuples les plus métissés vivant sur terre.

Un autre intérêt de cette interview est cette liste de films américains proposée par l’interviewer Jean-Michel MEURICE, films donnant une image, tronquée ou non, de l’histoire des Etats-Unis, liste sur laquelle BANKS réagit. Et bien sûr il revient sur le mythe du western, réflexions encore une fois fort instructives.

J.F.K. est passé à son tour à la moulinette, loin de l’image d’Epinal dressée par la parole publique. Dynamitée également la figure du gentil américain altruiste : « L’américain authentique est quelqu’un de cynique, de matérialiste et d’avide (il cherche de l’or) et qui, pourtant, se sent investi d’une mission idéaliste, voire religieuse. Quand on se raconte un mensonge aussi gros et qu’on l’appelle rêve, on finit par commettre des actes violents. C’est dans la psychologie humaine. Et si ce mensonge envahit la mythologie que défend notre peuple, alors nous sommes obligés d’agir violemment en tant que peuple ».

Le monde contemporain est à son tour analysé, avec cette sorte de monopole détenu par la télévision et la publicité, toutes deux fort bien utilisées par les figures politiques. « En réalité, ces plaisanteries parlent de protéger les plus jeunes et les plus vulnérables, ceux qui ne sont pas capables de faire la distinction entre publicité et réalité. Mais aujourd’hui nous avons introduit le tigre à dents de sabre dans la caverne et nous lui avons dit : Installe-toi bien confortablement près du feu. Et maintenant, nous laissons le représentant garder les enfants pendant que nous sortons. C’est une situation très dangereuse. Nous avons colonisé nos propres enfants ».BANKS est résolument un homme de gauche qui décortique l’histoire, mais sans jamais tirer la couverture à lui, il tente de rester à l’abri des réactions partisanes, même s’il s’insurge – mais tout en finesse – contre le racisme, la colonisation par exemple.

Ce petit bouquin est une petite mine d’or pour qui ne connaîtrait pas ou peu ce grand auteur qu’est Russell BANKS, ou pour qui méconnaîtrait parfaitement l’histoire des U.S.A. Si vous possédez et souhaitez vous débarrasser de la version DVD avec la présence de Jim HARRISON (les deux romanciers se connaissaient bien), pensez à moi, Dieu vous le rendra.

 (Warren Bismuth)


mardi 14 juillet 2020

Wadiaa FERZLY « Gangrène »


« Gangrène » est une pièce de théâtre syrienne découpée en deux parties et dix tableaux. D’une discussion entre deux amies à propos de l’avortement à un dialogue entre époux sur l’envie de fuir leurs terres, la Syrie, il sera fait état d’autres échanges politiques sur l’état du pays, les femmes, les couples, la jeunesse, et une famille déplacée des zones de combats.

Najouà, esthéticienne, raconte la gangrène de son père. Il s’est fait amputer pour continuer à vivre. Cette gangrène représente l’état de la Syrie. La sœur de Najouà est mariée, lui vient d’être licencié d’un travail fort étrange : salarié d’une plateforme téléphonique, il devait en espionner les clients. Il a fini par brancher ses écoutes sur sa propre femme, qui l’a su et qui pourrait bien rapidement décider de le quitter, alors que leur fils fait l’école buissonnière et possède de gros besoins…

Dans une Syrie à feu et à sang, nous croisons de petits bouts de scènes qui donnent espoir : des femmes qui fument, des couples qui s’embrassent. Quant tout à coup le drame, un chauffeur de taxi excédé, puis la mort…

Deux parties très distinctes dans cette pièce : avant et après la mort en question (dont je ne dévoilerai rien). Ce qui les relie, c’est la guerre. « Tu n’entends pas les avions, les bombardements ? Du jour où nous l’avons quittée, cette maison a cessé de nous appartenir. Ton argent, tu as plus de droit dessus que la banque ou que l’Etat, puisque la maison, on ne la récupérera pas. Quand tu paies des traites pour une maison qui n’est plus à toi, c’est comme si tu disais aux banquiers : ‘Venez me voler ! Venez sucer mon sang, encore et encore !’ Ça suffit, maman ! Ce que nous subissons, c’est déjà bien assez ».

Wadiaa FERZLY est une jeune metteure en scène syrienne, animatrice d’ateliers d’écriture, elle a écrit une poignée de pièces. « Gangrène » est une plongée au cœur d’une Syrie dévastée, mais attention, ici pas de larmes ni d’apitoiements, la lucidité est de mise. Chaque personnage peut être vu comme l’image d’un pan de la population syrienne. Alors que le peuple semble vouloir s’occidentaliser, le pays est en plein chaos. Pièce courte qui jette un regard très original sur une situation alarmante. Elle vient tout juste de sortir aux éditions l’Espace d’un Instant, elle est traduite de l’arabe par Marguerite GAVILLET MATAR.

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 12 juillet 2020

Isabelle FLATEN « Les deux mariages de Lenka »


Dans ce nouveau roman d’Isabelle FLATEN, nous allons suivre son héroïne Lenka Svobodová sur une partie de sa vie, située en République Tchèque, entre le communisme, sa chute, et les premières traces indélébiles de l’ère capitaliste en fin de siècle numéro vingt. Le mari de Lenka, Honza, est d’ailleurs décédé quelques jours avant la chute du mur, un signe sans doute.

Pavla, la fille de Lenka, est partie chercher une vie meilleure loin de sa mère, elle est même considérée comme disparue dans le cœur maternel. La voisine de Lenka s’appelle Eva et vit avec Marek. Ils sont d’une importance capitale dans ce récit. Ils ont longtemps côtoyé Lenka et Honza dans cet immeuble délabré de Prague. À la mort d’Honza, Lenka a pourtant fui, mais attirée par ses racines et ses souvenirs, elle a fini par revenir vivre dans le même immeuble, où Eva et Marek habitent toujours. Seulement voilà : le passé de Lenka ressurgit. Celui de Honza surtout, le mari défuncté.

Honza n’a pas été tout blanc dans leurs relations de voisinage, Lenka apprend de la bouche d’Eva quelques mystères de la vie privée de Honza, et ils ne sont pas précisément jolis. Et sont contemporains de l’époque où Marek, sous le communisme, faisait circuler des samizdats, revues clandestines interdites par les autorités. Mais Lenka n’était-elle pas elle-même un ennemi de classe à cette époque ? « En cas de pénurie, elle n’hésitait pas à stocker, un geste hostile qui faisait de vous un ennemi de la démocratie populaire. Elle se souvient combien alors à l’époque elle rêvait souvent d’une délicatesse ou d’un fruit exotique à la place de ces sempiternelles patates molles et maintenant qu’il y a tout ce qu’il faut, cela ne lui dit plus rien. C’est quelque chose qu’elle ne s’explique pas. Au début, elle a fait comme les autres, goûté à toutes les nouveautés à portée de son portefeuille et puis la saveur s’est envolée. Une dernière bière et au lit ». Parce qu’en plus Lenka s’adonne parfois un peu (beaucoup ?) à la boisson, la picole, pour se griser.

Alors Eva s’éloigne de Lenka, car elle accuse cette dernière d’avoir en quelque sorte été complice de son mari du temps où ils étaient voisins. L’atmosphère dans l’immeuble devient rapidement irrespirable. Lenka se rapproche de sa fille Pavla. Là aussi elle apprend des nouvelles guère réjouissantes...

Les étrangers, parlons-en : après quelques errances, Lenka est engagée comme domestique chez un très riche couple français. Là elle bascule, se met à voler ses employeurs, de plus en plus souvent, des objets et bijoux de plus en plus chers, qu’elle va d’ailleurs revendre dans un vide grenier. Elle entretient une relation ambiguë et terriblement malsaine avec sa patronne en mentant toujours plus afin de se protéger, peu importe si d’autres peuvent être accusés à sa place. Et d’un mensonge à un autre, elle entre dans une spirale infernale. Parallèlement, l’inamovible fantôme de Honza refait régulièrement surface.

Quoi qu’il en soit, ses patrons l’invitent carrément pour des vacances en France, en passant par Paris et Arcachon. C’est là-bas que Lenka va faire la rencontre d’un certain Paolo. Tout de suite, le courant passe, c’est même le coup de foudre mutuel. La mort dans l’âme elle retourne à Prague. Mais Paolo est bien décidé à suivre son nouvel amour, à tenter une aventure un peu plus longue. C’est ainsi qu’il débarque à Prague, au milieu des mensonges de Lenka, des accusations d’Eva. Lenka ne va pas tarder à tenter de manipuler Paolo…

Lenka a vécu le communisme même si elle ne l’a pas toujours défendu. Après sa chute, elle s’est adaptée, sans états d’âmes, dans le nouveau monde, plus libéral.  Mais au-delà du parcours d’une femme se voulant moderne, il faut apercevoir les fils tendus par l’autrice : ces artistes contestataires qui ont fui la République Tchèque sous le communisme pour jouir de leurs talents loin de la censure d’Etat, ils ont créé un sacré vide dans l’intelligentsia nationale. Il est également intéressant de noter cette sorte de scission dans le peuple lors de la reconstruction (pour la Tchéquie, la Révolution de Velours de fin 1989 menée par Václav HAVEL), personnalisée dans ce court roman par les figures de Lenka et d’Eva, cette Eva qui prête un livre qu’elle a surligné au préalable à Lenka, pour lui montrer les méfaits voire les horreurs du communisme de jadis, et l’attitude ambivalente de Lenka, qui l’analyse de la façon suivante : « Des bouches cousues par la peur parce que l’ouvrir c’était risquer sa peau et elle n’avait pas envie de mourir, plutôt vivre la parole étouffée que pas du tout, est-ce si difficile à comprendre ? ».

Mais ne nous y trompons pas : ce livre est un espoir, par sa fin, les projets. Isabelle FLATEN a elle-même vécu en Tchéquie donc elle maîtrise le sujet et sait le faire partager dans ce roman mi-dramatique mi-sentimental, mais avec de gros vilains coups bas, notamment ceux de Lenka, une héroïne loin d’être exempte de faiblesses égoïstes, avec ses mensonges à répétition et ses manipulations à peine conscientes sur la personne naïve de son nouveau compagnon Paolo. Un roman à la fois léger et grave, disponible fin août aux superbes éditions Le Réalgar.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)


mercredi 8 juillet 2020

Jean STERN « Canicule – En souvenir de l’été 2003 »



Le récit démarre par un hommage à Mireille KNOLL, vieille dame juive ayant échappé à la rafle du Vel d’hiv, assassinée sauvagement en 2018 à 93 ans, dont la photographie rappelle à l’auteur un très pénible séjour à l’hôpital Tenon de Paris durant l’été 2003, celui de « La » canicule.

 

À cette période, le journaliste Jean STERN doit se faire opérer d’une sigmoïdite du colon (j’y reviendrai). À l’hôpital et en pleine chaleur étouffante, il partage sa chambre avec un vieux monsieur ayant pris un abonnement télé pour suivre les informations. Alors que l’hôpital semble saturé pour des cas graves d’hyperthermie et déshydratation dues à la canicule chez les personnes âgées, les journaux télévisés se concentrent sur l’assassinat de Marie TRINTIGNANT par son conjoint Bertrand CANTAT.

 

Les animaux de ferme sont particulièrement touchés par la chaleur et tombent comme des mouches. Mais jusqu’ici tout va bien, le gouvernement français de Jean-Pierre RAFFARIN reste droit dans ses bottes, maîtrise totalement la situation, un coup de chaleur, voilà tout. Les hauts dirigeants sont interviewés en direct de leurs résidences d’été. Qui a dit obscène ?

 

Pour Jean STERN, l’opération approche, elle sera la dernière de tout l’hôpital avant au moins une semaine. La cause : admissions en cascade de patients touchés de plein fouet par la canicule. Durant cet été 2003 se joue une véritable tragédie, longtemps sous-estimée.

 

STERN est opéré, il est conscient de ne pas être passé loin de la mort. Son voisin est déplacé, le manque de lits se fait cruel. Pour STERN, et afin de soulager ses violentes douleurs physiques, une pompe à morphine en auto-injection, ça plane pour lui. Rêves pornographiques et tout le toutim. Mais dans l’hôpital même, la situation semble devenir incontrôlable.

 

Un gouvernement insouciant sous-évaluant de manière délirante la canicule, des hôpitaux sous-équipés pour un désastre sanitaire historique, tel est le climat – si je puis dire – de ce récit-témoignage poignant et bouleversant.

 

Jean STERN va garder un vrai lien social grâce aux visites de son petit ami Philippe, de sa mère aussi. Affaibli, il va cependant reprendre presque « naturellement » son métier de journaliste en essayant de comprendre les enjeux de cette crise sanitaire, pour lui-même, démêler le vrai du faux, chercher une vérité cachée.

 

Je vais devoir revenir un peu sur mon parcours personnel dans cette chronique, je m’en excuse mais la lecture de ce texte fut fortement influencée par ma propre expérience. En effet, cinq ans après Jean STERN, j’ai moi-même subi une opération similaire, je suis moi-même passé près de la mort. Ce que dépeint STERN quant aux diverses étrapes de son opération est exactement et à la virgule près ce que j’ai vécu, avec les douleurs, la morphine (pour moi elle fut un cauchemar et j’ai dû la stopper en urgence), les insupportables déchirements physiques dans le ventre, la sonde urinaire, le lent retour à la normale, etc. Chaque mot résonnait dans ma tête et me ramenait plus de dix ans en arrière, il fut donc impossible pour moi de lire ce récit de façon neutre et détachée. Quant à la canicule, je l’avais vécue en direct sous une toile de tente (ambiance sauna assurée), mais ceci est une autre histoire.

 

Le texte fait la part belle aux phrases et images choc dans une atmosphère de désolation : « Aux urgences le pire ce n’est pas la mort, c’est la solitude qu’elle révèle ». Ce témoignage d’une infirmière concernant les morts de personnes âgées qui n’ont plus eu le temps de se réhydrater : « Je n’avais plus qu’à téléphoner aux pompiers, qui parfois ne venaient que quelques jours plus tard, ils trouvaient les petits vieux décomposés face à leur carafe pleine ». Et ces frigos de Rungis : « Les pompes funèbres viennent de réquisitionner les chambres froides du pavillon des viandes de Rungis pour entreposer les morts. Les vieux à la place des carcasses de bœufs, les médias en parleront deux jours plus tard, après la torpeur généralisée ».

 

Ironie de l’histoire : ce texte sur ce que des médecins ont qualifié d’épidémie fut pour la première fois disponible (en avant-première je précise) en France durant le confinement (résultant aussi d’une épidémie), en version Epub ET gratuite alors que sa sortie papier n’interviendra que fin août chez les toujours très pertinentes éditions Libertalia. Ce récit est bouleversant et je vous invite fortement à lire ces quelques dizaines de pages qui ne peuvent laisser de marbre. Radioscopie d’une période, d’une société, d’un drame. Plus de 15000 personnes y laisseront la vie en France.

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)


Dejan DUKOVSKI « Baril de poudre »


Du théâtre contemporain macédonien pour 11 scénettes percutantes. La plupart sont des face à face, des duos, mais une troisième personne s’immisce parfois dans la conversation. Ces dialogues sont d’ailleurs plutôt des embrouilles, agrémentées d’un langage populaire éructé. Violence de la langue mais aussi des situations.

L’un des personnages d’une de ces courtes scènes se retrouve en général dans la scène suivante, alors que pourtant chaque scène est indépendante de la précédente, mais la présence de ce protagoniste donne une suite logique, comme l’allégorie d’une chaîne. De plus, les deux personnages de la première scène reviennent dans la onzième et dernière, parachevant en quelque sorte une boucle, un peu à l’image de ce serpent qui se mort la queue, mais aussi comme si rien n’avait avancé, rien n’avait évolué dans les mentalités.

Et pourtant, les voyages formant la jeunesse, les actions qu’il est possible de situer géographiquement vont se dérouler dans un train, un autobus, un bateau en partance pour l’Argentine, une action en Amérique. Les décors sont épurés, seuls les états d’âme comptent et ne sont d’ailleurs pas jolis : alcool, abus, violence, désenchantement de tout un peuple. Des envies, des blessures, quelques bribes de conversation sans fil directeur, exceptée la violence des images : « Ah, ces putains de clopes ! Dehors, ce n’est pas la joie, n’est-ce pas ? Ils veulent tous tailler la route. Pas vrai ? Les Balkans, un baril de poudre, hein ? Et ainsi de suite. Pour le dire de façon imagée, le trou du cul du monde. Tu es arrivé à l’endroit que j’ai baptisé l’hémorroïde du cul du monde. Ou alors, pour donner un titre provisoire, un peu saignant, ou plutôt un sous-titre, tu en as plein le cul de moi et de mes semblables. Dans cette perspective, le trou du cul du monde te paraîtra comme Palma de Majorque » et ainsi de suite.

Et puis ce couperet qui tombe. Dernière scène et le retour du duo de la toute première, située quelques dizaines de pages précédentes. « Je ne me souviens de rien. J’ai fait un rêve. Je l’ai oublié à mon réveil. Je me suis réveillé en sueur (…). On dit qu’avant la mort toute la vie défile devant les yeux. Moi, rien. Que le vide. Il n’y a rien. Tout est vain. Pareil qu’au commencement ». Ils ont essayé, échoué, se sont battus au propre comme au figuré, ont souffert. On ne les connaît pas, ils ont juste des prénoms, paraissent jeunes et sont déjà pétris de désillusions.

Théâtre violent, noir, provocateur, langage des rues très approprié aux situations, les dialogues sont des coups de hache dans les frontières, puis l’impression de ce retour à la case départ, de ce « 8 » horizontal effectué pour rien. Pour rien ? Sans doute pas. L’expérience forge l’humain. Pièce de 1993, tout d’abord jouée en France en serbe en 1999, puis en français en 2000. La version écrite de « Baril de poudre » était déjà sortie aux éditions L’Espace d’un Instant en 2007 dans un volume comportant deux autres pièces de Dejan DUKOVSKI. C’est la première fois qu’elle apparaît seule, toujours chez le même éditeur, elle vient tout juste d’être publiée.

http://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 5 juillet 2020

John DOS PASSOS « Aventures d’un jeune homme »


DOS PASSOS a rédigé ce roman résolument politique en 1939, la date est importante pour la suite. La trame est classique, elle suit le parcours d’un jeune idéaliste habitant L’ohio, Glenn, séduit par les idées communistes dans des U.S.A. plutôt hostiles à cette doctrine. Il vit de petits métiers dont celui de moniteur, c’est d’ailleurs lors de cette mission qu’un des enfants dont il a la responsabilité disparaît lors d’une excursion en kayak. Premiers pas dans la vie d’adulte et premiers vrais soucis.

Le père de Glenn s’en détache, lui n’est pas précisément un homme de « gauche » et réprouve le militantisme de son fils. Glenn va faire des études, puis rapidement errer avant de participer à des meetings politiques. Il devient le trésorier d’un comité de soutien à des ouvriers mexicains, ce qui entraîne son licenciement. Aux Etats-Unis on ne rigole pas avec les soutiens communistes, l’ennemi juré s’appelle l’U.R.S.S. et il vaut mieux pour un citoyen états-unien ne pas trop montrer son affection pour la couleur rouge. Glenn se risque à déménager à New York, où les collectifs communistes sont actifs. Il en devient même un élément incontournable du militantisme local et même national. Dans un pays alors attiré par le capitalisme et le libéralisme, Glenn fait figure de traître, de paria.

Il n’est pas nécessaire de résumer toutes les embûches dont lui et ses camarades vont être victimes, elles sont horriblement banales à l’intérieur de frontières prônant la surconsommation et l’égoïsme.

Glenn regarde d’ailleurs du côté de l’U.R.S.S., l’un de ses amis en est revenu. Ce grand pays a engendré la révolution prolétarienne avant d’instaurer une dictature communiste dont la silhouette du moustachu Joseph en est l’emblème et l’apogée. Ailleurs, en Europe, le nazisme et le fascisme montrent leurs crocs acérés, en Allemagne, en Italie, en Espagne. C’est d’ailleurs dans ce dernier que Glenn décide d’aller se battre sur le terrain en pleine guerre civile. Il y perdra ses illusions et sa vie…

Si DOS PASSOS, qui est aussi allé faire un tour du côté de l’Espagne à la même période, n’y a pas perdu la vie, il y a définitivement laissé ses illusions de gauche. C’est précisément à cette date que ses convictions politiques vont être chamboulées à son retour. Aussi, on peut voir Glenn comme une sorte de double de DOS PASSOS, lui-même tenté par l’idéal anarchiste (« Nous autres, pauvres mineurs, on se fait traiter de rouges et d’anarchistes, à moins que ce soit parce que nous on n’a rien à se mettre sous la dent, sauf des briques et des fayots, et si l’un des nôtres se place devant le soleil, vous pourrez voir la lumière au travers de son corps ») puis déçu et même désespéré par le communisme. Quant à son héros malheureux, Glenn, il semble trop anarchiste pour les communistes et trop communiste pour les anarchistes.

Les plus belles pages de ce copieux roman sont au début de chaque chapitre, où DOS PASSOS, dans la structure, fait un rapide clin d’œil à « U.S.A. » en les commençant de manière personnelle, comme la livraison succincte, percutante et poétique d’un journal de bord sur l’état de son pays et la course à la catastrophe. Ces textes mis bout à bout sont grandioses. Plus surprenant, c’est sans doute l’un des seuls romans de DOS PASSOS à parler de Dieu, en tout cas des personnages s’y réfèrent, mais l’auteur ne s’étale pas, n’en abuse pas et reprend son récit politique.

DOS PASSOS reviendra changé de la guerre d’Espagne, Glenn ne reviendra pas, il représente les attentes politiques de son géniteur littéraire. Ce roman a été écrit juste avant la seconde guerre mondiale, il est désenchanté, très critique sur les luttes, il sonne comme la fin d’une utopie et l’entrée dans un monde nouveau, celui du capitalisme effréné des U.S.A. Il fut d’ailleurs rédigé juste après la fin de la trilogie « U.S.A. » de DOS PASSOS, dont la complexité étourdissante dépeignait l’instauration puis le vrai pouvoir du capitalisme. Ici, il est bien plus accessible et peut être comparé à certains Jack LONDON, mais peut-être surtout aux « Raisins de la colère » de STEINBECK, il est la lutte prolétarienne, l’échec de la fin des privilèges bourgeois comme celui du désir de révolutionner la pensée : « Ici [en Espagne, nddlr] nous avons plusieurs sortes de guerres. Nous nous battons contre Franco mais nous nous battons aussi contre Moscou… si tu te fais enrôler dans la Brigada, il faudra pas les laisser se battre contre nous. Ils voudraient instaurer la dictature de la police secrète, tout comme a fait Franco. Nous avons à nous battre sur deux fronts pour protéger notre révolution ». Comme chez STEINBECK, il est écrit de manière directe, avec une langue plus près du peuple, il est âpre, simple mais efficace.

Premier volet d’une nouvelle trilogie entamée par DOS PASSOS, qui se poursuivra par « Numéro un » (1943) et « Le grand dessein » (1959), « Aventures d’un jeune homme » a été réédité en 2019, avec une couverture très réussie. Espérons que les deux volets suivants soient à leur tour republiés. Petit aparté : en septembre prochain nous commémorerons le cinquantenaire de la mort de DOS PASSOS, il me fallait célébrer à ma manière cet anniversaire. C’est chose faite.

 (Warren Bismuth)