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mercredi 12 juin 2024

Rika BENVENISTE « Louna »

 


Sous-titré « Essai de biographie historique », ce méticuleux documentaire est bâti pierre par pierre. Il n’est pas une biographie à proprement parler, ou plutôt il est bien plus que cela. S’il s’attache à retracer la vie de Louna Assaël (1910-1998), il est une vraie mine d’informations sur la vie des juifs de Thessalonique au XXe siècle, et bien plus encore.

Louna est une juive illettrée, de ces anonymes que l’on ne remarque pas, qui ne laissent pas de traces, qui ne font pas de bruit, qui semblent vivre tranquillement leur petite vie. C’est aussi la tante de Rika Benveniste, spécialiste de l’Histoire juive, qui part à sa rencontre après son décès, et va chercher les indices de parcours de Louna ainsi que dans ses souvenirs personnels de nièce, ce qu’elle appelle la « Microhistoire », dans une quête de repères par les lieux que Louna a fréquentés, traversés. Les indices sont maigres, le travail de recherche n’en est que plus conséquent.

Louna est née à Salonique en 1910, ville redevenue Thessalonique en 1912, l’histoire tragique rattrape déjà l’intime. Sa langue maternelle est le judéo-espagnol mais elle parle – mal – le grec. Elle devient couturière avant de se marier en 1931, la même année que le déclenchement d’un pogrom sur Thessalonique. Juive, elle est déportée le 27 mars 1943 à Auschwtiz, elle y arrive le 3 avril où on lui attribue le matricule 40077. Charlotte Delbo se souviendra de l’arrivée de ce convoi. Les chiffres de Rika Benveniste laissent cois : « Des 1 100 000 Juifs qui sont déportés à Aucshwitz, 865 000 sont immédiatement assassinés ; seuls 200 000 franchissent les portes du camp. Pour les personnes qui y sont déportées de toute l’Europe nazie, la mort est la règle et la survie, l’exception ». Un nouveau calvaire commence. Souvent malade, Louna passe 18 mois au sinistre Block 10.

Pendant que Louna souffre, certains médecins jouent un rôle barbare dans le camp, notamment par les stérilisations forcées de femmes, entraînant des séquelles et des traumatismes. Les faits sont dans ce livre patiemment examinés et décrits.

Les indices sur les conditions de détention de Louna sont épars, les informations manquent, encore une fois. Le camp d’Auschwitz est évacué en janvier 1945. Louna a déjà rejoint celui de Bergen-Belsen, à 850 kilomètres de là. Puis elle revient en Grèce. Nous sommes alors à l’exacte moitié du récit, tout comme à l’exacte moitié de la vie de Louna.

Une nouvelle vie. Encore. Guerre civile grecque, naissance d’organisations pour l’accueil des anciens déportés grecs appelés otages. Une nouvelle lutte est entamée, pour la restitution des biens des déportés revenus. Louna est sans abri, sans rien, elle est tout d’abord hébergée dans une synagogue, puis un « Dortoir » jusqu’à la fin des années 60 tandis que Thessalonique se développe à une vitesse folle. Un nouveau monde s’installe. Pour Louna, intégration dans un tout nouvel hospice en 1982 et demande de reconnaissance de « Combattante de la Résistance nationale ». Et ces quelque lignes, écrites par d’autres mains mais dictées par Louna, bouleversantes, sur la raison de cette demande. Pour la première fois du récit, Louna semble nous parler, le moment est solennel : « Durant l’occupation de notre patrie par les forces ennemies germano-italo-bulgares, j’ai été emmenée comme otage dans les camps allemands, d’avril 1943 à mai 1945, en raison de mes origines juives. Plus particulièrement : j’ai été arrêtée par les allemands à Thessalonique en mars 1943 et enfermée au camp Baron-Hirsch. Puis j’ai été transférée au camp de Birkenau où je suis restée pendant trois mois environ. D’août 1943 à avril 1944, j’ai été détenue au camp d’Auschwitz. D’avril 1944 à mai 1945, j’ai été internée au camp de Bergen-Belsen, en Allemagne, d’où j’ai été libérée le 2 mai par les forces anglo-américaines. Je suis rentrée dans ma partie en septembre 1945 après avoir été transférée aux quatre coins de l’Europe sous la supervision des Alliés. Je porte sur l’avant-bras gauche le numéro matricule 40077 ».

Le retour des déportés juifs est tellement difficile que beaucoup décident de s’exiler, aux Etats-Unis notamment, mais aussi en Palestine, clandestinement, jusqu’à la création de l’Etat d’Israël en 1948. Car derrière le parcours de Louna, c’est toute l’Histoire du peuple Juif du XXe siècle qui est ici développée. Celle de la ville de Thessalonique également, c’est ce qui donne un caractère universel au récit. Quant à Louna, elle est enterrée en 1998 dans le cimetière juif de Thessalonique. Le dernier chapitre du livre est lumineux, comme la chronologie en fin de volume.

Comme toujours aux éditions Signes et Balises, le travail et la présentation sont particulièrement soignés, des photos accompagnent le récit bien qu’aucune de Louna ne soit publiée, l’autrice préférant la laisser dans l’ombre, dans l’intimité, la laisser en paix surtout. Enfin. La très jolie préface est signée Annette Wieviorka, elle est sobrement intitulée « Kaddish pour Louna ». Le livre est agrémenté de très nombreuses notes qui constituent une vertigineuse bibliographie. Le tout est traduit par Loïc Marcou dont on imagine sans peine les heures passées à retranscrire le texte.

Dans cette quête, Louna est pourtant parfois oubliée pour laisser place à une grande fresque du XXe siècle vue par le prisme des juifs Grecs. Même les incendies ravageurs de la ville de Thessalonique des XIXe et XXe siècles sont ici consignés. Les détails foisonnent, se multiplient, s’enchaînent.

« Louna » est un livre aux multiples facettes. Intimiste, il l’est par la vie de Louna, une juive qui a connu tous les malheurs et drames du XXe siècle. Il apporte un langage universel par l’Histoire des juifs de Thessalonique au XXe siècle, il est même plus global par l’histoire même, mouvementée, de la ville de Thessalonique à cette période. Enfin il est un témoignage sur la barbarie nazie. Il est remarquable par ses longues recherches historiques, précises et minutieuses. Il s’inscrit parfaitement dans le petit mais déjà somptueux catalogue des éditions Signes et Balises, où plusieurs histoires se télescopent quasi à chaque fois, où l’on fait connaissance avec des anonymes au cœur d’un bouleversement mondial. Maison d’édition nécessaire par les contenus, mais aussi toujours par cet esthétisme, cette qualité, y compris dans la fabrication, la couverture à rabats et le papier, ce qui devient de plus en plus rare. « Louna » vient de sortir, précipitez-vous !

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

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