Cette ville dépeinte dans « Devenir mer lac forêt » existe-t-elle ? A-t-elle existé ? Celle que l’on rejoint en accostant, même si « Il n’y a pas de bateau / sur la mer des larmes humaines », cette ville blanche qui en rappelle d’autres. Pourtant seule celle-ci renferme le temple de Angkor Wat. Ou a renfermé. Les quatre éléments – l’air, le feu, l’eau et la terre - sont convoqués dans ce recueil délicat qui sait pourtant se faire tempétueux, car c’est bien l’eau qui domine dans ce combat inégal, cette eau qui amène aux ruines. Jennifer Lavallé décrit lentement, avec assurance celles de Angkor Wat mais plus globalement la ville, cette ville oubliée, dont il ne reste que l’évocation, où tout a matériellement disparu.
Soudain un événement vient bouleverser l’existence de ce poème, de cette femme contemplant la cité blanche : l’arrivée d’un bébé, avec ce brusque ralentissement du temps, cette focalisation sur l’intime, le personnel, le privé. Le recueil peut être vu comme une parenthèse dans la ville défunte ici magnifiée qui entame et clôt le texte. Poésie sensitive sous-titrée « Poèmes et sons glanés » parue fin 2023 chez un éditeur belge, Bleu d'encre. Avec cette couverture magnifique, à la fois mélancolique et puissante.
L’amour, la musique, l’art en général trouvent leur place en ces lignes, ils savent se détacher et se suffire. Le texte est à écouter sur le lien suivant :
https://www.radiola.be/productions/devenir-mer-lac-foret/
S’il est question de bébé dans la fin du recueil précédent, dans « Écarlates » c’est son non avènement qui est évoqué. Cette douleur, cette décision à prendre urgemment, pour des motifs qui n’appartiennent qu’à soi : l’avortement. Dans un texte courageux, lucide et prévenant, Jennifer Lavallé dévoile l’intime, le sentiment devant l’acte définitif, la peine silencieuse, non partageable. Là encore l’eau prend une grande place, mais c’est peut-être pour suppléer cette perte des eaux qui n’aura pas lieu, qui ne prendra pas forme, qui ne prendra pas vie. Et ces doutes, omniprésents : « déchirer ce poème dormir ». La littérature, l’Histoire, celle des femmes, viennent cimenter le récit, avec ce bel enchaînement sur les figures de Stig Dagerman puis Marie Capelle.
Jennifer Lavallé jongle avec les lettres, ainsi ce « L’été partout autour / en moi seulement l’hi(v)er », ces lettres qu’elle tape sur un clavier qui parfois tient le rôle d’un piano et semble faire surgir des notes. Dans une grande délicatesse, l’autrice belgo-française conte le parcours de ces femmes qui ont choisi de ne pas donner la vie, pas cette fois en tout cas. Et dans une recherche de liberté, d’émancipation, elle se place à leur côté pour les soutenir. « Écarlates « vient de paraître aux éditons Québécoises Pierre Turcotte.
Ces deux recueils sont d’une belle finesse, avec des phrases ciselées, brodées solidement entre elles, s’y plonger est comme se sentir au cœur d’un cocon qui sait pourtant vous bousculer. Un superbe travail de l’autrice à partager et à faire connaître.
https://www.pierreturcotte.com/
(Warren Bismuth)
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