Le contenu de ce livre est original et pousse à la réflexion. Je devrais presque plutôt écrire « de ces deux livres » car nous avons bien là deux auteurs pour deux formats dans un même ouvrage. Tout d’abord un carnet de souvenirs, ceux de Marina TSVÉTAÏEVA (1892-1941) pour son cher ami poète Maximilan VOLOCHINE (1877-1932). Si la poétesse reprend un peu la forme de son « Pouchkine » (enfin, c’est plutôt le contraire, le présent texte ayant été écrit en 1932 et « Mon Pouchkine » en 1937), soit une sorte de biographie un peu expérimentale, somme de mosaïques cousues les unes aux autres, la différence majeure entre les deux textes est leur approche : pour l’hommage à POUCHKINE, TSVÉTAÏEVA se place en admiratrice pour un homme disparu, un inconnu en quelque sorte. Ici, elle se met fermement dans la position de l’amie, puisqu’elle fut une proche de VOLOCHINE.
TSVÉTAÏEVA semble avoir été très marquée par sa première rencontre avec le poète ukrainien, s’attardant sur ce moment, avant de parler avec moins de minutie des suivantes. Puis portraitise une certaine Élizavéta Ivanovna Dimitriéva, l’occasion pour l’autrice de mettre en avant l’un de ses combats de toujours : le féminisme.
Puis retour sur son ami Maximilian, l’auteur de la supercherie faisant croire à l’existence de l’écrivaine Chérubina de Gabriac qu’il a pourtant montée de toutes pièces. VOLOCHINE est d’ailleurs décrit comme un être facétieux, loin de ce que l’imaginaire collectif pourrait le dépeindre. TSVÉTAÏEVA se plaît à dévoiler quelques souvenirs de l’enfance et de la jeunesse de VOLOCHINE, nous arrachant des sourires et mêmes des rires (une gageure dans la littérature russe !). Certes, ses souvenirs en forme de patchwork ou presque de somme de feuilles volantes qui seraient tombées à terre puis reconstituées dans le désordre. Celui qu’elle considère comme un lion est loin de la laisser indifférente, on la sent proche mais aussi admirative et peut-être aimante en un sens.
Un lion, certes… Mais aussi un homme féminin, c’est en tout cas ce que TSVÉTAÏEVA voit en VOLOCHINE, dans ce qu’il dégage, lui, influencé par la culture française, à la fois mystique et solitaire (il vit seul 8 mois de l’année), mort à 57 ans, est montré ici comme un être loin de la virilité masculiniste, homme plutôt pacifiste, effrayé par la violence.
Le voilà justement, à partir de la seconde moitié de l’ouvrage. Cette fois-ci c’est bien lui qui s’exprime librement (enfin, librement, façon de parler, nous sommes tout de même dans le pays de la censure et de l’interdiction littéraire), par le biais de ses poèmes, des poèmes d’une grande puissance, dans lesquels l’auteur se donne à fond, s’insurge, fait part de sa peur, celle de la guerre (VOLOCHINE demanda l’objection de conscience en 1914), renvoie dos à dos les révolutionnaires et leurs ennemis dans un pays qu’il ne reconnaît plus, où l’intolérance gagne chaque jour un peu plus (nous sommes au lendemain de la Révolution d’octobre 1917), un pays qui lui semble devenir fou. Le ton peut être tour à tour maritime puis christique, toujours cherchant le chemin de la lucidité, de la tolérance. Dans une poésie réaliste et vibrante, VOLOCHINE, né à Kiev en 1877, évoque le destin sombre des écrivains. Ce recueil de poèmes se clôt sur le long et époque « Le protopope Avvakoum », poème que selon TSVÉTAÏEVA il a réécrit sept fois, pour un résultat déconcertant, une biographie de 1918 en vers libres, sans aucune possibilité de répit.
Quinze poèmes pour découvrir l’œuvre d’un auteur injustement oublié, mais quelle poésie ! Jamais grandiloquente, jamais prétentieuse, jamais ampoulée, elle va droit à son but, fait part de la violence au quotidien, les mots fouettent, derrière eux se cache l’émotion d’un poète sensible qui fut interdit de publication dans son propre pays dès 1922. Les éditions Mesures viennent de commettre ce livre double (le texte de TSVÉTAÏEVA fut publié en 1991 mais est épuisé aujourd’hui), traduit et préfacé de main de maître par André MARKOWICZ dans une couverture illustrée par Françoise MORVAN. Une fois de plus, toute la Russie semble être renfermée en un volume, elle est violente et autoritaire, sans concession et totalitaire, elle ressemble tellement à la Russie contemporaine…
« Je
te placerai là, en témoin des folies,
Je te ferai passer sur le fil
de la lame
À travers les brasiers d’une
guerre
Fratricide, inutile, sans
issue
Pour que tu sois porteur du
grand silence
De la mer miroitante au
crépuscule ».
(Maximilan VOLOCHINE, 12 juin 1919).
(Warren Bismuth)
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