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mercredi 7 juin 2023

Vassili GROSSMAN « Tout passe »

 


Ce roman est sidérant. La vieille antienne « Connaître le passé pour comprendre le présent » n’a peut-être jamais été aussi juste dans la littérature. Après 30 ans de détention, Ivan Grigorievitch revient enfin chez lui en U.R.S.S. au milieu des années 1950, où son cousin et sa femme l’attendent. Le stalinisme vient de s’éteindre officiellement après la mort de son mentor en 1953. Seulement Ivan a presque tout loupé de cette expérience. Lorsqu’il recouvre la liberté, il observe un pays transformé dans lequel par exemple l’antisémitisme et le racisme sont non seulement banalisés mais encouragés par les autorités, les procès des opposants au régime ont été truqués, expéditifs. Il découvre la réalité de la famine en Ukraine provoqué par l’État dans les années 30, le tristement célèbre Holodomor.

Ivan Grigorievitch va de surprise en surprise, de chocs en anéantissements : l’affaire des Blouses Blanches, les mensonges élevés au rang de doctrine politique, la farce du collectivisme soviétique, les dénonciations, les calomnies, les emprisonnements arbitraires (GROSSMAN revient sur le destin de femmes combattantes). Lors de son voyage de retour, il rencontre Macha, qui revient aussi des camps.

De la dékoukisation de 1929 à la mort de STALINE en passant par la famine à partir de 1932, l’emprise d’un système totalitaire, peut-être le plus effrayant de tous, les partisans ancrés dans la Révolution, la responsabilité de LENINE, tout est décrit avec détachement, sans larmes, froidement, somme de tragédies comme égrenées sans émotion. « Ivan va revenir et il ne trouvera que des tombes, que des tombes… ». Sans oublier les premiers balbutiements de la déstalinisation.

Car tout à coup, le roman cesse d’en être un pour devenir une histoire de l’U.R.S.S. stalinienne, truffée d’horreurs quasi indicibles. GROSSMAN raconte, avec minutie, comme un journaliste d’investigation. Mais son héros Ivan Grigorievitvh ne serait-il pas une allégorie de lui-même, l’auteur de ces lignes ? En effet, GROSSMAN a été longtemps aveugle sur le système soviétique d’anéantissement, il a même vu d’un bon œil le régime, l’a défendu contre le nazisme (« Pour une juste cause »), avant de renvoyer dos à dos les deux totalitarismes (« Vie et destin »), peut-être un peu tard. Lorsqu’il a fini par ouvrir les yeux, il n’y a vu que des charniers, des massacres, des manipulations d’État. Et il a pris sa plume pour dénoncer. « Depuis, trente ans environ s’étaient écoulés et, durant ces trente années, Ivan n’avait pas été plus d’un an en liberté. Nicolas Andréiévitch l’avait vu pour la dernière fois en 1936, peu de temps avant qu’il fût de nouveau arrêté. Il allait passer dix-neuf ans sans interruption dans les camps ». Mais il va plus loin, remonte jusqu’à l’abolition du servage en 1861.

« Tout passe » est l’ultime roman de GROSSMAN sonnant comme un testament et une fresque historique. L’écrivain témoigne enfin des atrocités du stalinisme. Le livre peut être lu comme la fin d’une trilogie entamée avec « Pour une juste cause » (où l’auteur décrivait les abominations du nazisme), poursuivi avec « Vie et destin » (où, comme écrit plus haut, il place les régimes nazi et stalinien sur le même niveau dans leur politique d’extermination), « Tout passe » se focalisant quant à lui sur le stalinisme, sans jamais faire référence au nazisme.

Roman débuté en 1955, il est achevé en 1963, trois ans ans après l’année noire de GROSSMAN, celle où « Vie et destin » fut condamné puis interdit et détruit par les autorités. GROSSMAN a mûri, a été frappé d’un profond désenchantement dont il tombe très malade, jusqu’à s’éteindre en 1964, peu après l’achèvement de ce chef d’œuvre. Car « Tout passe » en est un. En un roman assez bref, GROSSMAN passe le stalinisme au peigne fin, l’analyse et le démonte pièce par pièce, c’est un travail d’orfèvre. « Mais ici il n’y a de liberté ni pour celui qui écrit des livres ni pour celui qui sème le blé ni pour celui qui fait des bottes ».

Ce roman vient d’être réédité récemment, dans la même traduction de Jacqueline LAFOND (de 1984), il résonne particulièrement en ces temps troublés où le poutinisme reprend certaines doctrines de son aîné le stalinisme depuis plus de vingt ans, cherchant à reconstruire l’U.R.S.S. sur les bases d’atrocités, et on le voit encore aujourd’hui avec cette occupation d’un pays indépendant, l’Ukraine, l’occasion de jeter un coup de projecteur sur la période de l’Holodomor car nous nous devons de connaître le XXe siècle soviétique pour comprendre le XXIe siècle russe.

 (Warren Bismuth)

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