Parfois, l’air de rien, un éditeur déterre (le mot n’est pas trop fort) un « truc » étonnant presque à son corps défendant. Pour exemple ce recueil de nouvelles de Mary Eleanor WILKINS FREEMAN paru l’an dernier chez Finitude. Au premier coup d’œil, rien de bien révolutionnaire : nouvelles rurales états-uniennes, histoires de fermiers, de famille, de relations humaines. Oui mais penchons-nous un peu mieux sur le contexte et le fond de ce livre…
« La volonté des femmes » renferme huit nouvelles écrites par une femme de son temps. Enfin, plutôt en avance sur son temps, du moins propose-t-elle une réflexion sur un sujet jusqu’alors relativement tu : le rôle de la femme dans la société rurale états-unienne de la fin du XIXe siècle. Car tout est là. Mary Eleanor WILKINS FREEMAN (1852-1923), à peu près avant toutes les autres, décrit des fictions où les femmes se révoltent dans leur quotidien, rêvent d’indépendance, de liberté, d’émancipation et d’affranchissement au sein d’une société patriarcale et revendiquée comme telle. Oui mais des femmes issues de milieux populaires, entières et déterminées alors que la littérature du moment fait se rebeller des bourgeoises en robes de soie.
Ces huit nouvelles furent écrites entre 1887 et 1909, on y voit poindre des réflexions qui seront développées plus tard dans ce même pays. Je pense notamment aux thèses de Virginia WOOLF ou à celles d’Emma GOLDMAN (à la même période donc pour cette dernière, mais dans une approche très différente). J’imagine parfaitement que Mary Eleanor WILKINS FREEMAN fait alors sensation, ou en tout cas est vue comme une mutante à son époque. En cette période déjà fortement teintée de misogynie, de domination sociétale mâle, qu’une femme ait osé se lever seule contre ces états de fait semble relever du miracle. Chaque histoire de ces nouvelles met en scène des femmes bien décidées à ne plus vivre sous le joug des hommes.
Ces nouvelles sont de petites merveilles pour plusieurs raisons : leur univers est un peu celui de certains textes de John STEINBECK ou de Erskine CALDWELL, mais en version féministe et surtout, surtout, plusieurs décennies avant, ce qui fait rebattre les cartes et pose de nouvelles et précieuses questions sur la littérature états-unienne de cette période.
Les personnages de l’autrice ne sont pas totalement aboutis puisque le format court ne permet pas pareil exercice, mais ses femmes sont mises en valeur, sans y omettre leurs défauts, elles sont vraies, combattantes, à partir de rien, de peu d’instruction, elles développent un amour pour la liberté, se confrontant au monde des hommes. Le style est simple, les dialogues parfois ruraux comme leur environnement, renforçant la crédibilité des portraits.
Mais autre chose nous titille : ces nouvelles ont plus d’un siècle, c’est dire si elles ont eu le temps de baigner dans leur jus et, je dirais presque, devenir obsolètes (ce qui, je vous rassure, n’est pas le cas, même si le féminisme a fait son chemin depuis et s’est imposé de manière efficace). Ce qui me chagrine, c’est que plus d’un siècle après, c’est la première fois que cette autrice est traduite en France ! Rien que ce détail – qui est loin d’en être un – sert à nous alarmer sur l’état de la mentalité de la littérature : une femme de la trempe de STEINBECK et compagnie, mais ayant surtout écrit des décennies plus tôt, n’a jamais franchi l’Atlantique par ses textes, la France, l’Europe, le monde, qui ont préféré avoir les yeux rivés sur ses fils (le mot n’est pas anodin) spirituels. Vous rendez-vous compte du scandale ? La belle préface et la traduction de Pauline TARDIEU-COLLINET rendent parfaitement compte du message de volonté de liberté.
Bref, ces huit nouvelles sont exemplaires, elles sont porteuses de bonnes nouvelles, car toutes ayant des fins heureuses (hormis la toute dernière, « La vieille Magoun » qui jette un voile pudique et sombre en toute fin de volume), elles font un bien fou. Les femmes de Mary Eleanor WILKINS FREEMAN se moquent des commérages, du « Qu’en dira-t-on ? », elles prennent des décisions courageuses et définitives, elles s’imposent dans un environnement qui pourtant les laisse à part. Poussées par leur foi chrétienne (il est en effet par moment nécessaire de se replacer dans le contexte historique et dans l’espace-temps), poussées par leurs rêves, ces femmes déplacent des montagnes, s’affranchissent de la domination masculine. Dans chacune des nouvelles souffle un air de liberté grâce à ces femmes déterminées, dans des scénarios simples mais aux univers prenants. S’il faut retenir un titre, allons-y pour « Deux amies », qui sans pourtant jamais écrire le mot, évoque de manière claire le lesbianisme (pensez donc, aux abords du XXe siècle en un pays puritain !). D’ailleurs l’autrice était elle-même lesbienne, et si elle avait choisi de se marier avec un homme, elle en fut rapidement revenue et vécut ensuite pleinement sa relation avec une femme.
Tout ceci mis bout à bout fait de ce recueil bien plus qu’une curiosité, mais un livre qu’il faudrait faire circuler, qui sonne un peu comme le début d’une grande vague. Par pitié, lisez Mary Eleanor WILKINS FREEMAN, et posez-vous cette simple question : pourquoi a-t-on tant attendu pour la publier en France ? De quel droit a-t-elle été invisibilisée ? Ce recueil est sorti en 2022 chez Finitude, bien plus qu’une anecdote, il est un témoignage et un jalon à lire et à offrir.
https://www.finitude.fr/
(Warren Bismuth)
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