Il est parfois dans la littérature de ces unions qui sonnent en même temps comme des défis et des symbioses. Ainsi cette pièce de théâtre de 1859 d’Alexandre OSTROVSKI adaptée, modernisée par Laurent MAUVIGNIER. Pour se faire, ce dernier a pris appui sur la traduction de 1889 signée Émile DURAND-GRÉVILLE. Notons en passant que d’autres traductions ont vu le jour depuis, notamment celle de André MARKOWICZ chez Les Solitaires Intempestifs en 2005.
Le scénario semble affreusement banal : une famille. La mère, Kabanova, acariâtre et autoritaire, protectrice de son fils Kabanov, homme effacé et soumis, marié à Katerina, femme malheureuse qui aimerait tant aimer, être aimée, s’épanouir et se libérer. Cette Katerina s’est entichée d’un jeune amant, Boris, petit-neveu du notable dogmatique Dikoï, homme méprisant et humiliant, alors qu’un orage s’approche... C’est sur cette base qui pourrait vite devenir poreuse que se joue cette tragédie. Avec presque rien donc. Et pourtant quelle émotion s’en dégage !
MAUVIGNIER n’est pas un débutant dans le théâtre, ni dans la littérature russe. Aussi il sait parfaitement où il met le pied. Je n’ai malheureusement pas pu avoir à ce jour accès à la traduction originale de cette pièce d’Alexandre OSTROVSKI, il ne me sera donc pas permis de comparer les deux œuvres, mais cela importe-t-il tant ? Car il faut bien se mettre en tête que si la version d’OSTROVSKI se déroule au XIXe siècle, celle de MAUVIGNIER prend sa source au XXIe, c’est-à-dire nous est tous points contemporaine.
Humm, pas évident de prime abord cette contemporanéité. Le style d’écriture est classique, un peu suranné (volontairement ?), comme pour rendre hommage au théâtre russe du XIXe siècle. Mais si l’on sait lire entre les lignes, l’histoire d’OSTROVSKI transposée de nos jours est une pure allégorie. Les personnages de Kabanova et Dikoï, deux êtres brutaux sans foi ni loi, de ceux qui ne tolèrent ni le compromis ni la contradiction, pourraient bien être les paraboles de qui vous savez du côté du Kremlin ou de la direction des armées, une violence exacerbée par le rôle pas tellement secondaire de l’orage. Comme dans tout totalitarisme, chez MAUVIGNIER seul le jugement de la mort compte, d’autant que l’auteur est ici encore une fois rattrapé par l’un des thèmes majeurs de son oeuvre : le suicide.
« L’orage » n’est pas un texte à prendre à la légère car il reflète avec justesse tout un théâtre russe dramatique du XIXe siècle (et l’occasion de constater une fois de plus que chez les russes, la littérature fut une raison de vivre, un combat permanent, y compris celui de moderniser et d’inventer). De plus, réécrit par MAUVIGNIER il devient universel, à la fois contemporain et historique, il devient force. Et l’allégorie n’en est que plus remarquable.
« Voilà ce que c’est, notre ville, cher monsieur. Ils ont fait un boulevard pour que le vide s’étire les jambes et se sente bien à l’aise ! Un boulevard où personne ne se promène, à part peut-être les jours de fêtes, pour que les bourgeois puissent montrer la garde-robe de madame et le complet de monsieur. Il y a bien de temps en temps des employés ivres morts qui traînent en sortant d’un bar, mais c’est tout. Les pauvres n’ont pas le temps de se promener, ils triment jour et nuit ».
Cette pièce de MAUVIGNIER fut jouée sur scène à partir de janvier 2023, c’est dire si elle est récente, elle est mise en scène par Denis PODALYDÈS, je serais fort curieux de voir le résultat tellement cette version papier m’a paru convaincante. Encore une réussite dans l’œuvre de Laurent MAUVIGNIER, à coup sûr l’un des auteurs français actuels les plus puissants, les plus cohérents et les plus originaux, les plus variés, qui ne rechigne pas à prendre des risques malgré (ou grâce à ?) sa notoriété. Cette pièce deviendra-t-elle peut-être un jour à son tour un classique ? C’est tout le mal qu’on lui souhaite. Comme l’ensemble de l’œuvre fictionnelle de MAUVIGNIER, elle est sortie chez Minuit.
http://www.leseditionsdeminuit.fr/
(Warren Bismuth)
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