« Les carnets du sous-sol » est un roman assez bref rédigé en 1864, juste avant les œuvres considérées comme majeures chez DOSTOÏEVSKI (« Crime et châtiment », « L’idiot », « Les démons », « Les frères Karamazov », etc.).
Jamais peut-être une œuvre n’a commencé de manière aussi radicale, aussi violente, aussi emplie d’autocritique pour ne pas dire d’autodestruction : « Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir, voilà ce que je suis. Je crois que j’ai quelque chose au foie. De toute façon, ma maladie, je n’y comprends rien, j’ignore au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs. En plus, je suis superstitieux comme ce n’est pas permis ; enfin, assez pour respecter la médecine (je suis suffisamment instruit pour ne pas être superstitieux, mais je suis superstitieux). Oui, c’est par méchanceté que je ne me soigne pas. Ça, messieurs, je parie que c’est une chose que vous ne comprenez pas. Moi, si ! Evidemment, je ne saurais vous expliquer à qui je fais une crasse quand j’obéis à ma méchanceté de cette façon-là ; je sais parfaitement que ce ne sont pas les docteurs que j’emmerde en refusant de me soigner ; je suis le mieux placé pour savoir que ça ne peut faire de tort qu’à moi seul et à personne d’autre. Et, malgré tout, si je ne me soigne pas, c’est par méchanceté. J’ai mal au foie. Tant mieux ! Qu’il me fasse encore plus mal ! ».
La narrateur est homme portant une quarantaine tiraillée, un de ces êtres fatigués trop tôt. Malade du foie, ancien fonctionnaire, il déverse son fiel sur la société en un long monologue désillusionné et violent. Il prend l’Homme à témoins, montrant du doigt sa conception erronée des intérêts en une absence de raison qui le conduit au drame dans son incapacité d’analyse. Dans un discours philosophique autant que sociologique, le narrateur démontre que deux et deux ne devraient jamais faire quatre car, si cela est le cas, la volonté n’existe pas. Il ne faut surtout pas que le résultat soit quatre !
La vue d’ensemble, globale, se rétrécit soudain vers des contemporains du narrateur, par le biais de vies plus intimes, d’exemples pris dans le milieu de ses connaissances directes. Toujours hanté par un esprit torturé où le nihilisme semble avoir élu domicile, le narrateur tire à boulets rouges sur les personnages qu’il dépeint, jugés vils et insignifiants, sans épaisseur, en somme méprisables. Survient une fête où eux comme lui s’enivrent, l’atmosphère devient délétère, la tension palpable, les codes du genre explosent. Commencent alors des scènes tout ce qu’il y a de plus Dostoïevskiennes : longues tirades, alcool, violence, hésitations, provocations, surenchère, intimidations, souffrance dans l’élocution, comme si l’auteur était atteint d’une de ses horribles crises d’épilepsie (crises qui influencèrent son œuvre).
Le narrateur rencontre une jeune prostituée, Lisa, il s’est mis en tête de la sauver, il va devenir son ange gardien. C’est la troisième partie de ce roman, cette fois tout en romantisme déchirant, bien éloignée du discours imposé auparavant par le narrateur – et l’auteur. Puis vient l’une des figures tutélaires des personnages de DOSTOÏEVSKI, l’homme paradoxal.
Dans « Les carnets du sous-sol », certains protagonistes de l’oeuvre future de DOSTOÏEVSKI semblent être présentés. On pourra voir les traits de futurs héros de « Crime et châtiment », « L’idiot » ou autre « Les démons » notamment. Le ton évolutif du récit devient contradictoire, décousu, restant malsain et étouffant, entre agressivité, désenchantement et rédemption recherchée, entre amour et haine, ce qui caractérisera d’ailleurs une bonne partie de l’œuvre du russe.
Ce roman est le premier de l’intégrale fictionnelle traduite par André MARKOWICZ, travail débuté en 1990 avec cette proposition aux éditions Actes sud, texte qui sera accepté mais à condition de ne pas être le premier proposé pour cette intégrale, car jugé par l’éditeur comme trop violent. MARKOWICZ proposera alors « Le joueur » et l’aventure longue de 10 ans sera amorcée.
« Les carnets du sous-sol » est une curiosité car en moins de 200 pages il balaie une bonne partie des sujets de référence de DOSTOÏEVSKI, il fait mal, il heurte, il brûle, il ne se laisse pas le temps de souffler, il attaque et contre-attaque tout à la fois, il ne peut pas être sous-estimé.
Ayant
à nombreuses reprises présenté l’œuvre de DOSTOÏEVSKI au risque d’ennuyer voire
d’excéder mon lectorat, je le libère aujourd’hui de mes interventions Dostoïevskiennes.
(Warren
Bismuth)
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