Pour son nouveau livre, Veronika BOUTINOVA nous entraîne dans la tête de migrants dans un remarquable travail d’investigation et de mémoire. Ce roman/récit est une suite d’instantanés de parcours migratoires en des portraits déchirants. L’autrice suit certes des migrants, mais aussi des bénévoles dédiés à une tâche ardue : celle d’aider des exilés, des réfugiés.
Bateaux de fortune sur lesquels les places se paient au prix fort à des passeurs pas toujours bien scrupuleux sur la sécurité ni sur le fond de la tragédie, plutôt pressés de faire grossir le tiroir-caisse. Dans un texte entre récits de vies, poésie, fiction, faits divers et anecdotes, jamais Veronika BOUTINOVA ne perd le cap, se permet même de brefs chapitres en italique où des migrants, épuisés, désenchantés, sentent venir la mort, qui les cueille comme ça, au milieu de la mer par exemple, sans sursis.
D’autres chapitres sont consacrés à la figure d’Archimède, modernisé pour les besoins de la cause, avec détails scientifiques sur les effets de la noyade entre autres. Ce livre est aussi dense que bref, des voix s’entrechoquent, des échos surgissent, dans une polyphonie déconcertante. Car les mots, cruciaux, claquent comme un coup de fouet : « Des mots pour susciter la connaissance, observer, ausculter, disséquer, nommer, raconter, dénoncer, témoigner, sensibiliser, engranger la mémoire des faits. Je suis l’archiviste du flot migratoire, j’encre ici tous les écrits rédigés sur les exilés de Calais et du monde entier ».
Car le parcours du combattant pour un exilé commence dans ce roman par Calais et les obstacles administratifs, matériels, humains, pour rejoindre l’Angleterre. Il se poursuit du côté de la mer Égée, la Grèce, les îles Lesbos, partout ces mêmes difficultés, ces drames. Car « L’homme qui flotte dans ma tête » est une sorte de tragédie grecque contemporaine, elle emprunte à la littérature du grec ancien, elle est une poésie homérique et dévastatrice.
Quelques anecdotes cruelles, inhumaines, comme ces passeurs jetant à la mer de jeunes enfants jugés trop bruyants. Ceci n’est pas une fiction. Sans compter les destinées universitaires contrariées : des étudiants forcés d’interrompre leurs études pour s’enfuir de leur pays, sans rien, sans liens, juste ces personnes aidantes, dévouées, entièrement dédiées à une cause humaniste. Et ces morts, partout, tout le temps. Les plus chanceux auront leur corps retrouvé, enterré dans un champ, comme un charnier des temps modernes. Les autres, portés disparus, dont les familles ne pourront pas faire le deuil.
« La dérive peut durer plusieurs jours, sans boire ni manger, à se chier dessus, à pisser, à vomir, à piétiner les excréments et les corps, et dessous dans les cales, on retrouve des victimes mortes d’étouffement, d’épuisement, asphyxiées par les gaz du moteur ». Dire l’indicible, récit dur, mais un partage d’émotion, de militantisme où chaque humain compte. Le parcours des migrants est ici scrupuleusement détaillé avec pudeur mais rage.
N’oublions pas ces moments de grâce, où certains réfugiés arrivés à bon port sont pressés d’apprendre la langue du pays où ils se trouvent, désirent s’intégrer par-dessus tout, malgré les séquelles, malgré l’abandon d’une vie, laissée là-bas, loin. Veronika BOUTINOVA nous force avec maestria à nous placer dans la tête des migrants, ne traduisant pas certaines phrases qu’elle écrit en anglais et en italien par exemple, nous faisant prendre conscience que nous nous trouvons, nous lecteurs, devant les mêmes difficultés linguistiques que les réfugiés.
Le travail de Veronika Boutinova n’est pas sans rappeler celui de Marie COSNAY, deux militantes exigeantes autant sur le terrain que par le style littéraire, toutes deux avec la volonté de faire sauter les verroux, d’anéantir l’omerta sur un sujet brûlant, toutes deux aidées par leur poésie gracieuse et offensive. Veronika BOUTINOVA nous avait déjà livrés chez Le Ver à Soie le bouleversant « Sursum corda » (chroniqué ici en son temps), elle a commis d’autres textes, dont du théâtre, je pense ici à « N.I.M.B.Y. et Dialogues avec un calendrier bulgare » chez L’espace d’un instant, pièces dont je dois absolument vous parler un jour. Avec « L’homme qui trotte dans ma tête », elle poursuit son œuvre cohérente, faite de combat par la littérature. Ce livre est sous-titré « Roman mausolée », on ne saurait mieux dire. Il vient de paraître chez Le Ver à Soie, aller explorer le catalogue, il est plein de surprises.
« Donne-moi un point d’appui et je soulèverai le monde ! ».
(Warren
Bismuth)
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