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dimanche 21 mai 2023

Evguéni TCHIRIKOV « Les juifs »

 


Cette pièce de théâtre de 1903 est une vraie curiosité, d’une part parce qu’elle a été écrite par un auteur aujourd’hui totalement inconnu, Evguéni TCHIRIKOV (1864-1932) mais aussi pour son sujet : le peuple juif en Russie sous le tsarisme.

« Les juifs » fut une pièce interdite par le pouvoir, et aujourd’hui encore, il est à peu près impossible d’en retrouver trace, y compris sur la toile géante de l’Internet. Elle met en scène une douzaine de personnages, juifs, dans la province du nord-ouest russe (aujourd’hui Lituanie et Biélorussie), la seule où les juifs ont alors le droit de vivre. L’action se développe autour d’un personnage central et de sa famille, l’horloger Leïser Frenkel. Le rêve de ce peuple sioniste est alors de partir vivre sur la terre sainte, en Palestine, les juifs étant attaqués un peu partout en Russie, un pogrom (réel, il eut lieu l’année même de l’écriture de la pièce, qui lui fait directement écho) se préparant même dans la ville de Kichiniov. Cet événement est l’axe principal de la pièce, du moins il le devient, car si les discussions se focalisent sur le sort réservé au peuple juif depuis des générations et à son avenir, elles se font plus actives encore dès l’annonce du pogrom imminent.

Les deux enfants de l’horloger ont été exclus de l’université et l’assimilation forcée des juifs dans la société russe ne se pratique pas sans heurts. « Je suis juif et je ne comprends pas… Qu’est-ce qu’ils peuvent nous donner à nous, ouvriers et artisans juifs, vos idéaux ? Vous nous consolez par une vie heureuse en Palestine… Mais pourquoi, pour nous, sera-t-elle heureuse ?... Vous ne nous dites rien sur ce que nous devons faire maintenant… Or, nous, nous ne pouvons plus vivre comme ça ! nous ne pouvons plus ! Nous mourons de faim, on nous force à nous bouffer les uns les autres… nos enfants n’ont pas de lait ! ».

Pièce réaliste qui s’insinue au plus profond de l’âme juive, analyse son peuple dans un pays corrompu et totalitaire. L’ironie de cette histoire, c’est qu’elle aurait pu être transposée en partie au régime soviétique. Elle est violente, comme sans issue, les personnages sont fort bien campés, vivent pleinement leurs passions, leurs existences, leurs amours, s’entredéchirent, conversent sans filtre, ce qui donne un ton dynamique et quelque peu malséant devant les échanges parfois musclés.

« Les juifs » est une de ces pièces que l’on n’oublie pas. Elle est une séquence fort détaillée d’une période noire pour le judaïsme (une de plus), elle est aussi un instantané sur la longue tradition raciste du peuple russe (toujours en cours dans l’actualité). Les scènes nous rendent témoins de drames, ceux du passé, ceux du présent (la situation des juifs parqués dans le pays) et ceux de l’avenir proche (le pogrom de Kichiniov), et même de l’avenir plus lointain, elle est tout simplement un petit bijou jusqu’à son ultime ligne, la dernière scène étant particulièrement apocalyptique.

TCHIRIKOV fut célèbre en son temps, mais son œuvre est devenue introuvable hormis une vaste fresque en cinq volumes. Ami de GORKI, ANDREÏEV et TSVETAÏEVA, il a peu été édité en France (une seule fois il me semble), et c’est d’ailleurs GORKI qui a permis la première publication de cette pièce en Russie en 1906. C’est ce que nous rappelle la passionnante préface de André MARKOWICZ, par ailleurs traducteur ET éditeur de la présente version, grâce aux éditions Mesures qu’il codirige avec Françoise MORVAN. Cette préface se fixe comme objectif de proposer une biographie partielle de l’auteur malgré le peu d’éléments disponibles sur sa vie, éléments effacés de la mémoire collective. Ce livre qui vient de sortir est à découvrir, c’est tout un pan de l’Histoire russe, mêlée à l’histoire juive, qui se déploie, c’est une merveille à lire, ni plus ni moins. Pour vous le procurer, passez directement par le site de chez Mesures, les centrales d’achat, le signifiant pourtant comme disponible, ne le possèdent pas. Profitez-en pour faire vos emplettes sur le catalogue, il renferme de vrais trésors, ce ne sont pas des paroles en l’air. Cette maison d’édition autofinancée par les abonnements annuels est précieuse, extraordinaire par ce choix éditorial tournant autour du travail d’une vie de André MARKOWICZ, mais aussi de celui de Françoise MORVAN qui, par exemple, a signé les illustrations présentes sur les couvertures des volumes, et prend part à forces égales dans l’existence des éditions Mesures.

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

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