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dimanche 3 mars 2024

Jim TULLY « Ombres d’hommes »

 


Rédigé en 1930, « Ombres d’hommes » est le quatrième et avant-dernier volume du Cycle des bas-fonds (1924-1931). TULLY y reprend les ingrédients des tomes précédents : parcours de miséreux, de cabossés de la vie, mais ici il donne la parole à ceux qu’il a croisés en prison, lors de ses propres détentions dans différents États des U.S.A.

Curieusement, il y est peu question de la vie de prisonniers, mais plutôt de celle d’avant l’incarcération. Les destins de certains hobos notamment, jetés en prison pour un larcin parfois mineur, entassés, agglutinés. En prison les bagarres ne sont pas rares, les vengeances non plus. Mais dans ce livre, ce sont plutôt des anecdotes hors les murs, contés par des hommes alors libres et prêts à tout pour survivre et conserver cette liberté. « Devant nous, c’était la liberté. Mais nous ne pouvions dire à quelle distance ».

Les hobos sont considérés comme des êtres inutiles à la société. Et pourtant, ils font circuler les actualités d’un bout à l’autre du pays à une vitesse prodigieuse (nous sommes aux tout débuts du XXe siècle, ne l’oublions pas), en voyageant gratuitement, clandestinement, sur des trains de marchandises, puis se mêlant aux gré de leurs escales aux populations locales. Dans ce tome ils prennent la parole, avec cette langue argotique, populaire, celle des rues sombres, rendue divine par le talent de Jim TULLY.

Ce Cycle des bas-fonds est dans sa totalité et sa complémentarité un miracle de la littérature, il est de ces immenses fresques qui marquent longtemps, en l’occurrence celle des oubliés de la distribution, des sans voix pour lesquels TULLY est le porte-parole. Ces histoires du dehors, de ces jungles (campements) de hobos que l’auteur connaît parfaitement.

Comme toujours chez TULLY, défilent des portraits d’éclopés du parcours de vie, tous plus majestueux et gouailleurs les uns que les autres, dans une Comédie humaine des pouilleux et des nécessiteux. Ainsi, ce pyromane un brin perché, ou encore ce frère Jonathon, prêtre prisonnier par accident, un lettré. Mais aussi mégalo, hypocrite et menteur, qui fabrique un élixir de vie, solution buvable censée amener le bonheur sur terre. Il y a du CHAPLIN chez TULLY (il fut d’ailleurs son collaborateur pour le tournage de « La ruée vers l’or »), les vagabonds sont rendus merveilleux, humains, libres car sans attaches mais avec un amour de la vie qui leur fait partager leurs émotions.

Les anecdotes fourmillent, ont toutes leur place. Les jours de pendaison d’un condamné à mort, la ville est en fête, le spectacle garanti. Mais le personnage principal de ce volume est peut-être la drogue. Pas mal de prisonniers sont sous son emprise et racontent avec force détails leurs hallucinations, eux, ces « enfants échoués sur les rives de la vie » qui se raccrochent à un paradis artificiel. « Les cigarettes de muggle de Hypo étaient marinées dans l’alcool et trempées dans le parfum. Une seule cigarette pouvait affecter son cerveau pendant six heures. Sa vision en était distordue et il voyait tout flou. Des mirages de beauté et de terreur lui dansaient devant les yeux. Il était pris de fous rires aux moments les plus inopportuns. Cela pouvait même le pousser à se croire mort et il se mettait alors à caresser un codétenu qu’il prenait pour une femme incapable de voir un mort ».

TULLY abhorre l’injustice faite aux hommes, aussi il prend ici par ses écrits la défense d’un homosexuel victime de la vindicte populaire (en 1930, le sujet était toujours tabou et les clichés nombreux). Il fait jouer l’esprit de solidarité, même s’il sait qu’au fond, dans ce monde de la rue, le chacun pour soi est aussi une manière de survivre. Ce livre est peut-être moins drolatique dans ces scènes exubérantes, sans toutefois devenir sobre. Mais il y a un fond de tragédie, une vie vue par un homme qui a quitté ce milieu et qui s’essaie à devenir un autre. L’humanisme de TULLY est palpable. Le dernier et magnifique chapitre est consacré à la pendaison d’un prisonnier, il est bouleversant : « Ça n’a rien de réjouissant d’envoyer un homme dans l’au-delà ». L’exécution publique est minutieusement décrite, elle ne laisse pas de marbre.

« Ombres d’hommes » est paru en France chez Lux éditeur en 2017, accompagné d’illustrations de circonstance de William GROPPER, des années 1930.

https://luxediteur.com/

 (Warren Bismuth)

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