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dimanche 10 octobre 2021

Léonid ANDREÏEV « Ékatérina Ivanovna suivi de Requiem »

 


Nouvelliste reconnu en son temps puis plongé dans l’anonymat après sa disparition, Léonid ANDREÏEV (1871-1919) a pourtant écrit, outre près de cent nouvelles (certaines pouvant être vues comme de courts romans), une quarantaine de pièces de théâtre durant sa carrière, la grande majorité étant aujourd’hui introuvables, y compris en Russie. Ici deux pièces sont au menu, l’une rare, l’autre inédite.

Créée en 1912, « Ékatérina Ivanovna » s’inscrit clairement dans la grande tradition théâtrale russe. La seule traduction disponible à ce jour en France, celle des éditions Corti de 1999, est aujourd’hui épuisée, sa réédition sous la présente forme s’avérait urgente, la traduction étant la même que celle de 1999. L’héroïne dont la pièce porte le nom est une femme mal mariée avec un député de la Douma, Guéorgui Dmitriévitch. Dès l’entame de la pièce, des coups de feu retentissent, c’est le député tirant sur sa femme, la soupçonnant d’adultère avec son ami Koromyslov, avant que ses soupçons se portent sur un certain Mentikov.

Ékatérina et Guéorgui vivaient ensemble depuis presque six ans, cette tentative d’assassinat fait exploser le couple. Six mois après le drame, Ékatérina vit avec sa jeune sœur espiègle Lisa dans le domaine de leur mère et tente une union presque contre son gré avec Mentikov (elle a voulu donner raison à son mari qui la soupçonnait d’avoir des relations avec ce Mentikov). Après un avortement, la relation échoue malgré – ou peut-être à cause de – l’amour soumis de Mentikov. Arrivent au domaine Alexei (le propre frère de Guéorgui) et Koromyslov, qui annoncent à Ékatérina que son mari l’attend à l’extérieur. Est-elle toujours amoureuse de lui ? Et Guéorgui, où en sont ses sentiments ?

« Ékatérina Ivanovna » est une pièce romantique désenchantée, sombre et désespérée, mais marquée par un humour discret et fin, sur fond de féminisme, en tout cas de liberté de choix pour la femme, thème pas si fréquent à l’époque. Les personnages sont magnifiquement dépeints, ambivalents ou opportunistes. ANDREÏEV fut fortement imprégné par l’œuvre de DOSTOÏEVSKI, c’est encore palpable dans cette pièce où le personnage d’Alexei (Aliocha), bon et altruiste, pourrait nous ramener vers le Aliocha des « Frères Karamazov » ou encore vers le prince Mychkine de « L’idiot », celui d’Ékatérina n’étant pas sans faire penser, en bien moins démonstratif, à celui de Nastassia Filippovna du même roman. En fond, toujours cette compassion et cette tendresse retenue que l’on trouve si souvent chez TCHEKHOV.

« Requiem » est la dernière pièce d’ANDREÏEV, écrite en 1916, soit trois ans avant la mort de l’auteur. Le texte est resté inédit en français jusqu’à cette édition. Courte pièce en un seul acte d’une petite trentaine de pages, énigmatique, désespérée, mettant en scène dans un théâtre un peintre, un metteur en scène, un directeur, l’impénétrable « Sa Clarté » ainsi qu’un mystérieux homme masqué.

Le peintre a assuré une partie des décors : donner un visage « humain » à des poupées représentant les spectateurs assistant au spectacle, sorte de trompe-l’œil suggérant une salle pleine. C’est la nuit et les acteurs sont absents et dorment, seuls les cinq protagonistes cités errent sur les planches du théâtre désert et échangent des propos désabusés, caustiques et autoritaires. Un humour très noir vient interrompre cette sorte de convoi funèbre :

« - C’est l’homme le plus joyeux du monde. Il se nourrit de rire, ce sont des sourires qui coulent dans ses veines à la place du sang, et, là où les autres ont un cœur qui bat, lui, ce qui palpite, c’est la meilleure, la plus drôle, la plus charmante et la plus inepte des plaisanteries.

- Il va mourir ?

- Comme nous tous, Votre Clarté ».

« Requiem » est une pièce qui interroge quant à son sens, plusieurs explications pouvant être suggérées. Mais la réponse est peut-être dans la date même de sa création : 1916, soit l’année précédant la révolution bolchevik (ANDREÏEV fut un écrivain engagé et, s’il fut un soutien de la révolution de 1905, il rejeta celle d’octobre 1917). Ce théâtre moribond pourrait bien être vu comme l’allégorie du peuple russe durant l’agonie du régime tsariste, avec le fantôme de la révolution à venir et prête à engendrer à son tour de nombreuses victimes.

Ce livre, ce n’est pas qu’une lecture de deux pièces, c’est aussi une page d’histoire littéraire majeure de la Russie avec ces deux textes rares ou inédits, le gage de qualité étant assuré par le traducteur, André MARKOWICZ, figure tutélaire de la traduction russe et homme ô combien passionné. Il a d’ailleurs pris en charge lui-même ce livre, en le faisant paraître dans sa propre maison d’édition, Mesures, qui fonctionne en partie sur abonnements annuels comme, le précise-t-il, une sorte d’AMAP littéraire. Le présent ouvrage est limité à 500 exemplaires et numéroté par le traducteur. Les éditions Mesures avaient à ce jour déjà fait paraître une autre pièce d’ANDRËIEV, « La vie de l’homme », gageons qu’une suite sera donnée pour redécouvrir la profondeur des textes de cet auteur à redécouvrir d’urgence.

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

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