Un journal de bord, tiens donc ? Oui
mais de STEINBECK, et alors qu’il est plongé dans l’écriture de son chef
d’œuvre « Les raisins de la colère ». Ses impressions, ses doutes, ses
joies, son avancée du travail, sa femme, ses nuits, ses amis, tout est
retranscrit sur 100 notes (presque) quotidiennes, appelées
« entrées », s’étalant de février à fin octobre 1938. Voilà pour la
partie strictement réservée aux « Raisins de la colère ». Puis 23
entrées écrites entre octobre 1939 et fin janvier 1941, plus éparses donc. Tout
ce matériel était resté jusque là inédit.
Dans ces notes, STEINBECK se livre,
au-delà des difficultés à écrire « Les raisins de la colère », à
respecter un plan établi. Beaucoup de doutes tiraillent l’auteur : « J’ai envie de tout laisser tomber. Mais je
ne le ferai pas. Je vais continuer et finir ce livre. Je dois. Toute ma foutue
vie maudite est ligotée. La plupart des gens aiment voir leur vie ligotée
ainsi. Et sans doute que j’aime ça aussi. Mes nombreuses faiblesses commencent
à montrer leur tête. Il faut simplement que je chasse ça de mon système. Je ne
suis pas un écrivain. Je me suis raconté des histoires, à moi et aux gens.
J’aimerais l’être. Ce succès va me détruire, c’est parfaitement assuré. Cela ne
durera probablement pas et ce sera très bien ainsi ».
Pendant l’écriture du roman, STEINBECK
éprouve souvent des douleurs physiques, se croit malade. Il est insatisfait de
ne pas être seul. Beaucoup d’amis défilent chez lui, alors ça picole, ça fait
la fête, ça fume comme des pompiers, et le lendemain difficultés de concentration,
pas envie d’aller rejoindre son stylo. Pour l’aspect visionnaire, STEINBECK,
qui donne son opinion mais à quelques rares occasions sur la politique, écrit
moins d’un an avant la seconde guerre mondiale qu’il n’y aura jamais de conflit
majeur. Près de la fin de la rédaction, il doute de plus en plus de son travail :
« … Mais je suis sûr d’une chose, ce
n’est pas le grand livre que j’avais espéré que ce serait. Ce n’est qu’un livre
ordinaire. Et la chose la plus horrible, c’est absolument ce que je peux faire
de mieux ».
La seconde et courte partie de ses notes
est un peu plus consacrée à la situation internationale, mais aussi à une pièce
de théâtre qu’il est en train d’écrire : « The god in the
pipes ». Là aussi il souffre de son écriture, il ne parvient pas à trouver
un fil directeur. D’ailleurs, la pièce sera abandonnée et vraisemblablement
détruite (STEINBECK avait parlé de la brûler). Il se confie sur la guerre. Peu.
La préface de Pierre CUGLIELMINA est
précieuse pour mieux aborder l’écrivain et l’homme STEINBECK. Quant aux notes
de l’éditeur en fin de volume, elles sont prépondérantes. On y apprend entre autres
que STEINBECK a écrit des discours pour le Président ROOSEVELT, qu’il est fort
dur en affaires pour les droits d’auteur de ses œuvres, et bien sûr que c’est
un homme constamment dans le doute, celui qui écrivait « Je ne suis pas quelqu’un de très bien.
Parfois généreux et bon et gentil et parfois méchant et brusque », se
séparera de sa femme Carol, peu après l’écriture du roman, une Carol pourtant
indispensable dactylo des « Raisins de la colère » (c’est même elle
qui en avait trouvé le titre), mais une femme usée, peut-être par le rythme de
vie de l’écrivain.
On apprend que celui qui redoutait tant la
notoriété s’est inspiré des personnages de DOSTOÏEVSKI que par ailleurs il
admirait, pour les héros des « Raisins de la colère ».
Un
bouquin passionnant pour d’une part approfondir l’œuvre et l’homme, mais aussi
pour se rendre mieux compte du travail réel quotidien effectué sur un livre,
l’auteur et ses proches qui y laissent des plumes, les moments de découragement
comme ceux (plus rares ici) de la satisfaction. Curieux comme un homme cherche
à se recroqueviller jusqu’à ne plus appartenir qu’à son œuvre tant qu’il
travaille dessus. Étonnant de constater autant de douleurs physiques, mais
aussi les dates butoir que l’écrivain s’est imposées, la difficulté de les
respecter. En fin de volume sont proposés des fac-similés. Un ouvrage très
instructif sorti début 2019 aux éditions Seghers.
(Warren
Bismuth)
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