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mardi 4 février 2020

Nadejda MANDELSTAM « Sur Anna Akhmatova »


Cette biographie n’en est pas tout à fait une, en tout cas pas tout à fait sur une seule personne, malgré son titre. Une petite introduction s’impose : Nadejda MANDELSTAM, femme puis veuve du poète russe Ossip MALNDELSTAM, mort d’épuisement en 1938 quelque part du côté d’un camp de transit de la Kolyma. Anna AKHMATOVA, célèbre poétesse, amie d’Ossip donc par ricochets de Nadejda. Par conséquent l’auteure de cette biographie sur Anna AKHMATOVA y voit beaucoup son mari Ossip, l’évoque, puis dirige sa plume vers lui, comme sans même s’en rendre compte, aimantée.

Anna AKHMATOVA est née GORENKO et prendra son pseudo en hommage à son arrière grand-mère. Alors qu’elle s’initie à la poésie, la Russie s’empare d’un nouveau destin. AKHMATOVA va souffrir plus qu’il n’est possible. Premier mari, le poète GOUMILIOV, fusillé en 1921 (ils avaient divorcé en 1918), le troisième mort dans les camps staliniens, le fils arrêté trois fois. Et bien sûr, l’un de ses plus proches amis, MANDELSTAM, mort en transit. Comme si ce n’était pas assez lourd, AKHMATOVA se voit interdite de publication à partir de 1924, pendant une vingtaine d’années, puis autorisée de nouveau à faire paraître ses poèmes en 1940, mais uniquement partiellement. Les mots sont une arme, ceux d’AKHMATOVA paraissent trop aiguillés aux yeux des autorités. Elle ne sera éditée que cinq fois de son vivant.

Ossip MANDELSTAM, poète. Arrêté en 1934 pour son poème coup de poing « Épigramme contre Staline » de 1933, mari de Nadejda, ami d’Anna, déporté, mort en 1938 après 20 ans de vie commune avec Nadejda. Cette dernière est attirée par les souvenirs et les mots qui en découlent. Sa propre silhouette s’immisce entre Ossip et Anna, de fait nous avons une sorte de triple biographie où la mémoire se mélange. N’oublions pas que Nadejda fut la principale passeuse des poèmes de son mari, que lorsqu’il était interdit d’écrire, c’est elle qui apprenait ses poèmes par cœur pour ensuite les partager avec des proches puis avec des éditeurs pour notamment les faire publier en samizdats.

Et puis tout à coup, le visage d’Anna AKHMATOVA semble changer aux yeux de Nadejda MANDELSTAM (la raison en est expliquée en postface de l‘ouvrage). Elle la juge sévèrement : autoritaire, égocentrique, jalouse, maladivement portée sur ce que sa personne peut dégager en public, toujours dans l’attente du malheur. Pourtant, visiblement, le portrait est bien plus édulcoré qu’un autre que dressera Nadejda et lisible dans « Contre tout espoir » (trois tomes en tout). AKHMATOVA va vivre dans le dénouement, le manque, de manière pauvre, étriquée.

En même temps, ce récit est beaucoup axé sur la poésie, plus précisément de techniques de poésie, celles des deux personnes déjà évoquées bien sûr, mais aussi d’autres poètes, puis évocations des courants de pensée, comme les acméistes auxquels appartenaient AKHMATOVA et MANDELSTAM. Des poètes arrêtés, condamnés, exécutés, il en est question. Au XXe siècle, le destin des poètes russes semble avoir été lié à une perpétuelle épée de Damoclès au-dessus de la tête.

Et enfin, l’Histoire en marche, avec le dégel à partir de 1956, le communisme qui semble prendre un visage humain, laissant quelque répit aux poètes persécutés. Le livre est écrit en 1966, juste au moment où les exactions reprennent, il n’en sera donc pas fait état dans ce récit.

Cette biographie, c’est tout cela brodé ensemble dans un seul tissu, un ouvrage fait de souvenirs, souvent durs, avec en fond l’ombre à la fois planante et enracinée d’Ossip MANDELSTAM. La traduction et l’excellente préface sont assurées comme toujours sans accrocs par Sophie BENECH, la courte postface signée Pavel NERLER. C’est sorti fin 2019 aux éditions Le bruit du temps en version poche pour une somme modique.


(Warren Bismuth)

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