Nous
nous sommes déjà attardés sur la création des Éditions de Minuit, fondées
clandestinement en pleine occupation en 1941. De ces éditions très spéciales
naîtront une grosse vingtaine d’œuvres, distribuées sous le manteau. De grands
noms de la littérature française y participeront sous pseudonymes, dont Louis
ARAGON, Elsa TRIOLET, François MAURIAC, VERCORS bien sûr (puisqu’à l’initiative
du projet). Le seul auteur étranger et d’ailleurs le seul sous son véritable
nom sera John STEINBECK (qui refusera par ailleurs de saluer VERCORS car peu
voire pas du tout intéressé par la Résistance française du moment, un ange
passe…). Derrière ces pseudos celui de Jean NOIR. Sa réalisation tient presque du
miracle.
Jean
NOIR, c’est Jean CASSOU. Engagé très tôt dans la Résistance, il est arrêté le
12 décembre 1941 et restera à l’isolement jusqu’en février 1942. Durant ces
deux mois de détention, il va profiter de ses insomnies (volontaires ?) de
manière fort singulière : le papier et le crayon lui étant interdits, il
va composer (et non pas écrire) des sonnets dans sa tête, les apprendre par
cœur, boulot nocturne et quotidien, deux mois complets de création littéraire,
sans prendre une seule note, juste par le travail de la mémoire, un demi sonnet
chaque nuit, et ainsi pendant deux mois. Lorsqu’il est libéré, il peut donc
enfin noter sur papier tout ce qu’il a « écrit » dans son cerveau.
Écrire
c’est bien, publier c’est mieux. Ce sera chose faite grâce aux Éditions de
Minuit clandestines qui sortent ce recueil de sonnets le 15 mai 1944, précédées
d’une longue préface magistrale, violente, vindicative et lucide de François LA
COLÈRE (en fait ARAGON), préface dénonçant les conditions des prisonniers
français arrêtés par l’État français (et collaborationniste), elle s’attarde
sur le sort des communistes, traités comme des bêtes, n’ayant pas les mêmes
droits que les autres incarcérés, n’ayant d’ailleurs quasiment pas de droits du
tout. François LA COLÈRE le communiste militant porte bien son pseudo et
vocifère avec un style extraordinaire contre les conditions d’isolement, c’est
du grand art !
Place
aux trente-trois sonnets de Jean CASSOU, qui n’est pas un débutant à l’époque
puisque romancier historique, auteur de plusieurs ouvrages, profondément ancré
à gauche et révolutionnaire. Je ne vous cacherai pas que ces sonnets, pourtant
d’une grande pureté esthétique et littéraire, sont un poil hermétiques pour moi
(le manque d’études sans doute, ce fichu travail de l’autodidacte qui ne
possède pas toutes les connaissances requises pour analyser correctement
pareilles lignes). C’est très beau à lire mais le fond m’échappe parfois,
souvent même. Quoi qu’il en soit, ces sonnets appartiennent à l’histoire, à la
Résistance, au combat, bien qu’ils ne traitent pas directement de la guerre ni
de l’occupation, plutôt de rêves, d’onirisme, mais aussi de sujets plus
personnels. La dernière phrase du dernier sonnet résonne comme une lueur
visionnaire : « Persiste, et tu
seras sauvé ».
Suivent
les analyses des sonnets par des spécialistes. Là je décroche complètement, je
n’ai ni le vocabulaire ni d’élément de comparaison. Mais en toute fin de
volume, une lumière en forme de présentations de poètes de la
Résistance : de courtes biographies et extraits d’œuvres de Paul ÉLUARD, André
FRÉNAUD, Robert DESNOS, Louis ARAGON, René CHAR, Georges-Emmanuel CLANCIER. Le
recueil se termine par une biographie de Jean CASSOU, courte mais intéressante.
Vous
l’aurez compris cette réédition de 2016 (et se vendant pour une bouchée de
pain) avec suppléments n’est pas accessible au lectorat de base dont je fais
partie. Cependant, je suis ravi d’avoir lu ce bouquin pour plusieurs
raisons : la préface incendiaire au style grandiose (celle-ci je l’ai
comprise !), la condition de composition des sonnets, les activités de
CASSOU dans la Résistance, les sonnets eux-mêmes qu’on imagine lus dans la
quasi obscurité, se partager au coin d’une ruelle sombre, d’un coupe-gorge,
c’est cela aussi la littérature, et ce témoignage doit laisser une trace, pour
ne jamais oublier que certain-es ont risqué leur vie pour que nous parviennent
leurs écrits. Bien sûr on se souvient d’Ossip MANDELSTAM, ici le travail est
similaire même si les conditions sont bien sûr différentes. Ces sonnets font
partie de l’histoire de la littérature, la plus obscure, la plus militante qui
soit.
(Warren Bismuth)
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