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vendredi 11 octobre 2019

Paul NIZAN « Le cheval de Troie »


Certains livres ne peuvent se résumer en une page, par leur densité et leur approche d’un monde. Ainsi « Le cheval de Troie » est court mais dense, riche et empli d’enseignements politiques. Une ville Rhodanienne, Villefranche (dont les traits sont piqués à Bourg-en-Bresse), paisible en cette année 1935. Un petit groupe de militants d’extrême gauche avec tout ce que cela comporte de disparité : communistes, nihilistes, anarchistes, socialistes révolutionnaires en tout genre. Les ouvriers se lèvent, se rebellent, les autorités ne voient pas cela d’un sale œil, les émeutes n’ont jamais enflammé la ville. Les élus, les notables regardent plutôt, et avec un œil à la fois craintif, intéressé, bienveillant voire amusé, les événements en cours en Allemagne, en Italie ou encore en Espagne (cette dernière vit à cette époque une énorme tension entre gauche, droite et extrême droite, c’est juste avant la guerre civile). « L’idée par exemple que le sadisme, la violence, dominent l’Allemagne… Quand je lis que les S.A. contraignent les prisonniers à se masturber devant eux, je songe que l’homme en est arrivé à un tel pouvoir de bassesses que nous verrons enfin l’espérance se détruire… ». 1935, les lignes bougent déjà.

Les exodes de pays voisins vers la France commencent pour fuir la situation politique anxiogène : « Des allemands descendaient en bicyclette vers le sud, chargés de souvenirs déchirants. Des espagnols montaient furtivement vers le nord. Il y avait des années qu’on avait oublié en France ces mouvements de migrations ». Cela ne vous rappelle rien ? Même si la bicyclette a laissé depuis place aux bateaux.

À Villefranche, d’un côté la grève se prépare, d’un autre une sorte de veillée d’armes, ne pas bouger tant que la situation n’est pas explosive. Les protagonistes de ce roman discutent beaucoup : de la première guerre mondiale, de l’U.R.S.S., de la montée des fascismes mais aussi de l’extrême gauche révolutionnaire, du souhait de monter un journal de propagande politique (qui sera le même thème sur « La conspiration » que l’auteur écrira plus tard). Les années 30 sont singulières sur ce point : la France entourée par plusieurs grands pays passés à l’extrême droite ou en passe de devenir totalitaires, une France qui elle-même a dû affronter le putsch fasciste de février 1934 et s’est parallèlement dotée d’une extrême gauche forte, genèse du Front Populaire. Période de crise, d’incertitude, où tout peut basculer dans un rang comme dans l’autre. Attentisme et constructions de forces politiques nouvelles. « Ce serait quand même embêtant de mourir avant la révolution ».

Attention, « Le cheval de Troie » n’est pas qu’un roman historique (nous reviendrons d’ailleurs sur ce terme), c’est le parcours de personnages fictifs mais qui représentent chacun un courant politique, des figures qui restent des femmes et des hommes avec leurs misères et leurs (rares) joies. Ainsi, le couple Catherine/Albert, semblant expulsé d’un roman de SIMENON, car si la tendresse reste, l’amour a depuis bien longtemps laissé place à l’ennui, la lassitude. Les pages consacrées à l’agonie de Catherine sont particulièrement fortes et encore une fois immergent le lectorat dans ce climat si particulier d’un SIMENON.

La grève est déclenchée, l’émeute semble inévitable. Les forces de l’ordre font face aux manifestants et sont prêtes à tirer. Ici il n’est pas interdit de penser fortement au « Germinal » ou au « Paris » de ZOLA. Car certains personnages comme certaines scènes de ce roman sont Zolaiens. Le peuple devant ses bourreaux, prêt à en découdre. Mais la répression va être brutale.

Roman foisonnant pour son aspect historique voire visionnaire. D’ailleurs, historique, en est-on bien sûr ? Il est écrit à 1935, avant la formation du Front Populaire, avant l’avènement de Franco de Espagne, avant même la guerre d’Espange, avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, donc il peut plutôt être vu à sa sortie comme un roman d’actualité politique. Il devient historique après les faits évoqués ci-dessus, après 1945. Il balaie la montée des fascismes avec une vision acérée (n’oublions pas que dans sa jeunesse Paul NIZAN a été membre des sinistres « Camelots du Roy »), mais sa trame sur l’extrême gauche française est documentée et précise (NIZAN est devenu communiste, donc possède les cartes en mains pour alimenter ses réflexions sur les deux « camps »).

Ce livre est fascinant. Car il fait partie de l’histoire, mais il est aussi une passerelle entre deux mondes. En effet, des historiens continuent à tracer le parallèle entre les années 30 et la décennie présente. Certes, on ne peut pas calquer l’un sur l’autre, mais comme disait AUDIARD « y’aurait comme de la relance sur la gelée de coings ». C’est frappant dans ce livre dans lequel cohabitent le fascisme tout nouveau, le communisme classique, le nihilisme désabusé, l’anarchisme révolutionnaire, les migrants (arméniens, allemands, espagnols entre autres), tout ce petit monde au coude à coude ne connaissant pas franchement le chapitre suivant. Et pourtant NIZAN met en garde, malgré l’espoir de quelques-uns. Pourquoi d’ailleurs « Le cheval de Troie » ? « Bloyé pensait au temps où des hommes comme eux, sortis du grand cheval de Troie des usines et des rues ouvrières, occuperaient les villes dans la nuit. Ils étaient un peu las, ils étaient heureux. Les cœurs découpés dans les volets de la boutique s’éclairaient ».

NIZAN à son tour ne connaîtra pas le chapitre suivant, il mourra sur le front au tout début de la « vraie » guerre succédant à la « drôle de guerre » en mai 1940, quelques mois après avoir démissionné du Parti Communiste Français après la signature du pacte germano-soviétique de non-agression, c’est peut-être ce qui fait la force et le côté visionnaire du bouquin : NIZAN écrit comment il pressent l’avenir, il ne l’a pas connu dans ses détails, et pourtant il ne tombe pas loin de la vérité concernant l’U.R.S.S. qu’il commence à voir d’un œil critique, le nazisme qui frappe à la porte du pouvoir européen, qui attire des français (anticipation de la collaboration, que pourtant NIZAN ne verra pas), l’Espagne qui s’approche de l’abîme fasciste, l’Italie qui y est déjà et ne va pas tarder à jouer un rôle majeur.

D’un autre côté, la création d’une force de gauche, qui dans quelque mois lèvera des militants et des électeurs pour devenir le Front Populaire, cela aussi NIZAN le pressent, le devine, mais à la différence des autres faits évoqués plus haut, NIZAN semble désirer l’avènement du Front Populaire (il en fera d’ailleurs partie peu après la parution du présent roman). Ce bouquin est un coup de poing en pleine poitrine en même temps qu’un sévère coup de pied dans l’oignon, il fait réfléchir au-delà du raisonnable, appelle le présent en ressassant le passé historique et politique, les sombres années 30. Il me paraît de plus une charnière indispensable sur l’état de la France de l’entre-deux guerres. Admiration…

(Warren Bismuth)

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