Svetlana
ALEXIEVITCH adopte un postulat singulier dans « Derniers témoins »,
celui de faire témoigner des enfants. Évidemment les enfants qu’elle entend ne
sont pas celles et ceux qui s’expriment : depuis ils sont devenus adultes.
C’est un travail unique qu’elle nous livre, une sorte de mise en abyme, un
recueil particulier. Ce n’est pas un roman, je le précise à nouveau, mais un
témoignage polyphonique.
Toutes
les personnes interviewées ont été enfants pendant la seconde Guerre Mondiale
et, autre particularité, le conflit raconté s’est déroulé sur le sol russe.
Encore une fois on ne peut que louer une telle initiative : quelle vision
avons-nous de la chose si l’on s’en tient aux informations scolaires qui sont
livrées aux écolier-es que nous avons été et aux générations actuelles ?
Rien, si ce n’est le front russe et l’image de guerriers endurants face à des
conditions climatiques extrêmes.
Cet
ouvrage d’ALEXIEVITCH a donc deux intérêts : faire témoigner des enfants
et expliciter une partie de l’histoire tenue pour négligeable dans les manuels
scolaires.
Les
adultes qui nous livrent leurs témoignages avaient à l’époque entre 2 et 14
ans. Deux témoignages émanent donc de tout petits, ce qui est glaçant. Non pas
glaçant par le récit, mais plutôt par la qualité des images qui subsistent dans
leurs esprits. S’il en fallait un, c’est un argument indéniable du trauma subi.
Malgré
des témoignages souvent durs (la mort des parents sous leurs yeux, les petits
camarades le ventre gonflé par la faim, les conditions de vie extrêmes),
restent bien présents des récits de jeux (jouer à la guerre), des petits
tracas, et une incompréhension globale face aux intentions de l’ennemi. Souvent
ressortent de leurs récits des réflexions sur la beauté des soldats
allemands : un ennemi sanguinaire ne devrait-il pas être affreux ?
Souvent
la mort ne fait même pas peur, ils sont nombreux, ces enfants, à avoir démontré
leur volonté d’engagement auprès des partisans, à avoir retourné les morts à la
recherche d’un visage connu, à avoir regardé couler le sang.
Les
maisons d’enfants, les animaux de compagnie que l’on se résout, malgré la
famine, très rarement à sacrifier pour survivre, ces routes que l’on parcourt
pour se sauver, avec ou sans ses parents d’ailleurs, qui sont bien souvent
engagés chez les partisans eux-mêmes. Point très intéressant d’ailleurs, hommes
et femmes étaient à égalité concernant leur engagement patriotique contre
l’ennemi, les genres s’effacent totalement dans ce morceau d’histoire qui nous
est révélé. On apprend aussi à quel destin funeste les petits enfants blonds
étaient soumis : souvent mis à part, résidant presqu’à temps plein à
l’infirmerie, les infirmières prélevaient leur sang afin de le transfuser aux
soldats allemands, ces derniers étant persuadés que le sang juvénile allait les
renforcer. Bien entendu, malgré la nourriture qui leur était apportée et les
soins constants, ces petits êtres exsangues finissaient
par s’éteindre sans un bruit.
Témoignages
embrumés parfois mais très souvent clairvoyants, lucides et glaçants
d’objectivité, Svetlana ALEXIEVITCH n’est que l’instrument par lequel les
individu-es s’expriment. 101 témoignages d’adultes parfois terrifié-es à l’idée
de se remémorer l’indescriptible, adultes dont ALEXIEVITCH nous livre le métier
qu’ils font à l’heure de leurs confessions. Ouvrage nécessaire, non pas pour un
quelconque devoir de mémoire, mais pour mieux comprendre ce conflit. J’en
profite pour citer aussi « Une femme à Berlin » (journal anonyme), qui
fait figure, lui aussi d’ouvrage indispensable à découvrir pour avoir le point
de vue le plus complet possible sur la seconde Guerre Mondiale.
Et
« Derniers témoins » sera complété prochainement par « La
Supplication », qu’il sera intéressant et essentiel de mettre en
perspective avec ce que nous venons d’écrire.
(Emilia Sancti)
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