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mardi 15 octobre 2019

Svetlana ALEXIEVITCH « Derniers témoins »


Svetlana ALEXIEVITCH adopte un postulat singulier dans « Derniers témoins », celui de faire témoigner des enfants. Évidemment les enfants qu’elle entend ne sont pas celles et ceux qui s’expriment : depuis ils sont devenus adultes. C’est un travail unique qu’elle nous livre, une sorte de mise en abyme, un recueil particulier. Ce n’est pas un roman, je le précise à nouveau, mais un témoignage polyphonique.

Toutes les personnes interviewées ont été enfants pendant la seconde Guerre Mondiale et, autre particularité, le conflit raconté s’est déroulé sur le sol russe. Encore une fois on ne peut que louer une telle initiative : quelle vision avons-nous de la chose si l’on s’en tient aux informations scolaires qui sont livrées aux écolier-es que nous avons été et aux générations actuelles ? Rien, si ce n’est le front russe et l’image de guerriers endurants face à des conditions climatiques extrêmes.

Cet ouvrage d’ALEXIEVITCH a donc deux intérêts : faire témoigner des enfants et expliciter une partie de l’histoire tenue pour négligeable dans les manuels scolaires.

Les adultes qui nous livrent leurs témoignages avaient à l’époque entre 2 et 14 ans. Deux témoignages émanent donc de tout petits, ce qui est glaçant. Non pas glaçant par le récit, mais plutôt par la qualité des images qui subsistent dans leurs esprits. S’il en fallait un, c’est un argument indéniable du trauma subi.

Malgré des témoignages souvent durs (la mort des parents sous leurs yeux, les petits camarades le ventre gonflé par la faim, les conditions de vie extrêmes), restent bien présents des récits de jeux (jouer à la guerre), des petits tracas, et une incompréhension globale face aux intentions de l’ennemi. Souvent ressortent de leurs récits des réflexions sur la beauté des soldats allemands : un ennemi sanguinaire ne devrait-il pas être affreux ?

Souvent la mort ne fait même pas peur, ils sont nombreux, ces enfants, à avoir démontré leur volonté d’engagement auprès des partisans, à avoir retourné les morts à la recherche d’un visage connu, à avoir regardé couler le sang.

Les maisons d’enfants, les animaux de compagnie que l’on se résout, malgré la famine, très rarement à sacrifier pour survivre, ces routes que l’on parcourt pour se sauver, avec ou sans ses parents d’ailleurs, qui sont bien souvent engagés chez les partisans eux-mêmes. Point très intéressant d’ailleurs, hommes et femmes étaient à égalité concernant leur engagement patriotique contre l’ennemi, les genres s’effacent totalement dans ce morceau d’histoire qui nous est révélé. On apprend aussi à quel destin funeste les petits enfants blonds étaient soumis : souvent mis à part, résidant presqu’à temps plein à l’infirmerie, les infirmières prélevaient leur sang afin de le transfuser aux soldats allemands, ces derniers étant persuadés que le sang juvénile allait les renforcer. Bien entendu, malgré la nourriture qui leur était apportée et les soins constants, ces petits êtres exsangues finissaient par s’éteindre sans un bruit.

Témoignages embrumés parfois mais très souvent clairvoyants, lucides et glaçants d’objectivité, Svetlana ALEXIEVITCH n’est que l’instrument par lequel les individu-es s’expriment. 101 témoignages d’adultes parfois terrifié-es à l’idée de se remémorer l’indescriptible, adultes dont ALEXIEVITCH nous livre le métier qu’ils font à l’heure de leurs confessions. Ouvrage nécessaire, non pas pour un quelconque devoir de mémoire, mais pour mieux comprendre ce conflit. J’en profite pour citer aussi « Une femme à Berlin » (journal anonyme), qui fait figure, lui aussi d’ouvrage indispensable à découvrir pour avoir le point de vue le plus complet possible sur la seconde Guerre Mondiale.

Et « Derniers témoins » sera complété prochainement par « La Supplication », qu’il sera intéressant et essentiel de mettre en perspective avec ce que nous venons d’écrire.

(Emilia Sancti)

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