Il apparaît évident que, hormis dans quelques chaumières, le poète Sergueï Essenine ne sera pas célébré cette année. Il est plus que partiellement oublié. Pourtant 2025 marque les 100 ans de sa disparition, à 30 ans. Presque par coïncidence, par hasard, ce petit livre m’est tombé entre les mains… qui ne l’ont plus lâché. Nouvelle coïncidence, 2025 marque les 300 ans de la mort de Pierre le Grand, empereur de Russie, disparu en 1725. Justement, ce poème pour le moins épique le met en partie en scène alors qu’à l’évidence Pierre voulait singer l’Allemagne pour bâtir « sa » Russie. On dit de cet homme qu’il ne craignait pas de s’enivrer. Poème construit à la manière d’un fabliau, il montre un souverain diminué : « Et j’ai peur de mourir / Ni guère envie de vivre. / Qui donc dorénavant / Veillera sur ma ville ? » tandis que son peuple, rural, pauvre, s’insurge contre sa toute-puissance : « Tu as graissé la haute, / La ministraille, / Pour eux, sur notre sang, / la ville as construit ».
Le roi défuncte, deux siècles passent, les gueux bien déterminés à prendre enfin leur revanche. « Nous balaierons les aristos, / Pan sur la calvitie, / À la lanterne / Nous les pendrons ! ». Deux siècles plus tard, leurs vœux sont exaucés. Seulement l’orage gronde entre les bolcheviks et leurs adversaires à défaut d’être leurs ennemis : les mencheviks. Et la paysannerie est en crise sous la collectivisation alors que le cœur des villes devient rouge du sang des victimes, les combats font rage, la bourgeoisie est traquée.
En quelques pages Essenine réussit l’exploit de peindre une fresque remarquable de puissance, balaie 200 ans de l’Histoire russe, ou plutôt relie deux histoires, deux peuples, à deux cents ans de distance. Pierre le Grand semble le gardien de cette épopée insurrectionnelle. Les vers le sont également, insurrectionnels, la langue choisie est populaire, bien pendue, gouailleuse au possible, elle « parle » fort, ne s’interrompt jamais, faisant de ce poème un exemple parfait de l’image du poète paysan libre (Essenine était lui-même fils de paysans). Texte quasi paradoxal, rendant hommage à la Sainte Russie tout en mobilisant les moujiks pour s’en prendre à son pouvoir.
D’un côté un patriarche usé, par la vie et par son règne, d’un autre une Révolution, celle d’octobre, neuve mais visiblement vouée à l’échec. Telle est la trame d’un poème unique, violent autant qu’ambitieux, bref et percutant. Chef d’oeuvre de 1924, écrit un peu plus d’un an avant le suicide de l’auteur, il est ici traduit par Guy Imart, proposant sur la page de gauche le texte orignal en langue russe, il est de ces poèmes éternels qui ne laissent pas indifférent. Paru en 2021 aux éditions Alidades dans leur Petite bibliothèque russe, il coûte juste quelques piécettes, alors ruez-vous dessus et lisez-le à haute voix !
(Warren Bismuth)
Encore un livre qui donne envie. Merci pour la découverte.
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