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mercredi 27 janvier 2021

Alexei PISSEMSKI « Mille âmes »

 


Alexei PISSEMSKI (ou PISEMSKI) possède deux points communs d’envergure avec DOSTOÏEVSKI : mêmes années de naissance et de mort (1821-1881). PISSEMSKI est même décédé seulement quelques jours avant DOSTOÏEVSKI. Cette remarque n’est pas innocente. En effet, ce « Mille âmes » pourrait être comparé aux longs romans de DOSTOÏEVSKI par son ambiance, son message et sa psychologie fouillée des personnages. À l’occasion du bicentenaire de la naissance de PISSEMSKI, il est grand temps de le redécouvrir.

 

Dans une petite ville russe appelée ici E…, Pierre Mikhaïlitch Godnieff est un principal de collège prêt à partir à la retraite. Veuf, il a une fille, Nastenka, en âge d’être mariée. Vient un certain Kalinovitch, jeune homme ambitieux qui va remplacer Godnieff à son poste. Très rapidement, il s’éprend de Nastenka, alors que Godnieff voit en lui un homme quasiment parfait et que le frère de Godnieff, Phlégont Mikhaïlitch, capitaine en retraire, se met sournoisement à espionner le couple dès ses premiers balbutiements.

 

Kalinovitch s’essaie parallèlement à la littérature, venant d’écrire une nouvelle. Godnieff lui propose de l’aider à la faire publier. Ce sera bientôt chose faite. Mis le pied à l’étrier, Kalinovitch, par ailleurs noceur et amateur de jeunes femmes, s’expatrie à Saint Pétersbourg (alors capitale de la Russie) afin d’y faire les bonnes rencontres littéraires. Il abandonne Nastenka, celle qu’il a pourtant promis d’épouser, mais il fuit également son nouveau poste de principal.

 

« Mille âmes » est sans conteste l’un de ces grands romans russes du XIXe siècle. S’il est à rapprocher de DOSTOÏEVSKI, ce serait peut-être avec l’œuvre « Humiliés et offensés » (d’ailleurs écrite une poignée d’années après « Mille âmes ») qu’il y aurait le plus de similitudes. Roman de mœurs de la société russe du milieu du XIXe siècle, il s’inscrit dans la tradition de romans amples tel « Les Golovlev » de Mikhaïl SALTYKOV-CHTCHEDRINE, même si ce dernier sera écrit deux décennies plus tard. Quant aux évocations de bals, elles peuvent bien évidemment faire penser à TOLSTOÏ.

 

Rédigé en 1858, « Mille âmes » est aussi l’une des dernières œuvres écrites en Russie avant la fin du servage (qui interviendra trois ans plus tard). Mais il est avant tout le roman des prémices du délitement tsariste. Roman fresque, il suit quelques personnages sur toute leur carrière, les montre vieillissant comme semble l’être la société russe en partie représentée par ce Kalinovitch, calculateur, manipulateur, sacré coquin, menteur et opportuniste.

 

Cette étude de moeurs très aboutie est aussi un roman sentimental, mais en version russe, c’est-à-dire sombre, pour ne pas dire désespéré. Il est celui de liaisons manquées, de l’arrivisme égocentrique, des mensonges, des manigances et des tromperies. D’un roman agréable mais sans beaucoup d’aspérités, il se transforme tout à coup à la moitié du volume en roman fleuve, intense et d’une noirceur toute russe. Il est une étude de la Russie de son temps : « Vous aurez beau dire, moi, je considère le fonctionnarisme comme un dieu cruel auquel s’immolent chaque année des centaines de jeunes intelligences ».

 

PISSEMSKI, malgré un fond tout en désenchantement, choisit cependant la tangente du cynisme et de la causticité : « Enfin, à Pétersbourg, ce ne sont pas les coureurs de dot qui manquent : il y a déjà des généraux, des aides de camp de l’empereur qui se sont mis sur les rangs… ». Car oui, comme tout grand roman russe qui se respecte, « Mille âmes » nous plonge au cœur de la politique, de la bureaucratie, et ce n’est pas toujours très joli à voir, même si l’aspect théâtral allège et en même temps habille le propos. Roman bavard mais dans le bon sens du terme, puissant, analysant finement un peuple et ses gouvernants, il fait pourtant partie des oubliés de l’Histoire. En effet, pour la France, sa dernière version papier date de… 1886 ! La traduction de Victor DERÉLY, quoique imparfaite, semble la seule disponible en langue française. C’est la Bibliothèque Russe et Slave qui a réédité cette œuvre forte et impitoyable il y a quelques années en version numérique d’après la traduction de 1886. Sur leur site, il est également disponible en version pdf si vos yeux sont suffisamment musclés pour lire sur écran ces 600 pages saisissantes.

http://bibliotheque-russe-et-slave.com/index1.html

(Warren Bismuth)

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