Cette
nouvelle parution du Ver à Soie est plus que poignante, elle est en tous points
bouleversante. Elle raconte le parcours d’un couple atypique,
« moderne » dans la nouvelle Europe, mais qui a du mal à exister, à
résister, justement en partie à cause de l’Europe.
Lui
c’est Zuka. Il est le narrateur principal du récit. Il habite Belgrade, la
ville blanche, actuelle capitale de la Serbie, là où vit encore une partie de
sa famille. Pourtant Zuka est né en Yougoslavie, mais il y a eu la guerre.
Enfin, LES guerres, celles des années 1990. Au début, Zuka a 13 ans, il ne
comprend pas ce qui se passe. Aujourd’hui et malgré le recul, il n’est toujours
pas certain de bien comprendre.
Zuka
vient de Knin, ville alors yougoslave. Oui, mais la guerre. Knin devient croate
tout en étant surtout peuplée de serbes, puis proclamation de la République
Serbe de Krajina dont la même Knin devient la capitale. « Je suis né en Yougoslavie et un jour on me
dit : Tu es né en Croatie mais tu es un Serbe, donc tu dois repartir
chez toi ! Chez moi, mais où chez
moi ? Où voulait-on m’exiler ? ».
Son
parcours fait que Zuka est un réfugié Serbo-croate. Ou Croato-serbe, il ne sait
plus bien. Et les Serbes sont les mal aimés de l’Histoire. Souvenez-vous
l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche en juin 1914 par le
jeune extrémiste Gavrilo PRINCIP, un serbe, ce qui déclenche la première guerre
mondiale, il y a mieux pour se faire aimer en tant que peuple. Ceci aussi Zuka
en parle.
Zuka ne
comprend plus grand-chose. Ce qu’il sait en revanche, c’est qu’il souhaiterait
refuser de grandir, s’affubler du syndrome de Peter Pan. Et il est tombé
amoureux de Charlotte, une française habitant à Lille, sur une péniche dont
l’emplacement est illégal.
Charlotte
est intermittente, un peu théâtreuse, un peu alcoolo, un peu camée, un peu
tarée, mais c’est une vraie fleur. Elle traîne dans les bars de marginaux,
s’envoie des mecs comme ça, par désir, par pulsion. Son amour vrai, elle le
réserve à Zuka. Dans ce récit, elle parle en italiques. Avec Zuka, ils forment
un couple libre. 2000 kilomètres les séparent, ils se voient peu et pas
longtemps, relation épuisante. Et puis il y a, il y avait plus exactement, le
chien de Charlotte.
Zuka et Charlotte
se sont mariés à Lille, mais Zuka ne peut pas demander de papiers pour obtenir
la nationalité française. Pour cela il aurait besoin de papiers croates, pays
membre de l’Union Européenne. Oui mais « Je ne peux pas avoir de papiers croates, parce que mes parents ne sont
pas nés en Croatie. Et les papiers qu’on avait ont été brûlés dans la guerre.
Cela signifie-t-il que je suis non-né, que je ne suis personne comme l’Indien
dans le Dead man de Jarmush ?
Qui est-on ? Des papiers ? Les papiers reflètent-ils ce que nous
sommes ? Notre lieu de naissance est-il visible sur notre visage ? Et
que dit d’essentiel sur notre essence et notre être, la photo de notre carte
d’identité ? Suis-je Serbe de Croatie ou Croate serbe ?
Ex-yougoslave ? Un Balkan Boy ?
Qu’est-ce qu’on s’en fout, non ?! ».
Le
couple Charlotte/Zuka est une allégorie des difficultés voire de l’impossibilité
de vivre en liberté dans des pays différents au sein de l’Europe, de par les
lois, les situations administratives absurdes, couplées avec une Histoire balkanique
récente hors contrôle. Et vous obtenez ce cas d’école, ce couple à la dérive.
Qui souhaiterait un enfant. Qui souhaiterait vivre à deux puis trois, loin de
la réalité, celle qui ne se déchiffre pas.
« Imaginez deux populations parlant la même langue,
partageant la même sensibilité, et puis la politique de merde est venue mettre
des différences « ethniques », a modifié les
« mentalités », a gavé les esprits de nationalisme : les uns
disaient Les serbes vont vous buter,
les autres disaient Les Croates vont vous buter. Une radicalité extrême ».
Les
migrants que l’on voit tenter de traverser les mers, ce sont aussi eux, ceux
qui n’ont plus rien, même pas une nationalité à laquelle se rattacher, ils
n’existent plus en tant qu’humains. Et ils sont pourtant refouler aux
frontières européennes.
Ceci
n’est pas une fiction : Charlotte et Zuka existent. Ils se sont entretenus
avec Veronika BOUTINOVA qui a retranscrit leurs dires, les a peut-être un peu
poétisés. Elle est le relais de leurs voix, de leur dérive, de leur souffrance.
Veronika BOUTINOVA a publié plusieurs livres, notamment du théâtre aux éditions
L’espace d’un Instant qui sont souvent présentées sur le blog. Je vous reparle
d’elle très bientôt.
Cette
lecture prend aux tripes. Pourtant bref, ce récit nous plonge dans le monde
effrayant de l’envers du décor européen. Certaines phrases sont sur une page
complète, comme pour être plus percutantes. Comme toujours chez Le Ver à Soie,
la présentation est très soignée, vous pouvez même vous découper un marque-pages
cartonné dans la couverture ! Cette maison d’édition est assez stupéfiante
par sa démarche indépendante ultra militante, car même les formats numériques
sont entièrement contrôlés par l’éditrice Virginie SYMANIEC, dans un travail de
titan qui ne peut que pousser à encourager et soutenir ce travail de fourmi. Ce
récit vient tout juste de paraître dans la collection 100 000 signes.
J’oubliais :
la péniche de Charlotte, son seul vrai bien, amarré illégalement, porte le nom
de Sursum corda, que l’on pourrait traduire, et encore pas si sûr, par Haut les
cœurs.
(Warren Bismuth)
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