Comme devant un banquier, parlons chiffres : « Eugène Onéguine » est en effet un roman on ne peut plus intimidant. POUCHKINE (1799/1837) travailla dessus durant sept années, de 1823 à 1830, chapitre après chapitre, strophe après strophe. D’ailleurs, les strophes, toutes de construction identique, soit quatorze vers rimés de huit syllabes chacun, représentent des sous-chapitres et sont au nombre de plus de 400 (!). Car oui, « Eugène Onéguine » comptabilise plus de 200 pages au total. Huit chapitres. Enfin, huit chapitres terminés, car dans le volume ici présenté reprend de manière minutieuse toute la chronologie du roman, des chapitres amputés à ceux jamais édités, en passant par ceux qui furent réécrits ou perdus.
Devant ces chiffres vertigineux, « Eugène Onéguine » semble se dresser tel une montagne inaccessible. Et n’est pas loin de l’être. Derrière la complexité de la structure se rajoute celle du roman, pourtant dans lequel il ne se passe presque rien, mais qui fourmille de détails sur la vie dans la Russie du début du XIXe siècle.
Il n’est pas aisé de résumer un tel livre, un tel exercice de style. Il y est question du jeune Onéguine, de Tatiana et de Lenski. Tous courent le grand monde. Onéguine prend un soin tout particulier à son image physique publique, fait la noce, se lie avec l’aristocratie avant de devenir sombre et de se retirer à la campagne. Son voisin y est Lenski, qui lui parle d’une jeune femme,Tatiana, amatrice de littérature française, qui rapidement, tombe amoureuse d’Onéguine. Très vite, un duel est programmé entre Onéguine et Lenski, l’un d’eux n’en reviendra pas. Ironie de l’histoire : POUCHKINE mourra des suites d’un duel avec le soupçonné amant de sa femme.
Les thèmes de la littérature du XIXe siècle sont ici présents. Quant à POUCHKINE, considéré comme le précurseur de la littérature russe moderne, il fait des apparitions dans son propre récit, avec humour et une dose de culot. Dans « Eugène Onéguine », paradoxalement il abat les traditions en rédigeant un texte très axé sur une trame rigide. Oser écrire un roman en vers ? Sur huit longs chapitres ? Pensez donc ! La lecture n’est pas toujours de tout repos car l’exercice de style empêche de baguenauder, nous oblige à suivre un fil. Et c’est l’humour qui porte en grande partie ce roman : « Du dernier goût de la toilette / Faisant l’objet de mon roman, / Pour que l’image soit complète, / Je dois peindre ses vêtements. / La chose est, certes, téméraire, / Mais l’entreprendre est mon affaire, / Or, pantalon, frac et gilet, / Ces mots, ils sentent le français, /Et je ressens déjà la gêne, / Je vois mes juges m’accabler : / Mon pauvre style est bariolé / De trop de termes allogènes / Au dictionnaire, mes amis, / Qu’édicte notre Académie ».
Mais comme si jusque là tout paraissait trop simple, il y a le livre dans le livre. Et c’est André MARKOWICZ. Encore lui. Comme pour toutes ses traductions, MARKOWICZ décide de coller au plus près du texte. Mais un petit retour en arrière s’impose : MARKOWICZ connaît le texte original de « Eugène Onéguine » depuis toujours. Sa mère le lui contait en russe alors qu’il était jeune enfant. Il a vécu avec ce roman à ses côtés. De ce fait, il part avec une envie toute particulière : redonner vie à « Eugène Onéguine » mais tel qu’il fut écrit par POUCHKINE.
Un pareil défi est grand pour un roman en prose, mais pour un livre aux conventions poétiques aussi strictes, comment procéder ? En fin de ce volume paru chez Babel, MARKOWICZ explique sa démarche. Il a travaillé pendant plus de vingt ans sur cette traduction, certes pas tous les jours, mais pourtant en y pensant quotidiennement. Il a cherché lui aussi, comme POUCHKINE, à faire rimer, de la même façon, les mêmes vers, sans jamais oublier que chacun d’entre eux devait comporter huit syllabes. Et MARKOWICZ est un vrai maniaque, un horloger de la traduction. Alors il se refuse à employer des termes qui n’existent pas en langue française au XIXe siècle. Et il cherche tant et plus : trouver le bon mot, déjà utilisé à l’époque de la rédaction du roman par POUCHKINE, mais qui ne fasse pas trop désuet pour que le public actuel s’y retrouve.
Comme pour le texte de POUCHKINE, la traduction est ici un exercice de style monumental. À chaque vers la même question : comment a-t-il pu traduire ? Et voilà comment nous nous prenons au jeu. Par sa traduction, MARKOWICZ rend ce long poème accessible, certes pas aisé mais lisible même si l’on n’est pas spécialiste de poésie rimée. En refermant l’ouvrage, ne jamais s’enorgueillir d’avoir tout déchiffré, car « Eugène Onéguine » est un texte très exigeant.
La préface de Michaël MEYLAC est une brève biographie de POUCHKINE, avec quelques éléments replacés dans leur contexte, elle permet de bien se planter le décor avant de gravir cette montagne qu’est « Eugène Onéguine ». En fin de volume, MARKOWICZ a poussé le vice jusqu’à traduire sur des dizaines de pages des strophes retranchées sur la version définitive du livre, mais a aussi tenté de reconstituer un chapitre perdu. Au fou ! Pour conclure, je dois confesser que la rédaction de la présente chronique ne fut pas non plus de tout repos, et que je pars m’allonger pour souffler un peu.
(Warren Bismuth)
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