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mardi 18 juin 2019

Nikos KAVVADIAS « Journal d’un timonier et autres récits »


Bouquin hybride ! Voilà la conclusion à tirer de ce livre petit format et 100 pages, qui devrait faire s’arracher les cheveux des bibliothécaires qui ne sauraient où le répertorier et finiraient par le fourrer dans un bac intitulé « Les inclassables ». En effet, ce « Journal d’un timonier » est une suite de petits récits variés. Nikkos KAVVADIAS, auteur grec (né en 1910 en Mandchourie et mort en 1974) a passé 40 ans de sa vie sur des rafiots de divers diamètres, écumant le monde, ses mers, ses océans et ses villes portuaires.

Le titre éponyme est un journal de bord dans lequel des souvenirs oubliés refont surface, des bribes d’histoires, des anecdotes, avec des matelots, des femmes, lors de rencontres furtives. Les conditions de vie sur un bateau, difficiles voire extrêmes. « J’ai sommeil. Je tombe de sommeil ; l’horloge indique deux heures du matin. C’est maintenant au tour de mon coéquipier de prendre la barre et je vais m’installer à sa place. Rester encore deux heures en essayant de dormir assis. Je n’ai jamais éprouvé torture plus grande que celle d’être obligé de dormir dans cette position ».

« Souvenirs de voyage » lui fait suite. Il fait la part belle aux paysages et au quartiers visités, car être marin c’est aussi revenir sur la terre ferme, explorer les villes portuaires. L’auteur racle dans sa mémoire et écrit. Des phrases magnifiques, parlantes, sur Port-Saïd, Alexandrie, Marseille, Capo Di Faro, Stromboli, Argostoli. Des images bien sûr mais aussi quelques mots lancés sur l’histoire de ces villes.

« L’incroyable aventure du chef d’équipage Nakahanamoko » est une nouvelle maritime, malheureusement restée inachevée. Malheureusement, car elle prend à la gorge, le fond (de l’eau) se veut un conte fantastique : sur un bateau en perdition lors d’un cyclone dans l’Océan Indien, un homme noir apparaît sur le mât. Or, personne de l’équipage ne le connaît, personne ne l’a vu dans le bateau avant ce moment. Quand et où a-t-il bien pu monter ? Encore une fois, l’écriture est précise et ronde, sensuelle mais charpentée, comme les personnages que KAVVADIAS décrit.

Puisque nous en sommes aux énigmes, cette « Lettre à une dame inconnue » est-elle une vraie lettre ? A-t-elle été expédiée un jour ? Si oui à quelle dame ? Toujours est-il qu’elle fut écrite et qu’elle est splendide.

Les « Lettres écrites sur un bateau » sont des notes prises, sur quelques courtes pages, elles sont dans le ton des deux premiers récits du recueil.

En postface, Gilles ORTLIEB se propose de mieux faire découvrir le phénomène KAVVADIAS, son parcours d’homme et d’écrivain, pour tenter de cerner les récits qui précèdent. La traduction du présent recueil signée Françoise BIENFAIT est une pure splendeur.

Des ces récits, il me paraît impossible de ne pas songer à de vieux bourlingueurs écrivains, y sentir le Jack LONDON des romans, nouvelles ou récits maritimes, la patte de Francisco COLOANE (né la même année que KAVVADIAS), celle de Pierre MAC ORLAN (mort 4 ans avant KAVVADIAS) ou d’Herman MELVILLE (l’un des pionniers), mais avant tout le style puissant de Joseph CONRAD. Chez KAVVADIAS, on croit reconnaître certaines tronches cassées et râpeuses croisées chez CONRAD, des desperados de la haute mer, les étapes dans des ports improbables, l’atmosphère sombre et parfois désespérée.

KAVVADIAS ne fut connu en France que pour son roman « Le quart » de 1954. Les premiers souvenirs de ce présent recueil furent écrits par un jeune homme de 22 ans qui met déjà le style littéraire très haut, l’écriture comme art. Si vous en avez l’occasion, lisez justes quelques lignes au hasard, vous comprendrez que malgré le jeune âge de l’auteur, on n’a pas affaire à un prétendant à la catégorie mirlitons, c’est du solide, du très solide. Rien ne s’atténue avec l’âge, le style reste du même acier, avec l’expérience en bonus : « J’ai passé quarante ans en mer, j’ai vu un grand nombre de choses étranges et j’ai entendu des tas d’histoires, pour la plupart dans les postes de proue sombres et crasseux ou dans des tripots peu recommandables. Je les ai très rarement relatées, soit parce qu’elles ne m’avaient pas beaucoup marqué, soit parce que certaines d’entre elles m’avaient tellement impressionné que je craignais de passer pour un mythomane et un menteur, si je les racontais ». Dans ce recueil, l’auteur en raconte des bribes, et c’est de haute voltige. Mais en mer.

KAVVADIAS est cité par Jacques JOSSE dans son préambule au livre « Café Rousseau » de 2000, croyez-moi c’est un gage de qualité. Superbe bouquin paru en 2018 aux éditions Signes et Balises, à lire même si vous souffrez de l’amer mal de mer. Son nom est gravé dans un coin de ma mémoire, j’espère vivement l’accoster à nouveau dans un temps futur.


(Warren Bismuth)

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