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mardi 11 juin 2019

Erri DE LUCA « La nature exposée »


La montagne à l’honneur, ainsi que le Christ crucifié. Au pied des montagnes dans les Alpes frontalières entre Italie et France, un narrateur un peu sculpteur, un peu bohème, un peu humaniste. Il aide les migrants à passer la frontière par les cols, les sommets des montagnes, dans la neige et le froid. Comme le veut la coutume, il empoche l’argent avant la course. Mais une fois les migrants passés, il les rembourse. Il ne fait pas cela pour le fric, mais bien par solidarité. Les villageois l’apprennent, ils ronchonnent, s’écartent de lui, l’isolent, se méfient.

Le narrateur va se faire proposer une rude tâche : remettre « à poil » une statue de marbre d’un Christ crucifié drapée d’une couche de granit ultérieurement posée pour cacher l’élément purement masculin du corps, déshabiller la statue afin de découvrir le travail originel d’avant la censure.

Voilà pour le fil conducteur. C’est DE LUCA, donc forcément ça digresse de manière splendide et franchement poétique : un jumeau mort, des femmes aimées, des anecdotes, tantôt tragiques, tantôt savoureuses, tantôt émouvantes, toujours d’une rare élégance. Puis vient une femme peut-être plus choyée que les autres, consciente du talent du sculpteur. Lui ne recherche pas la notoriété, la femme désirerait aller la trouver, cette notoriété, la lui offrir, à lui. Il refuse, il s’en fout car pour tout dire, il compte parmi les humbles. La femme le quitte, frustrée.

De son côté le narrateur devient de plus en plus obsédé par sa mission à effectuer sur le corps de marbre du Christ sauveur. Il pense de plus en plus à se faire circoncire. Que va-t-il trouver sous ce drap aussi granitique qu’énigmatique ?

Les souvenirs, la montagne, la neige, une cordée. Du dessus, un corps tombe en pleine tempête de neige. En montagne on ne compte pas le temps comme ailleurs, ni les morts ni les saisons. «  Ici, à la montagne, avril n’est pas dans le compte du printemps ».

Les sensations de l’enfance, toujours chez DE LUCA, sont sans nostalgie, olfactives. « Le lait me ramène à mon enfance deux minutes par jour. Je le prends entier. À la montagne, je me procure du lait tiède, qu’on vient de traire. Il bout en laissant monter deux doigts de crème. Il sent l’étable. Le lait chaud suscite en moi un bonheur immédiat. On devrait l’offrir sur l’autel à la place du vin. S’il avait dit au cours de son dernier dîner que son sang était du lait, il n’y aurait pas eu d’ivresse en son nom. Ce vin-là a tourné la tête à plusieurs fanatiques ».

Et puis bien sûr, l’auteur militant, révolté, vient poindre sous le narrateur : « Le royaume des cieux, écrivent les Évangiles qui en connaissent le roi. Moi qui suis incompétent, je vois en revanche l’anarchie, qui n’est pas du désordre, mais le gouvernement indépendant de chaque lumière. Des masses, des météorites, des comètes tournent comme des catapultes en frôlant des satellites, des planètes. Elles se désagrègent de temps en temps dans l’atmosphère, en renouvelant par leur chute les semailles de l’univers ».

Le boulot minutieux du sculpteur va payer, mais pas de la manière attendue. Une fois les coups de marteau, burin et compagnie bien exécutés, le travailleur va voir apparaître sur « son » Christ en marbre une érection, une vraie, une solide. Celle de la souffrance, du Golgotha, ça change la donne.

Un DE LUCA très à l’aise entre liberté des montagnes, entraide aux plus démunis et compagnon indirect du Christ, toujours ce style épuré au maximum, dégrossi, dégorgé, essoré, magistral. Rien de bien nouveau dans l’œuvre de l’italien, mais un très bon roman intimiste, sorti en 2016 (traduit en France en 2017), qui se termine entre autres par un petit clin d’œil à Pinocchio. DE LUCA devait sans doute savoir à cet instant précis comment il commencerait son futur « Tour de l’oie », sorti en janvier 2019 (et chroniqué en nos colonnes), et qui semble reprendre où cette « Nature exposée » s’était tarie.

(Warren Bismuth)

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