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jeudi 20 juin 2019

John DOS PASSOS « Les rues de la nuit »


Si ce roman est le quatrième de l’auteur car publié en 1923 (« The scene of battle », jamais traduit, le fut en 1919, « L’initiation d’un homme : 1917 » parut en 1920, et « Trois soldats », déjà présenté sur notre site et récemment réédité, fut originellement sorti en 1921), il peut être vu chronologiquement comme le véritable premier roman de DOS PASSOS car commencé dès 1916 alors que l’auteur était très proche des milieux anarchistes États-Uniens. Il peut être analysé comme un roman d’apprentissage, de jeunesse.

Cependant, le chiffre 3 cher à DOS PASSOS dans toute son œuvre, y est ici déjà représenté dans ce roman se déroulant en 1912 (sauf pour le dernier chapitre, j’y reviendrai) avec un trio de jeunes étudiants : Fanshaw et sa mère possessive, lui-même passionné par la Renaissance italienne, Wenny, être désenchanté en rupture avec ses parents, qui rêve de devenir marin, amoureux d’une Nan musicienne et parfois insouciante, tous deux proches de cette dernière. La ville de Boston est le théâtre de leurs aventures.

Ils évoluent dans un milieu fêtard, vivant l’instant présent, peu tourné vers l’avenir. Curieusement, les premiers chapitres sont une sorte de bluette assez légère avec un côté victorien indéniable. Mais il faut savoir que John DOS PASSOS, qui détestait l’univers de Henry JAMES, s’amuse à le singer pour mieux le poignarder ensuite dans le dos. Car l’atmosphère s’assombrit, notamment par le caractère très pessimiste de Wenny.

Leur ami Cham se marie, première entrée collective dans la vie adulte, la jeunesse qui semble s’enfuir à grands pas. Et puis l’inexorable : le suicide de Wenny faisant suite à son vagabondage, suicide que les médias s’évertueront à faire passer dans un premier temps pour un assassinat, comme pour magnifier sa mort, sans aucun doute les plus belles pages du roman. « Je ne veux pas être raisonnable, je veux être vivant ». Fin de l’insouciance, débuts des questionnements sur la vie, son but et ses absurdités.

« Le vent avait fait disparaître toutes les traces de pas sur la neige. Wenny ôta celle-ci de la rambarde derrière l’une des tourelles et s’assit en contemplant la rivière. Peut-être des amants se sont-ils rencontrés ici. Non, les flics les auraient pincés. Il n’y a pas de place pour l’amour dans la ville de Boston, mais il y en a pour la mort. Il sortit le petit revolver de sa poche arrière et le tint à bout de bras ».

Le récit se termine lors de la préparation des fêtes de noël 1912, mais le cœur n’y est plus. Cependant un dernier chapitre, après une ellipse de plusieurs années, se déroule vers 1919, après la première guerre mondiale dont on ne saura d’ailleurs rien, sinon que Fanshaw fut appelé sur le front en Italie, qu’il est à son tour désenchanté et qu’il souhaiterait rester un temps sur les terres italiennes afin de parfaire sa fascination pour la Renaissance italienne.

Ce roman n’est pas le meilleur du maître DOS PASSOS. Néanmoins il serait fort maladroit de le bouder. En effet, l’ébauche de l’œuvre à venir est déjà présente par ses thèmes, son univers urbain malsain, la présentation d’un monde sinon fini, en tout cas en perdition certaine, la fin des réjouissances pour une génération (déjà) sacrifiée. Le style est d’une rare fluidité, impeccable de bout en bout, tous les mots sont justes et bien placés. L’auteur n’a que 20 ans lorsqu’il entame l’écriture des « Rues de la nuit », le potentiel est déjà énorme malgré des glissades maladroites sur le racisme ordinaire (ce sont ses personnages qui parlent, certes, mais on peut relever néanmoins une certaine ambiguïté). Les thèmes chers à Monsieur John sont déjà en place.

DOS PASSOS n’a pas beaucoup agi pour faire découvrir son roman, mais il le corrigera en 1951, 30 ans après son écriture, geste qui peut montrer une volonté de le faire lire sur le tard. C’est cette version que propose aujourd’hui Le Castor Astral, qui vient de publier ce roman en 2019, fort d’une centaine de notes très éclairantes. Sa dernière  (et sa seule ?) parution en France datait de 1994, il était grand temps de le ressortir des tiroirs poussiéreux, merci à l’éditeur pour ce geste courageux et résolument littéraire.


(Warren Bismuth)
 

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