Si
ce roman est le quatrième de l’auteur car publié en 1923 (« The scene of
battle », jamais traduit, le fut en 1919, « L’initiation d’un
homme : 1917 » parut en 1920, et « Trois soldats », déjà
présenté sur notre site et récemment réédité, fut originellement sorti en
1921), il peut être vu chronologiquement comme le véritable premier roman de
DOS PASSOS car commencé dès 1916 alors que l’auteur était très proche des
milieux anarchistes États-Uniens. Il peut être analysé comme un roman
d’apprentissage, de jeunesse.
Cependant,
le chiffre 3 cher à DOS PASSOS dans toute son œuvre, y est ici déjà représenté
dans ce roman se déroulant en 1912 (sauf pour le dernier chapitre, j’y
reviendrai) avec un trio de jeunes étudiants : Fanshaw et sa mère
possessive, lui-même passionné par la Renaissance italienne, Wenny, être
désenchanté en rupture avec ses parents, qui rêve de devenir marin, amoureux
d’une Nan musicienne et parfois insouciante, tous deux proches de cette
dernière. La ville de Boston est le théâtre de leurs aventures.
Ils
évoluent dans un milieu fêtard, vivant l’instant présent, peu tourné vers
l’avenir. Curieusement, les premiers chapitres sont une sorte de bluette assez
légère avec un côté victorien indéniable. Mais il faut savoir que John DOS
PASSOS, qui détestait l’univers de Henry JAMES, s’amuse à le singer pour mieux
le poignarder ensuite dans le dos. Car l’atmosphère s’assombrit, notamment par
le caractère très pessimiste de Wenny.
Leur
ami Cham se marie, première entrée collective dans la vie adulte, la jeunesse
qui semble s’enfuir à grands pas. Et puis l’inexorable : le suicide de
Wenny faisant suite à son vagabondage, suicide que les médias s’évertueront à
faire passer dans un premier temps pour un assassinat, comme pour magnifier sa
mort, sans aucun doute les plus belles pages du roman. « Je ne veux pas être raisonnable, je veux
être vivant ». Fin de l’insouciance, débuts des questionnements sur la
vie, son but et ses absurdités.
« Le vent avait fait disparaître toutes
les traces de pas sur la neige. Wenny ôta celle-ci de la rambarde derrière
l’une des tourelles et s’assit en contemplant la rivière. Peut-être des amants
se sont-ils rencontrés ici. Non, les flics les auraient pincés. Il n’y a pas de
place pour l’amour dans la ville de Boston, mais il y en a pour la mort. Il
sortit le petit revolver de sa poche arrière et le tint à bout de bras ».
Le
récit se termine lors de la préparation des fêtes de noël 1912, mais le cœur
n’y est plus. Cependant un dernier chapitre, après une ellipse de plusieurs
années, se déroule vers 1919, après la première guerre mondiale dont on ne
saura d’ailleurs rien, sinon que Fanshaw fut appelé sur le front en Italie,
qu’il est à son tour désenchanté et qu’il souhaiterait rester un temps sur les
terres italiennes afin de parfaire sa fascination pour la Renaissance
italienne.
Ce
roman n’est pas le meilleur du maître DOS PASSOS. Néanmoins il serait fort
maladroit de le bouder. En effet, l’ébauche de l’œuvre à venir est déjà
présente par ses thèmes, son univers urbain malsain, la présentation d’un monde
sinon fini, en tout cas en perdition certaine, la fin des réjouissances pour
une génération (déjà) sacrifiée. Le style est d’une rare fluidité, impeccable
de bout en bout, tous les mots sont justes et bien placés. L’auteur n’a que 20
ans lorsqu’il entame l’écriture des « Rues de la nuit », le potentiel
est déjà énorme malgré des glissades maladroites sur le racisme ordinaire (ce
sont ses personnages qui parlent, certes, mais on peut relever néanmoins une
certaine ambiguïté). Les thèmes chers à Monsieur John sont déjà en place.
DOS
PASSOS n’a pas beaucoup agi pour faire découvrir son roman, mais il le
corrigera en 1951, 30 ans après son écriture, geste qui peut montrer une
volonté de le faire lire sur le tard. C’est cette version que propose
aujourd’hui Le Castor Astral, qui vient de publier ce roman en 2019, fort d’une
centaine de notes très éclairantes. Sa dernière
(et sa seule ?) parution en France datait de 1994, il était grand
temps de le ressortir des tiroirs poussiéreux, merci à l’éditeur pour ce geste
courageux et résolument littéraire.
(Warren Bismuth)
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