Recherche

dimanche 26 mai 2024

Elisée RECLUS « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau »

 


C’est parti pour la saison 5 (déjà ?) du challenge littéraire « Les classiques c’est fantastique » toujours brillamment orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. Saison 2024-2025 donc, un thème par mois (sauf décembre qui sera celui du repos, des retrouvailles, du coussin péteur sous le sapin, mais je m’égare). Un premier sujet, prometteur et inspirant : « L’écrivain.e et la nature ». Près d’un an plus tôt, j’avais acquis ce curieux petit mais épais bouquin de Elisée Reclus « Histoire d’une montagne, histoire d’un ruisseau », l’occasion était toute trouvée de le dépoussiérer.

La figure de Elisée Reclus (1830-1905) est pour le moins tutélaire pour les révolutionnaires français (mais pas que). Géographe anarchiste, végétarien, féministe, il fut de tous les combats d’avant-garde au XIXe siècle. Membre de la Commune de Paris (il est né et mort la même année que Louise Michel), il est rapidement fait prisonnier et enfermé dans pas moins de 14 prisons avant de connaître l’exil en Suisse où il va passer de nombreuses années. La vie de Reclus est d’ailleurs faites d’exils, mais le sujet n’est pas là.

En expert de la nature, Reclus a beaucoup écrit sur elle. Géographe de renom, botaniste, c’est un spécialiste reconnu des sciences naturelles. Dans ce livre (dans ces deux livres, devrais-je écrire), il nous entraîne au cœur de la nature. Le XIXe siècle du naturalisme philosophique tourne surtout de nos jours son regard du côté des Etats-Unis, avec des personnages tels que Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson ou John Muir, alors qu’il suffit de le laisser en place dans la vieille France pour voir en Reclus un contemporain et non des moindres de ces hommes illustres.

Reclus est connu pour avoir été un grand voyageur. Il a parcouru de nombreux pays, plusieurs continents, et surtout il en a exploré la nature, la flore, la faune. Dans « Histoire d’une montagne » de 1880, il nous livre à la fois un guide montagnard, une étude érudite et une bonne tranche de poésie. Ce livre que Kenneth White décrivait comme « Un monde à part » est d’une grande originalité pour son époque et entre directement dans le vif du sujet dès la première phrase : « J’étais triste, abattu, las de la vie. La destinée avait été dure pour moi, elle m’avait enlevé des êtres qui m’étaient chers, ruiné mes projets, mis à néant mes espérances. Des hommes que j’appelais mes amis s’étaient retournés contre moi en me voyant assailli par le malheur ; l’humanité toute entière, avec ses intérêts en lutte et ses passions déchaînées, m’avait paru hideuse. Je voulais à tout prix m’échapper, soit pour mourir, soit pour retrouver, dans la solitude, ma force et le calme de mon esprit ».

Libéré, respirant l’air pur, Reclus expertise. En grand marcheur, il se déplace au gré de ses envies sur les monts escarpés. Il en découvre de très nombreux qu’ici il décrit avec une immense méticulosité en vingt-deux tableaux poétiques sur la magnificence de la nature. Certains d’entre eux, surtout les premiers, s’avèrent particulièrement techniques et peuvent rebuter bien vite le lectorat novice. Mais une fois bien calé dans le récit, le voyage vaut le coup, même si bien sûr il faut remettre les propos dans leur contexte, celui d’un XIXe siècle bien moins avancé en science que ne l’est le monde contemporain.

Nous tenons là un bréviaire de premier ordre sur le minéral, le végétal, l’animal, les roches montagneuses et comment fonctionne une montagne. Celle-ci bouge, se régénère, évolue sans cesse, vit et meurt. « Ces masses énormes, monts empilés sur des monts, ont passé comme des nuages que le vent balaye du ciel ; les assises de trois, quatre ou cinq kilomètres d’épaisseur, que la coupe géologique des roches nous révèle avoir existé jadis, ont disparu pour entrer dans le circuit d’une création nouvelle ». Reclus se plaît à nous conter ses études sur le terrain, en passionné. Dans cette première partie, l’humain est quasi absent, même si Reclus s’applique à remémorer une quelconque tragédie passée causée par une nature toujours en mouvement. Adeptes de minéralogie, ce bouquin est pour vous ! Très érudit sur le sujet, Reclus donne des précisions tant et plus. Il se projette également, devient parfois visionnaire, et parfois à contresens de ce que le monde sera par la suite (je pense à son laïus sur les loups notamment).

Reclus invite la mythologie pour mieux nous faire rêver au sein du paysage, de ces grands espaces qu’il nous décrit, cette mythologie qui fait alors entièrement partie de la poésie. Il en profite pour nous parler du monde, mais celui d’avant, d’il y a bien longtemps, monde qu’il s’imagine, car « Malheureusement l’histoire, qui n’était pas encore née, n’a pu nous raconter tous ces va-et-vient des peuples », il entend par là les peuples végétaux.

L’homme ne s’invite en ces pages qu’au 2/3 du volume environ. Sur les humains, Reclus retient surtout que la montagne est la base des migrations humaines. Il montre d’ailleurs certains vestiges des activités de l’Homme montagnard.

Dans « Histoire d’un ruisseau » (1869) écrit plus de dix ans avant « Histoire d’une montagne », Reclus utilise déjà les mêmes ingrédients, à quelques exceptions près. Texte peut-être moins poétique, en fait plus contemplatif mais avec moins de recherche stylistique. Comme son nom l’indique, « Histoire d’un ruisseau » nous conte la vie liquide, de l’eau dans sa globalité. Reclus ne laisse rien au hasard, il dissèque le sujet avec volubilité : torrents, grottes, fontaines, cascades, inondations, bains, irrigations, fleuves, et j’en passe.

Le désert et son manque d’eau, les autochtones qui en comprennent mieux que nous sa rareté et sa préciosité. À l’inverse, d’après une scène qu’il a personnellement vécue, il décrit les dégâts provoqués par une inondation et un éboulement (qu’il appelle « avalanches d’eau »). Puis il s’étend sur une Histoire humaine teintée de darwinisme.

« Quand on aime le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur les bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres ». C’est cette connaissance que Reclus nous fait partager, dans un texte influencé par les valeurs anarchistes naturalistes d’alors : contemplation, naturisme, respect absolu du monde naturel, observation et liberté partagée, volonté de ne pas gâcher les matières premières. C’est particulièrement vrai dans le chapitre intitulé « L’irrigation » où Reclus met en garde contre le gâchis, le gaspillage.

Sérieux et studieux, Reclus se laisse pourtant aller à évoquer le rapport de l’eau, du ruisseau, avec la navigation, le loisir, même si les activités professionnelles ne sont pas en reste : moulins, industrialisation. « Histoire d’un ruisseau » est un texte où l’écrivain se fait plaisir, il peut laisser une partie de son lectorat dans les champs, un peu loin du ruisseau par ces longues descriptions parfois un peu abstraites si l’on n’est pas sur place. Les sensations, les émotions sont également toutes personnelles, intimistes, mais presque comme jalousement perceptibles uniquement par l’auteur.

L’un des plus beaux moments de cette seconde partie est peut-être celui où Reclus compare les ruisseaux aux fleuves : « La masse entière du fleuve n’est autre chose que l’ensemble de tous les ruisseaux, visibles ou invisibles, successivement engloutis : c’est un ruisseau agrandi des dizaines, des centaines ou des milliers de fois, et pourtant il diffère singulièrement par son aspect du petit cours d’eau qui serpente dans les vallées latérales ».

Ce livre de plus de 420 pages ravira les spécialistes, intéressera les moins aguerris, mais il faudra une bonne boussole pour ne pas se perdre en ces pages. Paru en 2023 chez Libertalia, il est de ces textes historiques qui sont parfaits pour réaliser la vision du monde de la nature par les yeux d’un écrivain du XIXe siècle.

https://www.editionslibertalia.com/

 (Warren Bismuth)



8 commentaires:

  1. Typiquement le genre d'auteur que je ne connais que parce que certaines rues portent son nom... et je ne suis pas sûre d'être le public idoine pour ce genre de texte...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Des Livres Rances28 mai 2024 à 10:52

      Ce sont des textes assez exigeants mais surprenants pour leur époque.

      Supprimer
  2. Jamais entendu parler. Et je suis vraiment ravie que tu me fasses découvrir cet homme et cet ouvrage aujourd'hui parce qu'il a tout pour me plaire (l'un comme l'autre !). C'est noté dans mon carnet d'envies, merci !!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Des Livres Rances28 mai 2024 à 10:52

      Un homme d'une grande richesse et d'une rare diversité.

      Supprimer
  3. Réponses
    1. Des Livres Rances28 mai 2024 à 10:53

      Ses écrits sont particulièrement variés, en chinant tu trouveras forcément un intérêt.

      Supprimer
  4. Je prends enfin le temps de te lire et de venir commenter ton article. J'aime tant cette maison d'édition que je note ta suggestion immédiatement.

    RépondreSupprimer
  5. M'étant beaucoup intéressé à l'anarchisme pendant mes études, j'ai la chance de bien connaître Reclus et sa philosophie de vie. Un homme fascinant !

    RépondreSupprimer