Le
roman de tous les dangers, de la migraine par intraveineuse, de la spirale
infernale, de la démesure érigée en sacerdoce, en profession de foi (mais sans
Dieu car c’est DOS PASSOS, et DOS PASSOS ne parle jamais de Dieu). Dernier
volet d’une trilogie très ambitieuse, peut-être l’une des plus ambitieuses de
toute la littérature : « U.S.A. », où l’auteur va faire revivre
l’Histoire et le destin des États-Unis de 1900 à 1930. Une telle fresque –
chaque volume mis bout à bout réunit quelque 1700 pages d’écriture minuscule et
tassée - n’est bien sûr pas résumable en quelques lignes, aussi me
contenterai-je de dresser un plan assez succinct du volume final devant
l’ampleur d’une telle lecture.
L’originalité,
le talent et le génie de cette œuvre résident dans son plan : l’histoire
fictive et romancée de personnages inventés par DOS PASSOS qui évoluent tour à
tour (avant de se croiser) dans des États-Unis où après une révolution
industrielle très remarquée perce le capitalisme triomphant mais où résistent
des groupuscules d’extrême gauche, notamment anarcho-syndicalistes. C’est à la
fois le triomphe et le cercueil du libéralisme, l’Eden du confort, du
matérialisme et l’enfer de la pauvreté, le règne de la spéculation et celui de
la faillite. L’esclavage s’est démocratisé, banalisé, il est devenu salariat.
Nous
pouvons « souffler » grâce à des intermèdes sous forme d’actualités
d’époque où l’auteur reprend des manchettes et des extraits de journaux et de
livres sortis pendant la période où se situe l’action. Il y a aussi ces biographies
expresses d’américains, souvent immigrés, qui ont marqué le pays pour diverses
raisons. Enfin, il y a ces interventions de « l’œil de la caméra » dans
lesquelles DOS PASSOS poétise presque sans ponctuation, le rendu ressemblant à
des anecdotes brumeuses ou des cadavres exquis où l’auteur se plait à emmêler
le récit à loisir.
Côté
fictif, chaque personnage tient une place à part, entière, est présenté avec
son vécu, son enfance, son histoire propre. Il va de soi qu’il représente une
partie de la société Etats-unienne de ces trois premières décennies du
douloureux XXe siècle. Une galerie impressionnante de ces très nombreux américains
qui sont à leur manière le nouveau monde en marche (ah ! le rêve
américain !). Le génie de DOS PASSOS est de rendre ce véritable labyrinthe
littéraire cohérent. Mieux : cette mosaïque est comme imbriquée, ces
quatre thèmes qui sont fiction, actualités, souvenirs personnels et
biographies, se répondent, se font écho même. C’est tout à fait impressionnant
et vertigineux d’imaginer le travail qu’il a fallu abattre pour rédiger puis
assembler ces tonnes de notes éparses, de mettre en œuvre d’un côté le scénario
fictionnel, d’un autre chaque biographie, chaque souvenir, chaque salve de
coupures de journaux. On ne peut que se sentir minuscule, désorienté. Comme le
tout est mêlé, il peut être difficile de s’y retrouver mais la réaction
première ne peut être que l’admiration et l’ébahissement devant l’immensité du
travail accompli par un DOS PASSOS qui fait preuve d’un exceptionnel talent en
peignant cette fresque à couper le souffle. « U.S.A. » est à coup sûr
l’un des grands miroirs littéraires du XXe siècle, l’un des plus aboutis, des
plus affolants. « La grosse galette » le clôt, comme un
désenchantement, un échec, sauf celui de l’égoïsme : « Mais laisse-moi faire ma petite ! Je
vais leur montrer de quel bois je me chauffe. Dans cinq ans, ils viendront à
moi en rampant sur le ventre. Je ne sais pas comment ça se fait, mais je flaire
les grosses affaires, la grosse galette ».
Mais
c’est aussi le combatif DOS PASSOS qui trempe sa plume dans le vitriol. Il est
encore en partie bercé par l’idéal gauchiste, que l’on pourrait définir comme
anarcho-communiste. « Le 42ème parallèle » a été écrit en
1930, « L’an premier du siècle » en 1932 et cette « Grosse
galette » en 1936, juste avant que l’auteur ne bascule dans l’autre camp.
Pour l’heure, il est encore bien encré le poing levé contre les injustices,
réclame vengeance : « … dans le
bureau de la Loi nous sommes adossés contre le mur, la Loi est un gros homme
aux yeux coléreux dans un large visage de citrouille. Il est assis et nous
regarde fixement, nous autres les étrangers touche-à-tout, tandis qu’à travers
la porte les soldats laissent dépasser leurs fusils ils montent la garde devant
les mines, ils établissent le blocus autour des cuisines de secours, ils ont
coupé la grand-route dans la vallée, les hommes payés avec leurs fusils sont
prêts à tirer (ils ont fait de nous des étrangers dans le pays où nous sommes
nés, ils sont l’armée conquérante qui s’est infiltrée dans ce pays sans qu’on
s’en aperçoive, ils ont saisi par surprise les sommets des collines, ils lèvent
les impôts et se tiennent aux puits des mines ils se tiennent aux élections ils
sont là présents quand les huissiers emportent sur le trottoir les meubles de
la famille chassée de son taudis de la cité, ils sont là quand les banquiers
font vendre une ferme, ils sont en embuscade et prêts à abattre les grévistes
qui marchent le long de la route qui monte et descend vers la mine ceux que les
fusils ont épargné ils les mettent en prison) ».
Un
monde révolu ? L’œuvre de DOS PASSOS est frappante par sa modernité,
l’exigence de son travail, son audace saisissante dans le copieux volume
« U.S.A. » qui regroupe l’intégralité de la trilogie. En fin de
volume, toutes les citations des trois livres sont répertoriées. DOS PASSOS a
même écrit un « dictionnaire U.S.A. » dans lequel il note par ordre
alphabétique tous les mots commun méconnus mais aussi tous les personnages
historiques présents dans l’œuvre. « U.S.A. » est en quelque sorte le
« Guerre et paix » états-unien, une épopée pharaonique, titanesque,
visionnaire même, où rien n’est laissé au hasard. DOS PASSOS a failli tomber
dans l’oubli, les raisons sont sans doute nombreuses. Mais il serait très
dommage de passer à côté de cette peinture d’envergure même s’il faudra
s’accrocher au pinceau.
Détail
amusant pour vous aider à décompresser après cette chronique : la traduction
à laquelle je me suis frotté date de 1973. À cette époque, les anglicismes et
les coutumes outre-Atlantique ne semblent pas avoir encore envahi la France,
certaines notes de bas de pages expliquent ce qu’est du pop-corn, un hot-dog ou
un barbecue. « La grosse galette » est le point final d’une trilogie
gigantesque qui en fait sa rareté.
(Warren Bismuth)
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