Recherche

vendredi 2 novembre 2018

John DOS PASSOS « La grosse galette »


Le roman de tous les dangers, de la migraine par intraveineuse, de la spirale infernale, de la démesure érigée en sacerdoce, en profession de foi (mais sans Dieu car c’est DOS PASSOS, et DOS PASSOS ne parle jamais de Dieu). Dernier volet d’une trilogie très ambitieuse, peut-être l’une des plus ambitieuses de toute la littérature : « U.S.A. », où l’auteur va faire revivre l’Histoire et le destin des États-Unis de 1900 à 1930. Une telle fresque – chaque volume mis bout à bout réunit quelque 1700 pages d’écriture minuscule et tassée - n’est bien sûr pas résumable en quelques lignes, aussi me contenterai-je de dresser un plan assez succinct du volume final devant l’ampleur d’une telle lecture.

L’originalité, le talent et le génie de cette œuvre résident dans son plan : l’histoire fictive et romancée de personnages inventés par DOS PASSOS qui évoluent tour à tour (avant de se croiser) dans des États-Unis où après une révolution industrielle très remarquée perce le capitalisme triomphant mais où résistent des groupuscules d’extrême gauche, notamment anarcho-syndicalistes. C’est à la fois le triomphe et le cercueil du libéralisme, l’Eden du confort, du matérialisme et l’enfer de la pauvreté, le règne de la spéculation et celui de la faillite. L’esclavage s’est démocratisé, banalisé, il est devenu salariat.

Nous pouvons « souffler » grâce à des intermèdes sous forme d’actualités d’époque où l’auteur reprend des manchettes et des extraits de journaux et de livres sortis pendant la période où se situe l’action. Il y a aussi ces biographies expresses d’américains, souvent immigrés, qui ont marqué le pays pour diverses raisons. Enfin, il y a ces interventions de « l’œil de la caméra » dans lesquelles DOS PASSOS poétise presque sans ponctuation, le rendu ressemblant à des anecdotes brumeuses ou des cadavres exquis où l’auteur se plait à emmêler le récit à loisir.

Côté fictif, chaque personnage tient une place à part, entière, est présenté avec son vécu, son enfance, son histoire propre. Il va de soi qu’il représente une partie de la société Etats-unienne de ces trois premières décennies du douloureux XXe siècle. Une galerie impressionnante de ces très nombreux américains qui sont à leur manière le nouveau monde en marche (ah ! le rêve américain !). Le génie de DOS PASSOS est de rendre ce véritable labyrinthe littéraire cohérent. Mieux : cette mosaïque est comme imbriquée, ces quatre thèmes qui sont fiction, actualités, souvenirs personnels et biographies, se répondent, se font écho même. C’est tout à fait impressionnant et vertigineux d’imaginer le travail qu’il a fallu abattre pour rédiger puis assembler ces tonnes de notes éparses, de mettre en œuvre d’un côté le scénario fictionnel, d’un autre chaque biographie, chaque souvenir, chaque salve de coupures de journaux. On ne peut que se sentir minuscule, désorienté. Comme le tout est mêlé, il peut être difficile de s’y retrouver mais la réaction première ne peut être que l’admiration et l’ébahissement devant l’immensité du travail accompli par un DOS PASSOS qui fait preuve d’un exceptionnel talent en peignant cette fresque à couper le souffle. « U.S.A. » est à coup sûr l’un des grands miroirs littéraires du XXe siècle, l’un des plus aboutis, des plus affolants. « La grosse galette » le clôt, comme un désenchantement, un échec, sauf celui de l’égoïsme : « Mais laisse-moi faire ma petite ! Je vais leur montrer de quel bois je me chauffe. Dans cinq ans, ils viendront à moi en rampant sur le ventre. Je ne sais pas comment ça se fait, mais je flaire les grosses affaires, la grosse galette ».

Mais c’est aussi le combatif DOS PASSOS qui trempe sa plume dans le vitriol. Il est encore en partie bercé par l’idéal gauchiste, que l’on pourrait définir comme anarcho-communiste. « Le 42ème parallèle » a été écrit en 1930, « L’an premier du siècle » en 1932 et cette « Grosse galette » en 1936, juste avant que l’auteur ne bascule dans l’autre camp. Pour l’heure, il est encore bien encré le poing levé contre les injustices, réclame vengeance : « … dans le bureau de la Loi nous sommes adossés contre le mur, la Loi est un gros homme aux yeux coléreux dans un large visage de citrouille. Il est assis et nous regarde fixement, nous autres les étrangers touche-à-tout, tandis qu’à travers la porte les soldats laissent dépasser leurs fusils ils montent la garde devant les mines, ils établissent le blocus autour des cuisines de secours, ils ont coupé la grand-route dans la vallée, les hommes payés avec leurs fusils sont prêts à tirer (ils ont fait de nous des étrangers dans le pays où nous sommes nés, ils sont l’armée conquérante qui s’est infiltrée dans ce pays sans qu’on s’en aperçoive, ils ont saisi par surprise les sommets des collines, ils lèvent les impôts et se tiennent aux puits des mines ils se tiennent aux élections ils sont là présents quand les huissiers emportent sur le trottoir les meubles de la famille chassée de son taudis de la cité, ils sont là quand les banquiers font vendre une ferme, ils sont en embuscade et prêts à abattre les grévistes qui marchent le long de la route qui monte et descend vers la mine ceux que les fusils ont épargné ils les mettent en prison) ».

Un monde révolu ? L’œuvre de DOS PASSOS est frappante par sa modernité, l’exigence de son travail, son audace saisissante dans le copieux volume « U.S.A. » qui regroupe l’intégralité de la trilogie. En fin de volume, toutes les citations des trois livres sont répertoriées. DOS PASSOS a même écrit un « dictionnaire U.S.A. » dans lequel il note par ordre alphabétique tous les mots commun méconnus mais aussi tous les personnages historiques présents dans l’œuvre. « U.S.A. » est en quelque sorte le « Guerre et paix » états-unien, une épopée pharaonique, titanesque, visionnaire même, où rien n’est laissé au hasard. DOS PASSOS a failli tomber dans l’oubli, les raisons sont sans doute nombreuses. Mais il serait très dommage de passer à côté de cette peinture d’envergure même s’il faudra s’accrocher au pinceau.

Détail amusant pour vous aider à décompresser après cette chronique : la traduction à laquelle je me suis frotté date de 1973. À cette époque, les anglicismes et les coutumes outre-Atlantique ne semblent pas avoir encore envahi la France, certaines notes de bas de pages expliquent ce qu’est du pop-corn, un hot-dog ou un barbecue. « La grosse galette » est le point final d’une trilogie gigantesque qui en fait sa rareté.

(Warren Bismuth)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire