La célèbre trilogie sur les camps nazis
enfin présentée sur DES LIVRES RANCES. Séquence émotion. Trois tomes : le
premier sur le quotidien dans le camp de concentration d’Auschwitz, le deuxième
sur les souvenirs concernant les prisonniers morts là-bas mais aussi le passage
par Ravensbrück puis la libération des camps, le dernier sur le retour, la
réadaptation difficile après l’enfer. Il est notable que cette trilogie a été
écrite certes comme un témoignage, mais aussi en tant qu’exercice littéraire
indéniable et majestueux.
« Aucun de nous ne reviendra »
1965
Dans un style varié, tantôt poétique,
tantôt théâtral, tantôt documentaire, souvent les trois, glacial comme un coup
de trique sur le dos d’un mourant, ce premier volet s’applique à relater le
transport par trains pour Auschwitz puis le quotidien des prisonniers, des
prisonnières. Charlotte DELBO restera deux ans dans les camps (en passant par
Ravensbrück, voire tome 2). Deux ans d’extrêmes souffrances, d’une vie
d’esclave, d’errance sans fin au cœur du béton, sans espace de verdure, des SS
partout, parmi la crasse, le froid, la neige, la boue, la merde, la puanteur,
la mort sinon la faim. Car la plupart y laisseront leur peau, par résignation,
par épuisement, par famine ou maladies. Les images, suffocantes,
inhumaines : « Il y a une
petite fille qui tient sa poupée sur son cœur, on asphyxie aussi les poupées ».
Mais il y a l’entraide, la solidarité dans
la désillusion, la fameuse énergie du désespoir, peut-être jamais si bien
dépeinte. Agrippées les unes aux autres, comme pour se dire que si la mort doit
frapper, ce sera sur toutes en même temps, mais aussi pour sentir une chaleur
humaine devant la monstruosité des gardes. Fuir ? « Nous avions attendu le jour pour partir.
Chaque jour nous attendions le jour pour partir. On ne pouvait sortir avant
qu’il fît clair, avant que les sentinelles des miradors pussent tirer sur les
fuyards. L’idée de fuir ne venait à personne. Il faut être fort pour vouloir
s’évader. Il faut savoir compter sur tous ses muscles et sur tous ses sens.
Personne ne songeait à fuir ».
Prendre son mal en patience, oublier sa
propre existence dans un combat de survie quotidienne. Les cadavres jonchent le
sol, entassements sans fin de corps morts. Et le travail : usant,
harassant, inhumain lui aussi. La terre, pourtant donneuse de vie, ici
détestée. L’horreur dans tout son paroxysme : « Ceux du commando du ciel ont des privilèges. Ils sont bien vêtus,
mangent à leur faim. Pour trois mois. Le temps écoulé, d’autres les remplacent
qui les expédient, eux. Au ciel. Au four. Ainsi de trois mois en trois mois. Ce
sont eux qui entretiennent les chambres à gaz et les cheminées ».
Un témoignage précieux, des plus
poignants, dans lequel jamais l’auteure ne se plaint ni ne se met en scène.
Enumération morbide mais nécessaire de la douleur, de l’innommable, de la
torture par l’absurde. La langue est splendide, froide pourtant, ajoutant encore
un peu plus au ressenti. Un voyage dans le temps qui colle aux yeux et aux
semelles. Aucun n’aurait un jour pensé revenir, être libéré. Et pourtant…
Le manuscrit fut plusieurs fois refusé
(écrit dès 1946 quand la mémoire est limpide), le « monde » n’était
pas près à lire cette épouvantable histoire. Il fut pour la première fois
publié en 1965 aux Éditions Gonthier avant d’être réédité chez Minuit en 1970.
«
Une connaissance inutile » 1970
Suite
logique du premier tome. Pourtant ici Charlotte DELBO se livre un peu plus. Le
récit est allongé dans le temps puisque par exemple il fait état de Georges,
l’amoureux de Charlotte, exécuté avant qu’elle ne parte dans ce fameux convoi
du 24 janvier 1943 vers les camps. Nombreux hommages aux prisonnières, aux
amies restées définitivement là-bas, dans ces charniers grouillants.
Des
pensées, profondes, douloureuses, viennent éclairer le récit. « Vous direz qu’on peut tout enlever à un être
humain sauf sa faculté de penser. Vous ne savez pas. On peut faire d’un être
humain un squelette où gargouille la diarrhée, lui ôter le temps de penser, la
force de penser. L’imaginaire est le premier luxe du corps qui reçoit assez de
nourriture, jouit d’une frange de temps libre, dispose de rudiments pour
façonner ses rêves. À Auschwitz, on ne rêvait pas, on délirait ».
D’Auschwitz,
certaines survivantes vont atteindre le camp de Ravensbrück de sinistre
réputation. Le camp des femmes (beaucoup d’entre elles n’avaient pas compris
pourquoi dans un premier temps elles avaient été déportées vers Auschwitz). Reprise
des journées de travail d’esclaves dans la merde et le froid. Des moments de
grâce pourtant : le troc de produits de consommation avec des tsiganes qui
réussissent à voler les SS, mais aussi la préparation et la mise en scène d’une
pièce de théâtre de MOLIÈRE, à partir de rien, de bouts de ficelles, de
chandelles. Faire preuve d’imagination pour ne pas s’engourdir, pour exorciser
la faim, la mort aux chevets. Voir à ce propos le témoignage à la fois
bouleversant et drôle de Germaine TILLION « Le Verfügbar aux enfers - Une
opérette à Ravensbrück ».
Et
puis contre toute attente, la libération ! « Alors, une voix des nôtres s’élève : ‘Camarades ! Pensons à
celles que nous laissons ici. Faisons pour elles une minute de silence’. Et
cette voix qui demande le silence rompt le silence ». Une libération morbidement
orchestrée par les nazis, comme une dernière ruade. En effet, deux faux départs
précédèrent le véritable retour.
Certaines
sont revenues, avec elles, retour de la poésie.
« Et je suis revenue
Ainsi vous ne saviez pas,
Vous,
Qu’on revient de là-bas,
Et même de plus loin ».
Passage
par le Danemark, la Suède avant les premières foulées à venir dans le pays
natal, laissant au loin cette « connaissance
inutile », la mort.
« Mesure
de nos jours » 1971
Si
c’est toutefois possible, cet ultime volet de la trilogie est encore plus
sombre que les précédents. Ici, place aux témoignages du retour de l’enfer, la
reconstruction ô combien délicate d’une vie meurtrie par les privations en tous
genres. Charlotte DELBO fait parler les revenants, les revenantes surtout. Un
chapitre pour chacun. Elle retranscrit leur mémoire. Et puis elle en revoit
certain.e.s. En chair et en os. Suprême émotion. Des souvenirs à partager,
certes, mais affreux. Les odeurs, les cadavres, les cheminées, les fours, voilà
ce qu’ont en commun ces ami.e.s.
Fortes
pensées pour celles et ceux qui sont restés là-bas, qui y ont laissé leur vie
et quelque part l’espoir d’un monde meilleur. Certaines femmes sont parvenues à
refaire leur vie, à fonder un foyer, d’autres non. Lesquelles sont les plus à
plaindre ? La comparaison est simplement impossible. Après avoir lutté
pour leur survie, l’après déportation leur semble insurmontable. « Être heureux, est-ce une question que nous
nous posons, nous ? Je me répète pour m’en assurer qu’il y a vingt-cinq
ans que nous sommes rentrés, sinon je ne le croirais pas. Je le sais comme on
sait que la terre tourne. Il faut y penser pour le savoir ».
Pour
celles qui se sont mariées se posait la question : mieux valait-il vivre
avec un ancien déporté ou non ? Les opinions divergent. Un mari non
déporté ne comprendra pas le passé, il ne pourra rien faire qui puisse atténuer
le traumatisme. Mais l’une des témoins, dont le mari ancien prisonnier ne voit,
ne vit que par les camps et son vécu là-bas, ne laissant aucune place au reste,
étouffe sa femme de son mal être.
L’intégration
au monde des vivants semble impossible, la piqûre de rappel du passé est
constante, parfois mal digérée : « Car ce n’est rien que ces cérémonies du souvenir, ces commémorations,
ces parodies rassurantes pour les gens à qui nous donnons l’occasion de
s’apitoyer une fois l’an, l’occasion d’avoir bonne conscience. Quoi que nous
fassions, cela ne sert à rien. Vivre dans le passé, ce n’est pas vivre. C’est
se retrancher des vivants ». « J’ai vieilli d’un coup en revenant et depuis je suis vieille et je ne
vieillis plus. Je ne bouge plus ».
Certaines
se sont isolées, d’autres ont tenté de recommencer comme « avant »,
souvent en pure perte. Alors qu’elles se revoient après des décennies de
silence, certaines s’engueulent, sortent les barèmes de la souffrance passée,
puis présente. Elles se recroisent aux enterrements, ce qui les ramène un peu
plus à la mort.
Cette
trilogie est un mal nécessaire, elle est parfois émotionnellement difficile à
lire, surtout le dernier volet. Mais il faut que la mémoire reste aiguisée,
complète, pour ne pas laisser dire des âneries sur cette période, pour que les
témoignages restent vivants, eux. Éternels. Les Éditions de Minuit ont
d’ailleurs eu l’excellente idée de rééditer en version poche fin 2018 ces trois
livres, en n’en faisant plus que deux, puisque le deuxième et le troisième tomes
se retrouvent ensemble, ne faisant plus qu’un. C’est un flambeau que nous
devons passer aux jeunes générations, inépuisablement. Ce témoignage est sans
doute l’un des plus forts sur les camps de concentration, l’un des plus
littéraires aussi, il me paraît en tous points indispensable.
(Warren
Bismuth)
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