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mercredi 20 février 2019

Jim HARRISON « Lettres à Essenine »


Si l’on connaît bien le romancier et nouvelliste Jim HARRISON, c’est beaucoup moins le cas du HARRISON poète. Tout est pourtant parti de là dès le milieu des années 60, et assez abondamment. Pas moins de 15 recueils dans sa carrière (pas tous traduits), dont les deux premiers antérieurs à son premier roman. Ce « Lettres à Essenine » est son quatrième recueil de poésie écrit en 1973, alors qu’il n’avait écrit que deux romans : « Wolf – mémoires fictifs » (1971) et « Un bon jour pour mourir » (tous deux déjà présentés sur notre blog enchanteur) en 1973, la même année que ces « Lettres à Essenine ».

Sergueï ESSENINE : ce poète russe né en 1895 à Riazan et suicidé par pendaison à 30 ans en 1925 retient l’attention d’HARRISON. Par l’au-delà, ce dernier lui écrit 30 lettres (une par année de vie) sur des sujets variés : la vie d’ESSENINE bien sûr, mais aussi présentations succinctes de certains de ses compatriotes russes. HARRISON se confie sur sa propre vie, ses excès, le quotidien, les femmes (bien sûr), l’alcool, sujet sensible puisque ESSENINE était lui-même profondément alcoolique. Focalisation sur la corde, celle autour du cou d’ESSENINE, animalisée en serpent. Échouement d’un être talentueux mais, et HARRISON le précise, les marsouins s’échouent eux aussi.

Dans ce recueil, outre les femmes, on retrouve certains des sujets chers à HARRISON : la nature (peu présente toutefois), la pêche, la bouffe, la picole, le quotidien par le biais d’anecdotes parfois truculentes. Puis il revient sur ESSENINE, sa dernière nuit à Leningrad, son dernier poème écrit avec son propre sang, sa compagne Isadora DUNCAN (qui connut aussi une mort atroce soit dit en passant) de 18 ans son aînée. Parenthèses sur ce qu’il (ESSENINE) n’aura pas eu le temps de connaître : le siège de Leningrad, le suicide de MAÏAKOVSKI.

HARRISON envisage sa propre mort, pour faire écho à celle d’ESSENINE, une mort qui surviendrait suite à un dysfonctionnement de sa santé, de son corps, les abus en tout genre étant passés par là. Comme toujours, les anecdotes, tantôt drôles, tantôt sombres voire tragiques, fourmillent dans ce recueil bilingue (page de gauche dans la langue originale, page de droite version traduite).

La surprise vient de l’atmosphère : si le HARRISON romancier est un très grand conteur, le Jim poète est beaucoup plus à cheval sur le rendu de l’écriture, sa prose est posée, précise, et même si elle divague, elle le fait avec des choix de tournures de phrases absolument superbes. Non pas que le romancier ne sache pas écrire, loin de là, mais le poète est bien plus méticuleux de la plume dans sa rondeur. Les images font mouche : « Et si je possédais davantage de trombones que je n’en utiliserai de mon vivant ». HARRISON sait être virulent et sortir de sa coquille dès qu’il s’agit de dénoncer un régime autoritaire : « Au dehors voici une révolution réussie et l’on te traite de parasite. Partout des femmes opprimées supportent des antisémites notoires. Staline entame son régime de copeaux d’acier et de sang. Les massacres accompagnent les cloches de Saint-Basile, mille morts par coup franco de port ».

Sur ESSENINE, toujours : « L’âge t’offrit un pistolet et tu le rendis, t’offrit deux femmes et tu les rendis, t’offrit une corde à laquelle te balancer et tu en fis sagement usage. Tu fus assez bon pour écrire ce dernier poème dans le sang ». Les poètes, les laissés pour compte de l’Histoire : « Personne ne te connaît. À la campagne les gens ont peu de temps pour la poésie, à la ville aussi d’ailleurs, sauf pour rendre service à quelques amis ». En 1973, ESSENINE n’est plus, ce qui n’est pas le cas d’HARRISON : « Pourquoi as-tu été vivant et comment suis-je en train de mourir sur terre sans égrener la litanie ordinaire des complaintes, ce qui revient à s’inquiéter à voix haute, égrener ces terribles grains de poussière qui flottent dans le cerveau, ces ballons roses nommés pauvreté, échec, maladie, luxure et envie ».

Les références aux contemporains d’ESSENINE ne sont pas en reste : « Selon Pasternak, tu ne pensais sans doute pas que la mort était la fin de tout. Peut-être faisais-tu seulement une expérience pour trouver un nouveau sujet d’écriture », avant que Jim ne revienne à lui, aux U.S.A. : « Il y a trente ans, je me rappelle ma mère qui chantait ‘Allô le Central, donnez-moi le Ciel, je crois que mon papa est là-bas’, petit garçon ordinaire en temps de guerre ».

Une fois les poèmes déclamés dans l’âme d’ESSENINE, HARRISON en rajoute quelques-uns, la mort de son chien, l’autre qui aurait dû mourir mais qui contre toute attente a survécu (peut-être est-ce le même). Avant de poser sa plume, il vérifie que tout est solide, cimenté : « Oui le tonneau non cerclé se brisera quand on le remplira ». Dernier tour de piste avant de regagner ses pénates. Le présent volume est une réédition de 2018 d’un recueil de 1999 chez Christian Bourgois Éditeur. Je découvrais enfin le poète HARRISON, j’en ressors à la fois groggy et conquis, ce qui est une rime pauvre mais sincère.


(Warren Bismuth)

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